Marseille entre les deux tours Un film de Jean-Louis Comolli, Michel Samson, Jean-Louis Porte, 2015

La cour des ateliers Varan
HP

Avant : quelques miettes

Le 29 septembre, en arrivant aux ateliers Varan, qui organisent une avant-première du dernier film de Jean-Louis Comolli et Michel Samson, mes outils de spectatrice sont peu nombreux : quelques souvenirs personnels de voyages au fil des années (deux restaurants très bons, le musée Cantini, une ville très minérale avec des rues étroites, le grand escalier, le mistral sur la Corniche ) ; et puis, en vrac, l’OM, Edmond Dantès, Arthur Rimbaud, Simone de Beauvoir, Bernard Tapie, Marius et Fanny. Sans compter le feuilleton de France 3, « Plus belle la vie », devenu la légende tamisée, parallèle et contemporaine de la ville. J’ai aussi en tête des bouts d’images - meetings et personnes « politiques » - provenant de la série que Samson et Comolli font depuis 1989, sur la vie politique de la ville. Images désaccordées auxquelles s’ajoutent les aperçus fournis par les journaux et les télés sur les magouilles peu ragoûtantes des partis ou des personnes.

Franchement, j’ai une vague peur de m’ennuyer tant la « politique » électorale est devenue une moulinette creuse productrice de déceptions et d’abstentions.

Alors, la conquête plus ou moins crasseuse de la mairie de Marseille, les batailles PS/UMP/FN encore une fois ?

II. Pendant : « points de vue », un espace en construction

Dans sa brève présentation orale, Jean-Louis Comolli rappelle les circonstances et les difficultés de la série des documentaires, le changement survenu dans le paysage audiovisuel depuis 1989, le lâchage financier des télés, l’entêtement de Paul Saadoun, le producteur. Pour ce film, le dernier de la série, ils ont eu envie d’aller explorer « le hors-champ des campagnes électorales » nous dit-il.

Le noir se fait sur la petite salle de Varan, pleine à craquer.

Extérieur jour
J’ai tout de suite été prise et entraînée par la construction du film ; les dos de touristes en doudoune bouchent un porche, on est derrière eux, et ils s’écartent pour commencer à descendre : on est à Notre-Dame de la Garde, on aperçoit très bas la ville très dense, beige et aplatie, la mer, le ciel, les îles.
Dans les films, comme dans les partitions de musique, les séquences ont un enchaînement particulier, une dynamique influente court de l’une à l’autre ; au fur et à mesure de la projection, une sorte de capitalisation se fait, transforme et corrige l’idée précédente, peinture par touches, retouches, ajouts, questions, images nouvelles, problèmes nouveaux qui naissent.

La grosse majorité des séquences - une petite dizaine peut-être, pardon mais je n’ai pris aucune note - est tournée en extérieur jour, cadrée large, voire très large : chacune est consacrée à un espace, un problème lié à cet espace, et à un personnage qui a pensé ou traite encore ce problème et qui en discute avec Michel Samson. Ces espaces passent dans les discours tenus : on parle problèmes communs, pratiques ou culturels, le réservoir d’eau de la Ville est alimenté par le Verdon, (Marseille boit, se lave, arrose ses trottoirs, tire ses chasses d’eau, etc.) ; d’une de ses passerelles d’accès, on évoque le Mucem qui draine un flux de touristes et diffuse de la culture ; le marché de La Plaine est animé de groupes de musique de rue ; le grand escalier de Saint-Charles est un monument à la fois dépassé et disproportionné ; depuis les ruines de l’oppidum celte, on domine les quartiers nord et l’autoroute, sous le tracé duquel courait un sentier où les Celtes, autrefois, détroussaient les marchands. Beaucoup de ciels, de paysages, de plongée. Les images de J. L. Porte sont à la fois magnifiques et sans apprêt. Dans les paysages lentement balayés et détaillés par des panoramiques, les interlocuteurs (Michel Samson et son accompagnateur spécialiste du lieu) vont et viennent. Points de vue au sens propre, (collines, monuments etc.) où s’échangent des points de vue, au sens figuré d’opinions.

Chaque séquence est cadrée et accompagnée dans une bande-son musicale belle et soignée, qui lui est propre, en résonance directe ou croisée - harmonie et/ou contrepoint - : les notes, les instruments, les mélodies, accompagnent les propos tenus.

Au fil du film, on voit que trois thèmes occupent la plupart des séquences d’extérieur. Récit, corps, réseau, sont dits ou vus dans leurs incarnations ; les mots sont récurrents, car nous sommes au XXIe siècle, on a adopté ces manières-là de penser le monde, qui sont apparues dans le demi-siècle précédent. Issues de l’anthropologie, de la philosophie, Deleuze, Foucault etc., elles sont devenues du vocabulaire commun : parfois elles sont la pensée réellement structurante, parfois simple habillage pour dire la Ville, parcourue de fait par des réseaux, par des corps toujours invoqués et pas toujours traités, toujours à la recherche d’un récit organisateur. Le film montre - selon moi, de manière remarquable - la prise en compte réelle ou le simple emploi « à la mode » de ces trois thèmes (récit, corps, réseau) dans les différents discours des séquences du « hors-champ », pour reprendre l’expression de J. L. Comolli.

