« Coming Home » Un film de Zhang Yimou, 2014

En Chine, dans les débuts du régime maoïste, un homme, prénommé Yanshi, a été envoyé en « rééducation » pour 20 ans dans un de ces terribles camps de travail forcé et de lavage de cerveau. Au bout de dix ans, au moment où le film commence, il a réussi à s’évader pour rejoindre sa femme Wanyu (interprétée par Gong Li) qui lui est restée très attachée : il est dénoncé par sa jeune fille, qu’il a à peine connue, et, sous les yeux de Wanyu, il est arrêté et renvoyé en camp. Dandan, la fille - une bonne élève, assidue aux cours de danse de l’école - l’a dénoncé car elle rêve de décrocher le rôle principal dans le fameux ballet Le détachement féminin de l’armée rouge que, pour la petite histoire, j’ai vu au Châtelet cette année...survivance kitsch des ballets du temps du maoïsme. On ne lui donne pas le rôle pour autant, offert à la fille d’une huile du Parti.

Quand il ressort de camp, bien des années plus tard, au moment où le régime se desserre un peu après la mort de Mao, Yanshi revient officiellement chez lui, réhabilité et accompagné par la déléguée du Parti. Mais sa femme ne le reconnaît pas. Elle le repousse avec violence et dégoût. Devenu un intrus, le Parti l’aide à vivre ailleurs, tout à côté. On soupçonne qu’il y a eu un choc, un viol peut-être, dans la vie de cette femme à moitié amnésique et brouillée avec Dandan devenue ouvrière du textile, et qui ne danse plus.
Elle ne le reconnaîtra plus jamais, malgré la patience, l’amour, les efforts, les soins, les ruses, qu’il déploie d’abord seul puis aidé par sa fille repentante, qu’il réussit d’ailleurs à réconcilier avec la mère.

Les années et les saisons s’écoulent. Dans la Chine froide et peu confortable.
Il a réussi à devenir pour sa femme bien aimée, un gentil voisin, le « camarade lecteur » qui vient chaque jour lui lire les lettres que lui-même lui a écrites quand il était en camp. Elle lui en montre une, officielle, qui annonce son retour du camp pour le 5, sans précision de mois, ni d’année... elle l’attend toujours. Qui attend-elle, un homme ou un souvenir ?

Bien des années passent encore. Les dernières images du film serrent le cœur : une fois encore, nous sommes le 5 et une fois encore, pour la centième fois, la millième fois, la femme va attendre à la gare l’arrivée du train en provenance de Yining (ville située à la frontière kazakh et près de laquelle était le camp de travail) ; tous deux ont beaucoup vieilli, elle ne marche plus, c’est Yanshi, resté dans son statut de voisin et « camarade lecteur » des lettres de lui-même, qui la conduit en vélo-pousse et « s’attend » encore une fois, attend son fantôme, le fantôme qu’il est dans la mémoire de sa femme. Il a accepté cette identité du passé, qui survit dans le cerveau de Wanyu, introuvable forcément et dans le présent et dans l’avenir.

Film « presque désuet » pour le critique de Télérama, « académique », pour celui du Monde, dont, en rentrant hier du cinéma, j’ai trouvé les propos bien réducteurs, je dirais carrément courts. Il m’a semblé que Zhang Yimou pose d’ immenses problèmes, politiques et philosophiques, de la liberté et du « soi ». Revenir chez soi ? Revenir d’ailleurs, revenir chargé de temps, le film de Zhang Yimou ne m’a paru ni désuet ni académique, mais saisissant.

 Problèmes politiques, bien sûr : le film dénonce le mépris de la liberté d’opinion, et de ses retentissements sur l’individu et la famille lorsque ce principe est bafoué. Zhang Yimou rappelle les retournements de veste des officiels, les lignes en zig zag des cadres du Parti (le possible violeur est à présent en camp), les pratiques de dénonciation à l’intérieur des familles ou d’un quartier, tout ce bric-à-brac mortifère des régimes totalitaires et autoritaires. Toujours d’actualité en Chine (et ailleurs) : le seul fait que Coming Home ait été retiré par la Chine pour le représenter aux Oscars est une démonstration impeccable des survivances. D’autant que le refus du rôle à Dandan dans le film et le retrait du film de la course aux Oscars ont le même prétexte : des accointances avec des gens « suspects ».

 Zhang Yimou traite de manière originale le vertigineux problème de l’identité : qui est Yanshi ? Que peut-il être ? Que veut-il être ? Se réduire (par amour) au seul souvenir de sa femme ? Et dans ce cas, il n’existe pas en tant que volonté et liberté d’être ce qu’il est, il renonce à vivre comme son mari pour vivre dans l’attente perdue d’avance de coïncider avec une image disparue, celle de lui à 25 ans dans la tête d’une jeune femme qui n’est plus la même non plus mais qui pense toujours être la même.
Et de l’identité, forcément, on passe à l’amour, à la valeur des relations qui vous définissent. Doit-on être ce que veut l’être qui nous aime ? Et que veut dire alors aimer quelqu’un si c ’est pour qu’il ne vive pas ?

 « Que tout le temps qui passe, ne se rattrape guère » chante Barbara, mais Wanyu n’écoute pas Barbara. Ce prodigieux télescopage entre le refus du temps qui passe et le choc que ce temps passé a produit fait naître un film aux images assez lentes, sombres, les sons du piano qu’on ré-accorde en vain, les grilles de la gare qui se ferment sur un espoir chaque mois déçu, les paquets de feuillets gribouillés par Yanshi au fil des années, et de temps en temps, de guerre lasse, un carton « Bien des années plus tard ».
Rien n’a changé.
On est toujours le 5.
Il y a chez Wanyu un immense et profond refus de l’évolution, de l’acquis, de la perte, en un mot, un refus du temps, donc de la vie : le film laisse ouvertes les raisons du choc psychologique en cascade, qui ont accompagné l’immense choc, d’avoir perdu l’homme qu’elle aime : elle le perd deux fois, par la trahison de leur Parti la première fois et par la dénonciation de leur fille la deuxième fois, dans la brutalité aveugle, incompréhensible. Sans explication.
Symphonie d’empilements, de silences, de paralysies,de malentendus qui les tuent l’un et l’autre, en les maintenant juste en vie d’un 5 du mois à l’autre. Il n’y a pas, il n’y a jamais, entre eux, de paroles sur le retour. Seulement des tentatives d’approche, des gestes de refus sans mots ou des rites qui marquent le piétinement d’une situation étouffante : le tragique de la non reconnaissance.