L’Embarquement pour Cythère 16

  • Par Hélène Puiseux

16. Septième Note pour Me Plock : Un voyage à Villeneuve

Les petits soldats de plastique gris se battent silencieusement. L’un d’eux pilonne et écrabouille un malheureux maintenu sur la tablette du wagon. le père, la mère et les deux enfants sont aux places du milieu, en couple vis-à-vis. C’est une scène bruitée et muette, car le petit garçon avance les lèvres, fait Chh, Chh, mais sans le son. Il pousse quelques cadavres qui l’embarrassent, deux artilleurs escaladent la boîte de LU avec un canon et, de là-haut, ravagent la plaine. Boum, Boum, dessine, toujours en muet, la bouche du petit garçon. Campés, les soldats regardent la voiture de la Croix-Rouge, elle parcourt le champ de bataille : les morts sont récupérés, puis lancés vivement dans le sac en plastique transparent. Quelques-uns sont blessés seulement, les dames de la Croix-¬Rouge leur dispensent quelques soins, contact des petits corps raides, ils ressuscitent. Ils rejoignent les artilleurs sur la boîte de LU et dansent avec les infirmières.

— J’ai envie de faire pipi, dit Lili tout bas.
Le père se lève et l’accompagne. La mère regarde en face d’elle, en diagonale, un soldat assis dans le wagon corail.
La discrétion des fenêtres dans les toilettes des trains, avec leur vitre à gros grains, comme si les gens, le long de la voie, avaient le temps de voir les voyageurs, assis sur le trône, dans leur petit habitacle, emportés à toute vitesse le long des poteaux invisibles, le long des cailloux du ballast, le long des gares pleines de pétunias rouges.
Assis, assis, comme tu y vas, il ne faut jamais s’asseoir, Lili, on attrape dieu sait quoi, ne t’assied pas, c’est SALE.
Le militaire sourit à la mère. « Comme il est sage, votre petit garçon, dit-il, il faut dire, avec une mère aussi attirante ». Attirante, le vieux style, comme dirait Winnie, c’était un train corail qui s’arrêtait à Perrache, sous la verrière jaune et chaude.
— C’est ce que je dis toujours à mon mari, dit une dame assise derrière Yves, à sa voisine assise derrière Maman, on ne peut pas tout avoir dans la vie, il faut savoir choisir, ce serait trop beau si on pouvait tout avoir.
— On ne peut pas tout avoir, répète l’autre, vous avez raison, mais il y en a toujours qui veulent tout avoir. Et ça, c’est dans la nature, hein, rien n’y fait.

Au retour de la petite fille et du père, la mère se replonge dans La Muse du département, qu’elle avait laissé, retourné sur la tablette, le temps d’échanger quelques mots avec le militaire, elle reprend son passage « Il y eut alors entre elle et le journaliste un de ces regards rouges qui sont plus que des aveux ».
— Tu veux y aller, toi, Yves ?
Non, il attendra d’être à Villeneuve.
Boum, boum, scratch, scratch, le bal est fini, la guerre recommence, longue et meurtrière. Maman gribouille le journal. Tout à l’heure, elle le passera aimablement au militaire, et reprendra sa lecture. « Ces deux êtres échangèrent alors le même regard rouge qui, sur le quai de Cosne, avait donné à Lousteau l’audace de froisser la robe d’organdi ». Le militaire gardera le journal et sourira à Maman, par la vitre, lorsqu’ils descendront tous les quatre à Avignon, où on va retrouver la voiture, au garage près de la gare, pour aller à Villeneuve, où la maison, brûlante dehors, fraîche au dedans, les attend. Ses terrasses, son cyprès, les bougainvilliers rouges.

Je proposerais bien à Lili d’aller à Villeneuve pour le premier de l’An.
— Tu plaisantes, Yves, le conseil d’administration est le 4 janvier. Et d’ailleurs, tes répétitions, qu’est-ce que tu en fais, ils seraient contents, Camille, Julia et les autres.

Post-scriptum

(À suivre)