L’Embarquement pour Cythère 18

  • Par Hélène Puiseux

18. Huitième note pour Me Plock : La Reddition ou presque

Le 2 mai 1898, la flotte espagnole a été détruite dans la baie de Santiago de Cuba. Je les sais encore par coeur, les noms des vaisseaux, L’Amiral Oquendo, Le Furor, la Reina Cristina, le Cristobal Colon, la Isla de Luzon, la Isla de Cuba. Et le palais du gouverneur, entouré d’eucalyptus. En face, dans la sierra, derrière le Fort Morro et le Fort Sainte-Inès, derrière la colline du Télégraphe, campe l’armée américaine, cinq cent soixante-et-un officiers, dix mille hommes ainsi répartis : côté infanterie, dix-sept régiments de réguliers et un régiment de volontaires ; côté cavalerie, quatre escadrons non montés et un escadron monté. Tout autour de la ville, pointée vers elle, l’artillerie : quatre batteries légères et deux batteries de siège.

Le 24 juin, la reddition paraissait certaine, les mulets déjà tout chargés d’habits de fête pour les militaires vainqueurs ont été conduits près des baraques où les paysans regroupés de force par le gouverneur en raison de la guerre civile, crevaient de fièvre jaune. C’était la saison des pluies. Mais la ville ne s’est pas rendue.

Pourtant, c’est ce jour-là que, dans leurs pantalons de toile flottante, dans leurs blouses blanches ceinturées, sous leurs chapeaux de feutre ou leurs chapeaux de paille, les insurgés ont posé pour la photographie retrouvée au grenier. Sans qu’on sache comment elle y est arrivée.
Derrière l’épreuve tirée sur carton, les noms ont été inscrits : au centre, Maceo, et non loin, les deux Agramonte, le frère et la soeur, tu te rappelles, Reina de Gloria Agramonte Y Vorona, la fille du Dr Agramonte ? Oui, elle a été tuée trois semaines plus tard à la tête du détachement qui a pris la ville. Celui-ci, à droite, c’est son jeune frère. Elle, qu’elle est jolie ! Une reine, tu veux dire, si fière, si brillante, si folle aussi, à la tête de ce détachement. Avec son Winchester. Tu sais, c’était ces fusils que les Américains avaient livrés aux insurgés cubains par caisses entières vers 1895, et qui devaient être de la récupération de la Guerre de Sécession. De sacrés engins. Et la fille Agramonte, c’était une sacrée tireuse. Je ne comprends toujours pas comment un soldat espagnol a pu la descendre, avec leurs espèces de foutus mousquets qui devaient dater de la guerre contre Napoléon. Ce n’était pas un coup de fusil, c’était un éclat d’obus, une vraie bouillie.
A côté d’elle, à gauche, c’est le garçon qu’on appelait le Français, il ne l’était pas vraiment, enfin, je ne crois pas, son grand-père ou son arrière grand-père, était arrivé de France, c’était le vieux qui avait sa plantation près du Télégraphe, la plantation Portier. Lui, le jeune, Octavio je crois, oui, oui, Octavio, il disait, j’ai le nom d’un héros romantique, c’était un grand ami du fils Castillo, le héros de l’Indépendance, et d’ailleurs, après l’Indépendance, le fils Castillo lui a donné, par amitié, la Direction Générale de la Police. Ça a fait un drôle de ministre, il était très dérangé, il était tombé malade au moment de la prise de la ville, un genre de typhoïde, je crois, et quand on en réchappe, on reste à moitié fou, paraît-il. Moi, j’ai plutôt pensé que c’était la mort de la fille Agramonte qui l’avait dérangé, il en était fou amoureux, ils devaient se marier, leurs plantations étaient voisines, mais, voilà.

