L’Embarquement pour Cythère 10

  • Par Hélène Puiseux

10. Le Miroir d’Argenteuil

C’était le titre du petit journal que Lili éditait avec sa petite imprimerie, du temps de Papa et Maman. Un hebdo.
On y lisait, dans un style ringard, qu’elle avait pompé dieu sait où, mais auquel elle tenait beaucoup, les nouvelles de la maison : « Vendredi, la belle Mme Portier, dans son élégant tailleur blanc, est allée faire des courses à Paris ». Ou bien, « L’industriel bien connu, M. Denis Portier, a conduit ses petits-¬enfants au Théâtre Français. Ils y ont applaudi… » Applaudi quoi, c’était quoi, la pièce qu’on a vue, Yves ? Dom Juan. C’était barbant mais je ne vais pas mettre ça.

On y trouvait aussi les menus savourés tout au long de la semaine.

Le bulletin médical qui donnait la santé toujours très délicate des ours en peluche, lorsque Lili avait huit ou neuf ans, se transformait et s’infléchissait quand elle en a eu douze, pour donner des recettes qui font briller les yeux ou velouter les joues.

Et un feuilleton, L’exil du roi ou La Double Imposture, on l’écrivait à tour de rôle, Lili et moi, chacun un épisode, l’histoire d’un royaume dont l’héritier trahi vivait en exil sur une île lointaine et tropicale ; au moment où ses fidèles parvenaient à liquider à coups de hache le frère ennemi qui l’avait exilé pour lui voler sa place, ils s’apercevaient que l’héritier était devenu à moitié muet et tout à fait idiot à force d’être seul sur son île : les fidèles le ramenaient, l’enfermaient alors dans son beau palais, et l’un d’eux prenait sa place dans les cérémonies officielles, toujours déployées dans une immense machinerie de nuages.

Le Miroir d’Argenteuil a cessé de paraître quand Lili a eu douze ans et demi et avant qu’on ait résolu le difficile problème de la succession de L’exil du Roi  : à cet idiot légitime et si doux, il aurait fallu une femme et un fils. Pour son dernier numéro, le journal montrait les médecins en train d’essayer une nouvelle médication sur le roi débile, qui refusait le verre qu’on lui tendait, en criant qu’il allait être empoisonné, tu vois, il y a de l’espoir, avait dit Lili, il est arrivé à faire une phrase, donc À suivre.
Jusqu’à l’arrivée de la reine.
Tout en blanc dans le miroir.

Lorsqu’il se regarde dans le miroir, lorsqu’il regardait le miroir, à côté de la reine, il ne voyait qu’elle, forcément, pensait-t-il, elle, c’est moi, en mieux.
Ellipse, éclipse, clip, la reine sur l’écran de la télévision, bouclée dans un prisme et qui tourne au vertige, les six verres, blanc perlé, autour d’elle et qui éclatent.

Yves joue un moment à découper les lettres, le R, les deux E, le I, le N. Une lettre enlevée, de Reine à Rien, on passe par soustraction. Dans du papier blanc, mais le papier blanc ne rend pas le blanc du sirop d’orgeat.

Lili crie dans l’escalier, Yves, tu as une visite.
Et je l’entends qui dit « Ça va, Julia ? Quel froid de loup ! Yves est là-haut. »

Post-scriptum

(À suivre)