Israël 1994 Six personnages en quête de quoi ?
Tel Aviv - Eilat - Massada - Jérusalem - Bethléem - Nazareth - Capharnaüm - Targa - Nahariya - Saint-Jean d’Acre - Haifa - Tel Aviv
29 mai - 5 juin 1994
Tel Aviv, dimanche 29 mai 1994
Je suis assise au pied d’un poteau, dans l’aéroport Ben Gourion, sur un chariot à bagages, j’attends ma valise. Je dois retrouver le groupe demain matin seulement. Aller en Israël n’est pas facile. Ce matin, déjà à Orly, d’où part El Al, les contrôles dans les sous-sols m’ont à moitié tuée ! Dans l’avion, j’ai survolé le Var, Nice, puis on est descendu sur le Stromboli, vraiment étonnant, complètement conique, avec son panache, au fond l’Etna, la Sicile, un charmant voyage, c’est drôle de revoir ça d’en haut, si longtemps après.
Le détroit de Messine était si mince, Charybde et Scylla devaient s’y tenir menaçants, je rêvais à l’imagination des Anciens de les avoir transformés en effrois personnifiés. La forme de la botte italienne, on doit la voir aussi quand on est dans un vaisseau spatial, si nette, et voilà la Crète, JJ encore, ou plutôt l’absence de JJ, les plages, les îles, et en arrivant vers la côte israélienne, j’ai pensé aux Croisés, après leurs interminables voyages à cheval, en bateau, le ciel si bleu, la côte de l’Asie mineure à cet endroit est droit comme celle en dessous d’Arcachon, sable, ligne simple. On a attrapé les côtes sur l’angle, en biais, survolé la terre, les palmiers, quelques collines arides, terre tant disputée, offerte aux descendants de la Shoah. Une fois mes bagages récupérés, j’ai pris un taxi et donné l’adresse de l’hôtel où le groupe doit se retrouver demain matin.
Tel Aviv est hétéroclite, au premier abord, l’urbanisme de ce que je traverse depuis l’aéroport est pas mal immonde, presque bidonvilles, puis on arrive dans un quartier, avec de très belles demeures fatiguées voire ruinées, débris d’une bourgeoisie qui n’est plus là, elle est en effet ailleurs dans d’autres quartiers huppés, puis on traverse un quartier très populaire, avec des boutiques assez tiers monde, beaucoup de gens dans la rue et aux feux rouges. Certains ont l’air de profs de province avec des cartables, les gens sont plutôt gros, style américain dans leurs corps, et méditerranéen par leurs vêtements, les femmes âgées font plutôt Europe de l’Est mais méditerranéennes quand même, et portent des parapluies pour se protéger du soleil. Il faudra que j’aille prendre des photos de ces maisons, très attirantes, elles me font penser aux images de Schlöndorff sur Beyrouth. Il y a décidément beaucoup de monde dans la rue, ça bouchonne ; le chauffeur est gentil et parle dans un anglais bien meilleur que mes réponses de touriste.
C’est le jour le plus long ! Je me suis levée à 3 heures 20 ! pour être à Orly avant l’ouverture, car les contrôles cinglés ont lieu dans l’aéroport désert, très impressionnants : un homme fouille pièce par pièce dans ma valise, examine et retourne tout, les slips, les boîtes d’aspégic, les brosses à dent, les chaussures etc., un autre lit ligne par ligne mon passeport, ils ont même épinglé un transit fait à Istanbul en allant l’année dernière sur la Route de la Soie, sans sortir de la zone sous douane, je ne sais même pas comment ils ont vu quoi que ce soit, il n’y avait rien de tamponné forcément, mais ils le savaient et me regardaient comme si j’y avais fait un dangereux trafic d’armes. Et comme je ne l’avais pas signalé sur la feuille volante qu’il faut remplir en trois exemplaires, puisque de fait, je ne suis pas allée en Turquie, comme ils ont le culot de me dire, j’avais l’air carrément suspecte. Demain, lever à 6 heures, on a RV de bonne heure dans le hall de l’hôtel, c’est pas ici que je ferai la grasse matinée. Je me suis suffisamment empiffrée dans l’avion au petit déjeuner, pas la peine de déjeuner. On verra ce soir.
