L’Embarquement pour Cythère 17

  • Par Hélène Puiseux

17. Prima la musica

Vendredi. L’heure syndicale. L’heure musicale. J’attends Julia, et Paul doit arriver à sa réunion du SGEN au Lycée. Le ciel est noir, la neige est blanche, on entend l’angelus, cloches carillonnez gaiement, j’adore les cloches à l’opéra, disait Papa, en écoutant Don Carlos ou Le Trouvère, ces cloches qui, aux heures mélancoliques, apportent les promesses de mort.
Beethoven. 14e quatuor.
Trois opérations successives à faire :
1. installer le CD
2. ouvrir le fichier
3. sortir la fiche.
Ne rien y inscrire avant l’arrivée de Julia. Yves a déjà gâché des fiches en anticipant, comme pour gagner du temps. Car il arrive à Julia de ne pas arriver, et alors, la fiche est à foutre en l’air. Il écrit cependant JULIA en haut et à gauche, et BEETHOVEN, en haut et à droite, deux données qui seront bonnes aujourd’hui ou dans huit jours, à moins d’une disparition définitive et parfaitement imprévisible de Julia, « réglée comme du papier à musique » aurait dit Grand-père, pour définir son manque d’aspérités et de fantaisie. En fait, je peux même écrire, 14e quatuor et Quatuor Alban Berg, seule la date reste encore en blanc. Et restera sans doute en blanc aujourd’hui : car enfin, il n’est pas évident que Paul ait sa réunion syndicale habituelle du vendredi, le jour même de la sortie des vacances de Noël, il y a même toutes les chances qu’elle n’ait pas lieu, que donc Julia reste sagement chez elle à attendre le retour de son mari et passe la soirée avec lui, peut-être même iront-ils tous deux, - Paul et Julia, un si gentil couple, dit souvent Céline, - faire des courses pour le réveillon, en nocturne.

Tout au début de leur liaison, il y a quelques mois, Julia inventait des prétextes simples pour courir quand même chez Yves, oh ! Paul, j’ai complètement oublié de passer chez Camille j’y cours, elle m’a demandé de lui prêter le DVD du Bérénice de Vitez, c’est urgent, j’espère qu’elle ne sera pas en retard, j’ai rendez-vous avec elle à la mairie - et Julia arrivait villa Portier, sous les arbres de l’automne. C’était excitant. Il lui avait ouvert, un moment et sans le savoir, des horizons nouveaux, et elle avait été presque déstabilisée. Presque comme un coup de bambou, aurait dit Bonn Maman. Camille s’était un peu mise de côté, sans commenter, sans sembler s’en apercevoir. Juste, elle remontait moins souvent le moral des troupes. Camille ne figurait pas dans les fiches, elle avait pour musique, simple et merveilleuse, celle de Racine.

Yves sort les fiches JULIA, 3 octobre, 10 octobre, 12 octobre (un « extra » un dimanche de colloque pour Paul, à Paris, au siège du SGEN) 17 octobre, 18 octobre (Paul mobilisé par une journée « porte ouverte » pour les parents d’élèves), et cela avait été toute la suite des sonates de Beethoven, violoncelle et piano, Baremboïm et Dupré.

La nuit est noire de l’autre côté des vitres du salon. Je n’ai pas encore tiré les rideaux, elle pourrait téléphoner, que je n’attende pas pour rien, elle dirait je ne peux pas venir, Paul n’a pas réunion. Ce qui me dépitera. Ce qui me dépite. Ce n’est pas que j’aime Julia, j’aime qu’elle vienne, c’est différent, je reconnais sa fonction thérapeutique, sans elle, la reine indifférente aurait tôt fait de me conduire à la Seine, avec son air charmeur, ou à l’hôpital psychiatrique, ou n’importe où, j’ai du plaisir, beaucoup de plaisir à voir arriver Julia, par le jardin froid, tu as toujours de la belle musique, dit-elle en entrant, elle ne sait pas que mon fichier me permet de veiller à modeler et à varier dans une exacte proportion le terrain sonore.