Intérieur nuit
De temps en temps, une séquence d’intérieur rompt ce rythme et ce discours. La séduction du dehors tombe et disparaît.
Intérieur nuit, lumière des salles de réunion, cadre court, nous sommes dans les mairies d’arrondissement où les candidats PS préparent le second tour qu’ils perdront, cela se voit à la seule indication du premier tour. Dans le pur déni, ils brodent sur les lendemains qui chantent vs l’épouvantail du FN, discours-bateau, toc, creux, sans consistance. La caméra filme les chaises occupées par des gens âgés, les sièges métalliques gris se vident, les pieds se dirigent vers la sortie, avant la fin. Aucun des candidats PS ne sera élu ou réélu, sauf Samia Ghali, une femme d’une quarantaine d’année, maire du 8e secteur depuis 2008, entourée d’une foule majoritairement féminine, visages joyeux, vêtements colorés ; elle et ses élect(eurs)rices appartiennent à ces Marseillais aux allures très diverses qui marchent dans les séquences où paraissent des rues piétonnes ou au marché ; son discours, langue de bois dans le genre gentil, ne diffère pourtant pas beaucoup de ses collègues perdants et il ne m’a pas paru très inventif : « Avec vous, c’est une histoire d’amour », bon, ouais, c’est un peu court comme « récit ».

Après : des questions et un portrait

Après, il y avait un pot auquel je ne suis pas allée. Pas trop le temps.

" ... se ramassent à la pelle"
Une impression, immédiate, et, à présent, je peux dire persistante : la « politique » (ici, le PS + un bout de meeting FN où on entend off Marine Le Pen) qui repose et s’incarne dans les partis est une vieille feuille morte, recroquevillée sur elle-même, une coquille creuse.
En allant au métro, je chante intérieurement « Les feuilles mortes », je viens de les sentir tourbillonner dans les salles des mairies marseillaises : tout sépare les membres des partis, lorsqu’ils se présentent ès-qualité, des gens qui peuplent la ville (dont ils font partie) : le cadre anti-esthétique des salles de réunion, la gestuelle, le vocabulaire pauvrement idéologique, le ton démodé, ne suffisent pas à expliquer l’étrange séparation qui se fait entre « le parti », le champ qui se comporte comme s’il était clos de murs aveugles, et son hors champ dans lequel il reste étranger ; loin des contraintes et des plaisirs de la vie du monde, le parti (le PS et les autres) cuisine et sert un ronron immmangeable. (D’où les abstentions)

Cette transformation d’une Ville réelle et vivante - un ensemble si bien montré et construit par la caméra - en formules creuses et passe-partout, opérée par le personnel et les pratiques politiques, pose la question des partis dans la démocratie. Les élus de ce système persistent à vouloir conserver les lois électorales qui les ont mis en place. Que faire quand la politique est devenue un métier pour gagner de l’argent, de la notoriété, sans plus penser au « bien public ». Que faire dans une démocratie quand le système représentatif est à la fois vidé et encrassé, paralysé et appauvri ? Les partis qui régissent la vie politique sont devenus des cadres morts, comment les transformer, comment faire vivre une Ville (une région, une nation), comment dégager et réaliser, en les faisant évoluer, les intérêts communs ?
Le film pose ces questions mais ne les résoud pas, bien sûr, nous sommes au début de nos peines.

Portrait de Marseille, tome 1
Cette manière nouvelle de lier cinéma et politique autour d’un espace habité, d’en partir directement pour le mettre en question, m’a vraiment beaucoup plu.
Plutôt que le « dernier » film de la série politique réalisé par J. L. Comolli, M. Samson et J. L. Porte, j’y vois le premier tome d’un genre, le portrait d’un ensemble construit, habité et évolutif. Ici, Portrait de Marseille, tome 1.
Évidemment, j’espère le tome 2.
Je n’ai pas de photos du film. J’aimerais revoir le plan du Mucem, plein bord, la dentelle architecturale de l’habillage laisse voir la circulation à l’intérieur du musée. Sublime tableau abstrait et animé. Ou le site du réservoir d’eau.
À défaut, ici, je place une vue de Marseille tombée dans le domaine public.

Vue du centre de Marseille
© Florian Pépellin

Marseille entre les deux tours
Auteurs : Jean-Louis Comolli, Michel Samson, Jean-Louis Porte
Réalisation : Jean-Louis Comolli, Michel Samson, Jean-Louis Porte
Son : Jean-François Priester
Montage : Jean-Louis Porte, Jean-Baptiste Delpias
Musique : André Jaume

Documentaire - 90 minutes

Avec le soutien de la Région PACA