J’ai fait une bellee promenade, dans toute la rue Allenby, plus le marché, où il y a des tonnes de légumes, d’épices, de tissus et de fruits magnifiques, plus quelques rues adjacentes. Je suis rentrée à 5 heures, moulue, avec une grande bouteille d’eau, et essayé de comprendre quelque chose au change, entre les dollars, les francs et les shekels ; approximativement, il me semble qu’il faut deux francs pour un shekel.
Le tout est incompréhensible, je laisse tomber. J’essaierai d’être avare. Car la bouteille d’eau, après ce long calcul, me semble ruineuse, 10 francs ! La vue est hideuse dans cette chambre qui donne sur une grosse tour en train de se construire, avec bétonneuse et grue à l’appui, il paraît qu’on est tout près de la mer, mais je n’en vois rien !
Je suis allée dîner sur le front de mer, qui est en effet tout près et très agréable, d’une salade de foie de volailles, très délicieuse, et, en écrivant sur cette terrasse de café, je regarde le soleil descendre tout droit et s’enfoncer dans la Méditerranée, en regardant l’Ouest, jusque vers Gibraltar, à l’autre bout, à peine gênée par la vision mentale de la Crète ; je suis installée sur une petite terrasse, abritée d’un auvent et d’une toile rayée bleu qui descend sur la mer, une balustrade, une simplicité qui est un sacré luxe, puisque je suis capable de m’offrir ce voyage, petite semaine de détente entre la fin des cours et le début des examens, ici, à Tel Aviv. Je pense à Aviva, une copine d’amis, elle passait le concours des jeunes chefs d’orchestre en 1953 à Besançon et s’appelait Aviva en l’honneur de Tel Aviv. Je feuillette tout le train échevelé composé d’ « histoire sainte », petites images grisâtres de mon livre d’histoire sainte, tables de la Loi, Salomon, d’histoire juive, d’histoire des Croisades et d’histoire contemporaine. Goût de voir, héritée de la magie des mots de Tante Paulette, qui elle-même a si peu voyagé. Je voyage pour deux ?
Je rentre, je me couche à 9 heures. L’air est étouffé dans cette chambre, et il y a des moustiques attirés sans doute par les flaques de ce foutu chantier. Le Top Hôtel, tel est le nom plein d’humour de ce lieu hideux !
Tel Aviv – Eilat, lundi 30 mai 1994
Nous sommes donc 6 voyageurs, 7 avec la guide israélienne : le couple venant d’Anjou, très gentil, le couple militaire (jeunes mariés, dans les trente ans, de fait, c’est leur voyage de noces ce que je trouve surprenant, autant le choix d’Israël que le choix d’un voyage en groupe), une dame belgo-hispanique, dans mes âges, et moi évidemment. La guide israélienne ressemble à une partie de ma famille, elle a les mêmes yeux vits, sombres et enfoncés, elle s’appelle Hanah.
On part pour Eilat, en passant par Jaffa, traversée à toute vitesse, ville qui m’a eu l’air assez jolie, et son nom est tout de même chargé d’orangers, puis par Beir Sheva et sa fameuse université.
Nous roulons dans le désert du Neguev, parsemé de formations géologiques, avivées, écrêtées, colorées. Le cratère Ramon, sorte de curiosité géologique, peut-être (selon moi) formé par un aérolithe géant il y a longtemps. On visite le petit musée des plantes et des animaux du désert d’où la vue est très vaste : les couleurs du sol sont magnifiques, c’est la Tentation sur la Montagne, enfin, le lieu où elle pourrait s’être déroulée. Il fait déjà une chaleur très grande à 9 heures du matin. Mais le minibus est délicieusement climatisé. Dans les environs, des caterpillars jaunes magnifiques, feraient crier devant tant de beauté.
