L’Embarquement pour Cythère 11

  • Par Hélène Puiseux

11. Place de la Gare

Devant la gare, des garçons et des filles dans les quinze ou seize ans soufflent des nuages de buée dans l’air froid, en ricanant, en criant, en riant. Avoir seize ans à Argenteuil, il n’y a pourtant pas de quoi rire, le vent dévale le long de la Seine, le long des coteaux, il tourne sur la place de la Gare, tourbillonne autour du plan jaune et marron qui représente la Ville. Argenteuil en hiver.

L’été, ce n’est pas mieux, l’énorme chaleur de juillet, la bière au bistrot d’en face, une femme à la fenêtre, en bretelles de soutien-gorge blanc, contemplant la circulation assez faible des premières heures de l’après-midi, un fond de radio ou de télé par la fenêtre ouverte.

Aujourd’hui, décembre, janvier, la fenêtre est fermée et les voilages se plaquent sur la vapeur des carreaux derrière le vert pâle de la peinture de la croisée.

Au café, Yves boit un grog, en regardant les signaux rouges et violets sur la voie, en face.
Il mange une tranche de cake sous cellophane, excellente, pas du tout comme il la supposait, pas du tout poussiéreuse, mais fraîche, presque juteuse, comme les cakes maison d’autrefois. Cerises. J’en demande une autre. Il lèche ses doigts. les doigts en sucre, c’était dans quel conte de fées, déjà ? Hänsel et Gretel ? Deuxième soucoupe.
Ce que tu peux être gourmand, dirait Lili, déjà, quand tu étais petit, tu prenais toujours d’un coup deux parts de gâteau, si, si, je me souviens très bien. Tu n’aimais que le sucré. Pour le reste c’était la croix et la bannière. Les expressions de la famille. Indestructibles rochers d’un monde disparu..

C’est comme s’il entendait la voix pointue de Lili quand elle avait dix ans.
— Tu pousses un peu, eh, tu n’es pas deux, tu es tout seul, non, je t’assure, Maman, pourquoi est-ce que tu donnes deux parts à Yves, c’est MON anniversaire, pas le sien.
Lili protestait. Mais Maman faisait toujours des cadeaux à Yves le jour de l’anniversaire de Lili. À Lili davantage, bien sûr, mais tout de même, il est petit, il ne comprendrait pas pourquoi il n’a pas de cadeaux lui aussi, n’est-ce pas, mon trésor, ce jour-là, il a eu un livre de contes de fées, Les contes de Perrault. Le Chaperon Rouge. S’il réclame deux parts du gâteau d’anniversaire, c’est pour en donner une au pauvre Loup.
— Au pauvre loup, au pauvre loup, tu es gonflé, Yves, tu parles, il vient de bouffer la Mère-Grand, ton pauvre Loup, et regarde, là, il va bouffer le Chaperon Rouge.
— Justement, s’il est méchant, c’est parce qu’il a faim, c’est pour ça que je vais lui donner du gâteau, et je vais même lui donner ma part, la mienne, idiote ! — Allons Yves ne parle comme ça à ta sœur. — Tu verras bien que c’est pour LUI faire plaisir, et pas pour moi. Moi, je n’ai pas faim.
Lili haussait les épaules. Comme il a bon cœur, mon petit trésor, dit Maman en resservant Yves. Doublement.
Lili a joué le Chaperon Rouge dans la pièce de fin d’année à l’école, une année, elle sait très bien que les loups sont de drôles de bêtes. C’était Camille qui faisait la Mère-Grand, Daniel, lui, faisait le Loup. Daniel sautait sur le Chaperon Rouge avec un cri épouvantable en le serrant très fort. Il était fort, Daniel. Et lourd. Ce crétin de Daniel.

Le moulin à café du bistrot s’arrête et le flipper reprend ses droits dans la bande sonore. Yves paye ses cakes, ses grogs, et traverse la place pour aller prendre le 14 h 54. Les voies caillouteuses, la gare et ses distributeurs pour ses exils de quinze kilomètres, cet appareil rend la monnaie, queue devant les machines, autrefois on faisait la queue au guichet, marchander la vraisemblance et les souvenirs sur les quais de gare.

Aller lire, à Beaubourg, un récit de voyages aux Antilles pour me mettre dans le ton du voyage d’Hector, pour poser le décor, comme dirait Camille.
Les yeux dans les bibliothèques me donnent de l’émotion : ces cristaux bruns, ces cristaux verts, ces cristaux bleus, dans la pente extrême de leurs paupières baissées, pompent continûment le suc des pages imprimées et je m’applique à suivre, quand je relève un peu la tête, le trajet invisible du sens entre les livres et les yeux ; l’air circule, assurant, sans doute, cette transformation. Corps paisibles, respirations minimales, sédatif qui enveloppe les lecteurs arrimés par paquets de dix autour des tables blanches. On dirait une grande cantine, une salle à manger. Les couleurs de certaines jaquettes me donnent envie de les découper.
Beaubourg était calme, et tout d’un coup, il y a eu les cris de ce personnage invisible, caché qu’il était dans l’une des petites pièces contiguës où les dévots des DVD vont ensemble les voir et les écouter, jusqu’alors, on entendait faiblement des bribes d’opéra, La Tosca, et puis cet inconnu s’est mis à crier et à taper sur la porte de verre épais qui sépare le cagibi à vidéo de nos vaisseaux blancs, la Tosca criait elle aussi, Mario, Mario, les vigiles silencieux ont poussé l’homme vers l’escalier roulant.

À l’ère secondaire, peut-être, les lys géants croissaient sur le plateau Beaubourg, ils laissaient tomber le long de leurs tiges vertes de grosses gouttes transparentes, sucrées, pleines de science. On ne lisait pas, on buvait. Sous les lys, des hommes minuscules — très beaux, très aimables, comme dans les contes de fées, où on ne lésine pas sur les qualités, on les a toutes, ou on ne les a pas — sous les lys, ces hommes buvaient les gouttes. Certaines les disposaient à s’élancer, au péril de leur vie, le long des tiges trop lisses, pour étudier le ciel ; d’autres gouttes contenaient les chemins de la géologie et les hommes se faufilaient dans les pliures de la terre, parmi le quartz et l’uranium ; certaines indiquaient les sciences de la mer et les lecteurs, sur les plages, ivres, construisaient des bateaux de sable, des villes d’algues et de nacre glissant. Les plus belles, enfin, étaient si vastes que les hommes roulaient dedans, nageaient à pleins bras dans la science universelle et sucrée jusqu’à ce qu’ils se lassent et se laissent couler, saouls, merveilleusement savants, tout désir exténué.

Et puis rentrer, dans le soir froid, monter au grenier, s’agenouiller devant les malles, qu’est-ce qu’on trouve dans les malles qu’on n’a pas ouvertes depuis longtemps ?
Ce qu’on trouve dans toutes les malles.
Une mariée recroquevillée, qui a joué à cache-cache le jour de son mariage, et qui est morte, là, dans ses voiles blancs, satin, sous la dentelle, sous le tulle, sous le blanc devenu ivoire, sous la cire de l’oranger, avec ses petites chaussures de satin.
Ou bien une série de carnets recouverts de cuir noir, écrits par un fils fou, qu’on aurait séquestré pour ne pas raconter aux voisins qu’il y a des fous dans la famille.
Ou bien encore, un papier roulé, une vieille carte, avec l’itinéraire qui conduit au coffret des bijoux de la reine, HALTE, NON, NON, NE TOUCHEZ PAS À LA REINE.

Post-scriptum

(À suivre)