Yves remonte dans le fichier. Autres fiches, autres temps, souvenir furtif de Mlle Duhamel pendant les leçons de piano d’autrefois, Yves, tenez vos poignets souples, les rêves et les exigences d’un prof de piano pour un petit garçon.
Il entame le paquet de fiches CELINE. Avec Céline, c’était autre chose, il avait pourtant commencé par le B.A. BA, Mozart, les concertos pour piano, on baisait toujours sur allegro, andante, allegro, elle n’écoutait pas, il n’y avait que moi qui modulait, elle n’était pas capable de faire deux choses en une seule, j’espérais lui former le goût, rien à faire, elle disait, « moi je n’aime que quand ça va vite ». Ce disant, elle parlait de la musique, pas de nous au lit, et quand je dis « au lit » c’est une façon de parler, ça se passait presque toujours en bas sur le canapé du petit salon, elle aurait voulu les coussins sous le palmier, ou ma chambre, mais moi je ne voulais ni l’un ni l’autre, je ne sais pas pourquoi je n’ai jamais eu envie qu’elle passe la nuit à la villa, pourtant Lili n’habitait pas là, à l’époque de Céline - Céline, ses mardis, ses jeudis, elle aurait préféré le vendredi, mais j’avais décidé que ce serait le jeudi, de crainte qu’elle ne m’envahisse le week-¬end -. Lili passait les deux tiers de la semaine à Paris, chez je ne sais qui, du côté de La Motte-Picquet, période assez grise, elle et le « je ne sais qui », moi et Céline, on fait ce qu’on peut avec ce qu’on a, comme disait Ludovine autrefois dans la grande cuisine de Villeneuve. Des compromis sexuels dont ensuite, quoi qu’en dise Lili, on a vaguement regret. Domaine des compromis. La villa Portier et ses compromis.

Toutes la série des concertos de Mozart pour pianos, des trios, des sonates, à n’en plus finir, Céline toujours obstinée et sourde en musique, je t’assure Yves, je n’aime que les mouvements rapides, elle avait tout de même appris qu’on disait « mouvements ». J’aurais dû lui mettre du Rossini.
Bzimm, bzimm, il fait jouer toutes les fiches, comme au baccarat, dans les salles de jeux des films.

Dans cette couleur un peu grise, dans ces mois de Céline, ces années de Céline, par instants, se produisait une sorte d’accident, en fait ancien, depuis longtemps repéré, mais non identifié, une minuscule oscillation électrique, plutôt dans le désagréable, les manifestations de la reine, en train de se métamorphoser, de s’incarner, incompréhensibles signes d’une immense prise de possession, d’une immense réorganisation souterrainement accomplie, la perception, la sensation que quelque chose tissait des réseaux encore non joints, avec des matériaux dont certains étaient sans doute très vieux, d’autres neufs et brillants, ou carrément poisseux, et dont on s’aperçoit qu’ils existent quand on est pris dedans, quand ils ne laissent plus rien à récupérer, rien à retrouver, que tout, sauf eux, réseaux, est détruit.
Céline revient sur le devant de la scène, par le biais d’une fiche tombée, CELINE, MOZART, 10 mai, Requiem, bon dieu, il a oublié ce jour-là de noter l’interprétation, quelle sottise. Elle est à replacer, cette fiche, à la suite des multiples autres fiches, témoins de pédagogie inutile, des années, deux années bien comptées, pas loin de trois, jusqu’au jour où il a pris note qu’il ne perdait plus une seconde l’écoute de la musique, qu’il n’arrivait plus à l’entrelacer dans le corps de Céline, que Céline devenait un obstacle à cette écoute, avec ses soupirs et ses ah !

Des années plus tôt, l’inculture musicale profonde, fascinante de Céline lui a plu, il a cru pouvoir jouer sur cet espace pour le meubler, de belle musique comme dirait Julia, c’est vrai, c’était attirant, ce vide, mais à la longue, j’ai vu que le vide ne supportait aucune inscription, que l’opacité demeurait sans écho, qu’elle n’était pas mystère, mais nulle, ras le bol, le 8 mai, la décision avait été prise, bazarder Céline, et, en préparant la fiche du 10, il a écrit Requiem, elle aura eu du Mozart d’un bout à l’autre, on aurait pu tenir encore des années. C’est souvent facile Mozart, je lui évitais les quatuors, les quintettes, les opéras, on restait au Mozart innombrable d’ascenseur et de disque d’attente, il ne fallait pas penser atteindre les bouleversements du XIX et du XXe siècles. Ni remonter dans les sublimes hauteurs de Monteverdi.

Un jour, donc, j’avais quand même atteint le Requiem, elle ne disait rien, je me flattais vaguement d’avoir réussi un embryon de formation, et crac, au moment du Tuba Mirum, Céline, l’air embarrassé, dit qu’elle ne pourra pas venir mardi, pourquoi, « mon chef m’emmène au cinéma ».