Il semble que les six personnages ne présentent pas d’aspérités dangereuses entre eux. Chacun est de bonne compagnie. La dame belge me semble une possible amie. Les travaux exécutés sur la route par des manœuvres, sous cette lumière de plomb, me font penser à la Chine, au fin fond du Xinjiang, les cantonniers ont l’air ici aussi de damnés de la terre. On roule sans presque discontinuer, tout en admirant le désert, implacable. Pas drôle d’y être sans doute, et encore moins d’y travailler, je me demande si ces cantonniers, assez nombreux, sont des condamnés à quelque peine, des Palestiniens aux travaux forcés, ou des volontaires ? Par endroits, des tentes de campements arabes, très crasseuses, très démunies, composent des sortes de bidonvilles nomades, misérables, comme si les Arabes étaient des sous-hommes, impression très désagréable de racisme à ciel ouvert, avec bonne conscience des Israéliens genre, « que voulez-vous qu’on fasse de ces « choses » ? Comme si les Arabes, qui sont de ce pays, étaient des clochards qu’il fallait d’abord montrer pour démontrer combien ils sont différents, sales et inclassables et que, dans un second temps, on peut donc les négliger. Je n’irais pas jusqu’à dire, les éliminer, mais tout de même, si, moi, je perçois qu’il y a une tentation de poubellisation.
A l’heure du déjeuner, j’ai l’impression de me mouvoir à la porte d’un four, le minibus était très agréable, et on sort dans 40°, devant un restaurant et le temps de s’engouffrer dans une nouvelle fraîcheur, on voit qu’en effet, le coin tape sérieusement. On mange chacun un demi poulet grillé, très bon, j’évite de justesse de le tartiner d’un beurre à l’ail épouvantablement aillé ! Je n’aurais pas dormi de la nuit si je l’avais mangé, soit sur le poulet soit sur des tartines délicieuses, enfin, non, pas des tartines, des espèces de grosses crêpes genre nans indiennes.
Mer Rouge, Eilat, plombé sous le soleil, cubes clairs des hôtels de touristes en masse, le nôtre est assez chic, pour une fois, l’agence a fait un effort. Ma sœur Claudine et son amie Ella ont été des fanatiques du club Med d’Eilat, il me semble que j’y mourrais d’ennui. Mais il est vrai que les sports de la mer me barbent.
On visite les splendides aquariums, qui sont dans la mer, c’est nous qui descendons sous le niveau des vagues, par des escaliers métalliques dans des cages de verre bien étanches heureusement, car on est dans l’eau, vraiment, poissons « stupeurs opaques », comme dit Gide dans Paludes, très colorés pour certains, ils tournent, effrayants, presque dégoûtants, en tout cas j’ai une certaine répulsion, pourvu que les vitres soient bien épaisses, un autre monde, une autre forme de vie que celle des vertébrés de la terre, plus organiques, sournois, mais splendides, certains tout fluo : « les aigles de la mer », c’est-à-dire les raies géantes, sont à la fois inquiétantes, fascinantes, dans leur souplesse à glisser et à se retourner, c’est vrai qu’on a l’air raide à côté de ces bêtes marines. On reste un bon moment dans l’aquarium. Puis on part faire une croisière sur la Mer Rouge, complètement kitsch, une sono diffuse des airs sortis de mode depuis plus de trente ans, Only you, Limelight, on est assis sous une petite tente, sur un pont de bateau, à ne rien faire qu’à regarder l’eau, qui change et passe par toutes les couleurs, bleue, bleu noir, vertes. Mais pas rouge.
On longe le bord de la presqu’île du Sinaï, l’Égypte n’est pas loin, à portée de main, la frontière, le Tabah. Hôtels nombreux. Touristes en maillots de bain. Montagnes arides rouges ou claires sous le soleil, Au loin, dans le fond du golfe, on voit Aqaba. On croise d’autres bateaux chargés de touristes, avec des musiques sirupeuses. On nous propose des glaces ou des jus de fruit. Une sorte de luxe et d’indolence, qui serait vite ennuyeux s’il durait, mais justement on est un peu crevés, ça fait du bien, et demain, on reprend la route.