Les buissons aux fleurs jaunes, le soir, sentent le sucré et le dessert. Le descendant d’Hector Portier, Octavio, marche vers la plantation Agramonte ; la reine de son coeur, comme on disait alors, toute auréolée de son glorieux prénom, en hommage à la Vierge en majesté, celle dont il y avait la statue, costumée en Reine d’Espagne, dans la cathédrale, la reine de son coeur, donc, feuillette, en l’attendant, un paysage rouge, un paysage bleu, un paysage blanc, un paysage vert, pour lui, pour elle. La guerre est leur manière de se dire leur amour, de se dire qu’ils sont indispensables l’un à l’autre, et l’un et l’autre indispensables à Cuba. Parfois, il apporte des dépêches américaines, des dollars, des indications pour les débarquements d’armes qui se font de nuit dans les petites baies au nord de la ville, que les Espagnols ne parviennent plus à surveiller, tout concentrés qu’ils sont sur Santiago. Depuis que le cuirassé Maine a sauté dans le port de La Havane, les journalistes européens font des pronostics, préparent les papiers de victoire, donnent les insurgés et les Américains gagnants pour l’été.

La fille du Dr Agramonte, au milieu des buissons sucrés, est à genoux derrière un petit rocher blanc, le Winchester posé debout, elle crache un morceau de la peau de l’orange qu’elle vient d’entamer : « C’est la peau de la Reine d’Espagne que je veux, dit-elle en riant, la peau de la Reine et du petit Roi ». Elle continue de cracher des bouts de peau d’orange. Il est question d’assiéger la ville, avec l’aide de Dieu et des Américains : « Tu verras, Octavio, dans quelques mois, pour la Saint-Jean, peut-être, - on était en hiver, je crois - il y aura un bal, tu l’ouvriras avec moi, dans la salle d’honneur du palais du gouverneur, celui où il y a le grand Vélasquez que tu aimes, une copie, l’original est à Madrid, et où le chien boude à l’avant de la toile, ennuyé d’être là, mais poli, bien élevé, un chien de roi, forcément et, de surcroît, c’est un chien peint. En fait, ce sera toi et moi que Vélasquez sera en train de peindre, sur sa grande toile retournée ».

Les châteaux en Espagne. C’est vrai qu’il est loin ce bal, que le chien boude toujours dans le grand salon.

Pendant les quinze ou seize ans où il a été ministre, Octavio Portier allait tous les matins au palais du Gouverneur, qui était devenu le siège de la police, il y découpait tout le jour des constructions en carton, puis il les peignait, il y en avait plein les caves et les greniers du palais ; des forts médiévaux, des châteaux de la Renaissance, des villes entières, entassées les unes à côté des autres, un jeune policier les époussetait vaguement, au moins les plus récents, on ne sait pas pourquoi, car le Ministre Octavio Portier s’en désintéressait dès qu’ils étaient terminés.
Au milieu des découpages, il signait des ordonnances sans trop les lire.
Il regardait plus soigneusement les journaux, « Se bat-on toujours dans le vaste monde ? » disait-il en les ouvrant, et c’est ainsi qu’il a dû apprendre qu’il pouvait s’enrôler, en tant que descendant de famille française, et aller se battre pendant la Grande Guerre, sur le sol natal de son arrière grand-père.
Se battre pourquoi, défendre quoi, assiéger quoi ? Il est parti en 1915. A vrai dire, à Santiago, on était bien content qu’il s’en aille : comme c’était un héros de la Guerre d’Indépendance, personne n’osait dire qu’il ne servait rigoureusement à rien, et pourtant c’était vrai.

Ai, pobrecito, loco por amor, disait sa gouvernante. Fou par amour, le pauvre. La gouvernante s’appelait Teresa, elle l’avait, paraît-il, soigné lors d’une maladie très grave - le typhus, je l’ai déjà dit, à moins que ce ne soit la typhoïde, à vérifier.

Figurait-elle sur le testament ? Non, il n’a pas fait de testament. De toute façon, maintenant, tout ça est à l’État cubain. Sans doute la plantation est-elle devenue une maison de retraite. Ou la propriété d’un « cacique du régime » comme on dit.

Clic, tout cela part chez Me Plock. Ça ne devait pas partir en recommandé ? Oh la barbe ! C’est Grand-père qui écrivait en recommandé, moi j’adapte.

Post-scriptum

(À suivre)