Chaos, mayonnaise et vigilance

Les « crises » s’accumulent, se poussent, se bousculent, s’interpénètrent, s’encouragent l’une l’autre ; toutes ont un point commun, des êtres humains ne cessent de casser, de détruire d’autres êtres humains, radicalement (bombardements, exécutions ) ou plus lentement (chômage, austérité, rabotage des programmes sociaux, culturels et humanitaires). Grèce, Kurdes, Syrie, coup d’état au Burkina, etc. Il n’y a qu’à ouvrir et recopier le journal.

Placée devant et dans tout cela, notre manière de comprendre le monde, de nous adresser à lui et de le disposer dans nos consciences et dans nos actes, notre épistémé comme disait Michel Foucault, est en train de tourner comme une vulgaire mayonnaise.

Nous sommes dans le temps d’une crise mondiale, profonde, du style « Fin de l’Empire romain », la transformation d’un système, la fin d’une ère, on se sent au bout d’un rouleau qu’on connaissait, on a perdu les codes pour penser, agir, réagir : nous sommes pris dans une énorme mue, nous ne comprenons pas encore si nous sommes les petits bouts de peau qui se dessèchent et tombent, ou si nous et nos idées ferons partie de la nouvelle enveloppe, sans voir ce qui va sortir de cette sauce tournée de la grande Histoire.

Nous vivons une révolution copernicienne : l’Occident (Europe + USA) n’est plus le centre du monde, nous n’"ordonnons" plus les choses et les gens selon nos normes, celles dont nous nous bercions, en tout cas. La France, les États-Unis et l’Europe, qui avaient établi, répandu, universalisé les droits de l’homme, continuent à utiliser ce thème, mais en le rendant creux, comme un mécanisme usé de boîte à musique, qui joue une note sur deux ou un air carrément faux, si discordant avec l’humanité la plus élémentaire, qu’on en a le vertige : on le voit tous les jours dans les indécisions et les décisions au sujet de la crise des réfugiés.

Dans ce chaos, déboussolés par les crises, les politiques semblent compter sur le programme de l’économie financiarisée : culpabiliser au maximum les citoyens, les écraser, les faire « travailler plus en gagnant moins », écrabouiller le code du travail et le statut des fonctionnaires (c’est la dernière idée de Macron, si j’en crois la radio à l’instant).
Allons-y, serrons les vis, pressons le citron. Il y a des hommes à la pelle, pourquoi se gêner ? Virer des gens de leur boulot pour soi-disant créer de « la croissance », devenue une formule magique pour tout excuser ? Et, dans le même temps, crier haro sur ces profiteurs de chômeurs ? Mieux, crier haro sur les « étrangers », ces profiteurs qui viennent nous bouffer nos baguettes et notre sécu sur le dos.

La série télévisée du jeudi soir de Canal +, en ce mois de septembre 2015, est tirée de la trilogie écrite par Chad Hodge, Wayward Pines, du nom d’une petite ville imaginée par lui dans les Rocheuses : elle est un îlot au milieu d’un monde terrorisant. La ville est entièrement sous surveillance, le paradis des « voisins vigilants », entourée de herses et de systèmes de caméras de surveillance, sous le contrôle du Dr Jenkins, un psychiatre devenu dictateur, fondateur d’une société sécuritaire, selon ses normes d’austérité et de vertu douteuse, monde réactionnaire et étouffant, une genre Salem 2014, une petite Corée du Nord qui aurait un faux air pépère ; on n’a pas le droit d’y parler du passé ; on doit assister aux exécutions publiques ; on y trouve un hôpital psychiatrique, des distractions sorties du programme du Front national, et un collège normatif qui règle le savoir et la sexualité, genre ribambelle de papa bleu et de maman rose. Au dehors, au-delà des frontières matérielles et électroniques, il n’y a plus que des hommes « dégénérés » nus et cannibales : ils se cachent dans la forêt, et se ruent avec des rictus épouvantables sur les rares comploteurs et fuyards de la petite ville, eux-mêmes traités de terroristes par les autorités de la cité, et qui croient trouver la liberté dans les forêts où, en fait, ils sont dévorés sur le champ, tout crus.

On est mal à l’aise en regardant la série, tant elle semble être le rêve d’un certain nombre d’Européens, discours officiels ou non, tels qu’ils se révèlent dans « la crise des réfugiés ». Je lis que la suite prévue à Wayward Pines n’aura pas lieu.
Tant mieux.

Hélas, en France, au « pays des droits de l’homme », chez Les Républicains, Nicolas Sarkozy, président de ce parti qui se drape dans les valeurs chrétiennes de l’Europe, a fabriqué un immonde questionnaire, et va faire voter les adhérents par internet, pour déterminer l’attitude face aux étrangers. Le bon docteur Jenkins de Wayward Pines n’aurait pas fait mieux. Il faut lire cette liste : elle est à vomir.