On fait connaissance, entre nous 6. La dame belge s’appelle Bernadette. Elle est décidément très bien.
Je tombais de sommeil en rédigeant ces notes, j’ai oublié de noter les rues à angle droit de Beir Sheva, et tous les récits très intéressants d’Hanah, qui font bien saisir Israël comme une utopie incarne, comme on lirait un Thomas More ou un Francis Bacon actuels, une sorte d’entêtement des gens des kibboutz, un mélange d’acharnement et d’organisation militaire, du poids de l’Etat, de Robinson Crusoé, de vertu individuelle et aussi collective, inséparables. Je comprends mieux pourquoi aussi « Israël » est nommé sans article, comme s’il s’agissait d’une île, ou d’une personne : il s’agit de l’une et de l’autre, mêlées. Chaque goutte d’eau compte. Chaque graine. Chaque millimètre cube de terre. On est aux aguets tout le temps dans ce pays.
Eilat – Jérusalem, mardi 31 mai 1994
On est parti, il fait déjà très chaud. Genre 27° à huit heures du matin, dans la ville d’Eilat, avec les petits pavillons bien lissés, et les jardins impeccables des Eilathiens, qui s’engagent à vivre toute leur vie dans le fond de ce golfe au demeurant assez sinistre ; une sorte d’impression de coincé, de cul-de-sac, de fin du monde, entre la Jordanie et l’Egypte qui enserrent la ville, une sorte de virgule d’héroïsme, drapeau levé entre les regards ennemis qui y plongent depuis les montagnes toutes proches. Tous les récits d’Hanah y concourent avec les soldats laborieux et laboureurs, y compris les territoires repris en 1967 aux Jordaniens.
On a fait un arrêt aux Mines du roi Salomon, tenté des photos de ces grands rochers rouges, de ces défilés, je repensais aux grandes productions d’Hollywood en technicolor que je voyais au Mexique dans les années 50, celle avec Stewart Granger, il me semble, puis paysages hallucinants de sel, avant d’arriver à la Mer morte.
La couleur turquoise est incroyablement douce, opaque, laiteuse, on ne voit rien sous la surface de l’eau, et le reflet de la Jordanie en face n’apparaît pas, on la voit, mais sans image reflétée. Blanche. J’ai déballé mon maillot de bain, puis sable brûlant, gluant, et bitumineux, avant d’entrer dans l’eau. Là, j’ai eu l’impression d’avoir changé de composition matérielle, je me retournais comme une poupée gonflable, pour mijoter et tremper dans cette eau chaude, qui faisait au moins 38°. C’était à la fois amusant et agaçant. Pas rassurant quand même, on ne maîtrise rien de ce contact visqueux. Il a fallu je ne sais combien de minutes sous la douche pour essayer de me débarrasser de cette huile générale et piquante dans laquelle j’avais mariné assez peu longtemps, mais enfin, c’est fait, je suis entrée et ressortie de la Mer morte, malgré mon horreur de l’eau, je ne pouvais pas rater ça.
Le déjeuner a été délicieux dans un endroit très frais.
J’ai acheté des savons de la Mer morte, rugueux, et sentant la chimie. Ils vendent plein de produits de beauté faits à base de ce concentré chimique extraordinaire. Des tas de gens viennent y soigne des maladies de peau, car ça décape, en effet, tout en soignant sans doute, dans ce cadre incroyable surchauffé et blanc, sels des collines et rochers de sel. Les Filles de Loth sont passées par là.