J’ai eu la délicatesse de ne pas faire de fausse scène de jalousie sur « mon chef », j’ai tout de suite compris, il allait me débarrasser d’elle et faire tomber, en même temps, mes vagues prétentions à l’avoir menée à apprécier la musique pour la musique ; aussi trouve-t-on encore une dernière fiche, le 15 mai, j’ai carrément tenté un petit coup d’opéra, Cosi fan tutte, Acte I, Böhm, elle avait dit, « C’est joli, c’est vif, mais ce serait mieux s’ils ne chantaient pas ». Addio, addio, cette fiche-là porte un gros trait noir, diagonal et finalement réciproque.

Quelques fiches plus ou moins solitaires, ou par paquets de deux ou trois. Une Tosca assez plaisante. Une Nuit transfigurée qui ne mérite pas son nom. Et puis, la rencontre des Comédiens d’Argenteuil, ou plutôt le forcing de Camille, la meilleure amie de Lili depuis le lycée, pour qu’il en fasse partie, ça te distraira, tu es beaucoup trop solitaire, et récemment, l’attirance pour Julia, une ancienne copine de classe, comme un extra.

Bach et Wagner n’admettaient pas d’autre auditeur que lui-même, ils avaient gardé le pouvoir, en fait, ils ne le quittaient jamais et avec eux, chaque nuit, Yves passait des heures, en pensant à celle qui pourrait s’y fondre, y fondre avec lui, dans un plaisir intense que jamais l’amour seul ne pourrait apporter à ce point, intense et toujours plus intense, et pour qui l’amour, la proximité, la possession d’un corps étaient cependant nécessaires, mais en l’absence duquel, toutefois, la disparité merveilleuse et pleine de leur musique étiraient dans tous les sens sa jouissance presque jusqu’à la douleur. Au point que, parfois, il n’osait même pas les écouter.

En tous cas, peut-être parce qu’il avait revu Orange Mécanique la veille du jour où il avait été pris de ce désir subit pour Julia dans l’antichambre de la salle polyvalente de la Mairie - quel plaisir immense de l’embrasser derrière la porte en accordéon plastique - peut-être donc à cause de Kubrick, il a eu un retour de passion pour Ludwig von et les sublimes violoncelles, Julia et Beethoven se trouvant liés pour son plus grand plaisir.
Bon, eh bien, décidément, Julia ne vient pas.

— Il est toujours syndiqué, le mari de Julia, demande Lili de temps en temps, c’est de la chance, par ces temps de désyndicalisation galopante, elle ajoute, tu ne trouves pas ? Tu y tiens ? Elle demande ça sur son ton sceptique, presque pincé.
Il est difficile de répondre car il est difficile de TENIR à Julia, elle est si posée, si raisonnable, Camille l’engueule parfois pendant les répétitions, « mais sois jalouse, Julia, JALOUSE, tu sais ce que c’est, non ? », quelle erreur, belle Camille, il n’y a nulle passion chez Julia, juste sa beauté, une certaine majesté, et son grand talent pour les pipes, elle dit que Paul n’en bénéficie pas, mais les femmes mariées, les discours qu’elles tiennent sur leurs pratiques conjugales, il faut plus en laisser qu’en prendre ; mais j’ai avec elle des relations qui ont pris quelque chose de syndical, un peu décevantes, parce qu’il n’y a pas d’espoir que la situation s’intensifie, des relations nécessaires, pour entretenir les revendications, les rouages de l’organisation en état de marche, je pourrais avoir un carnet d’entretien, comme au garage, on marquerait vérification de la pression, nettoyage du gicleur.
— Yves tu es dégoûtant, tu es d’un vulgaire, dit Lili qui ne doit pourtant pas manquer de talent dans le domaine précité où excelle Julia, comment le sais-tu, tais-toi, ce sont des choses qu’on fait, on ne les dit pas.

Dis ta phrase. Non, pas celle-là. D’ailleurs on ne parle pas la bouche pleine.
— Enfin, Yves, arrête.

A la question fortement précédente, je réponds
— Oui, Paul est toujours syndiqué.
— C’est une relation un peu pauvre, dit Lili d’un air préoccupé, tu devrais, tu devrais.
Mais elle ne finit pas sa phrase.
Dire sa phrase.
— Je suis crevée. Mets-moi de la musique, dit-elle. Je te laisse choisir.

La sonate 31 de Bethoven. Sans fiche. Juste pour toi et moi.

Post-scriptum

(À suivre)