On a ensuite roulé dans le car bien frais. Direction vers le nord, quittant le sel pour le rocher. On est arrivé à Massada, là, il a bien fallu que je fasse l’effrayant voyage en téléférique, jusqu’en haut de la forteresse ; suspendue entre ciel et terre, sous mes pieds un épouvantable chemin de montagne, nu et Hanah nous a dit que si on s’y perdait, on pouvait y mourir de soif et de chaud. Là- haut, on a débarqué du wagonnet bourré de touristes, moi morte de peur, les yeux fermés, ou regardant d’un air vague vers le ciel, tremblant à chaque hoquet qui saluait le passage des piliers, il a fallu grimper par un escalier de béton très raide, pour arriver sur le niveau du haut, sur le plateau.
Hanah était absolument captivante en racontant l’histoire de la forteresse, le palais d’Hérode construit dans la nostalgie et l’admiration pour Rome, entreprise cinglée, avec ses salles de bains romaines, ses fresques, ses esclaves, ses citernes, ses salles d’audience, les tonnes de marbre, ses histoires de famille, toute cette agitation somme toute, autour d’une région desséchée et peut-être effrayante pour eux aussi (pour moi, oui), avec les montagnes, à l’Ouest, dans les rochers roses d’en face, et à l’Est, la surface implacable de la Mer morte si intensément pâle : je voyais le patelin où on a déjeuné, composé du centre de cure et d’un ou deux restaurants pour touristes, ce patelin s’appelle Hordus, dérivé actuel d’Herodus. Au loin, le Jourdain, qui n’est qu’une quelconque ligne verte, avec la mince végétation qu’il entretient sur ses rives, Jean-Baptiste, la barque du Christ, et l’auberge du Bon Samaritain, qui existe toute petite sur cette longue route, avec trois camions arrêtés devant.
Ce tamponnage continuel de temps et de mythe, de réel et de lointain légendaire et toujours vivant et dont je se sens malgré tout un souvenir à la fois fort et tremblotant dans un sous-sol lointain et recouvert de mon temps personnel. Il n’empêche, les gens du groupe n’ont pas le relief qu’avaient les gens de mon voyage en Chine de 1993. Il y en a qui dorment toujours devant les plus beaux paysages. Ils étaient moins captivés qu’ils n’auraient dû l’être par les récits passionnés d’Hanah, avec la résistance des soixante-dix derniers occupants de la forteresse, racontée dans Flavius Josèphe ! Cela m’a fait penser à Francis Schmidt, spécialiste de cette époque et mon collègue à l’EPHE, surgi dans les pierres.
Nous sommes sous un petit auvent, tous sous nos chapeaux de toile, assis sur un banc de bois, et, debout, elle aussi sous son chapeau de toile, Hanah toute petite et si intense dans ses récits qu’on est transportés 2000 ans ou presque en arrière. J’ai vécu avec elle le siège de Massada, les derniers votes, les dernières décisions, les suicides et les morts. Avant, on avait marché pas mal, sous la chaleur, devant les mosaïques, les puits. Il a fallu reprendre le téléférique, le dernier de la journée, il ne s’agissait pas de le rater. Je m’étais mise bien au centre, entre des gens très grands, de façon à ne rien voir. Le soir à l’hôtel, à Jérusalem, saoulée de grand air et de soleil, de blancheur et de rochers, sables, bitumes, sels, j’écris mes cartes postales répétant dix fois ce que j’ai vu et qui est tellement renversant !
Jérusalem, mercredi 1er juin 1994
J’ai acheté des timbres au magasin de l’hôtel et posté mes cartes. Le petit déjeuner était délicieux, avec des harengs, des œufs brouillés et du pamplemousse, comme la veille, je crois.
Hanah est retraitée, secrétaire générale d’une banque, elle a fait trois ans d’Ecole de tourisme, et, depuis trois ans elle est guide. Elle est excellente conteuse. On croit à ce qu’elle dit. (A tort ou à raison, mais on y croit, elle est convaincante, je me « sioniserais » presque à son contact).
Mont des Oliviers. Vu et suivi le trajet de Jésus, du Mont des Oliviers, puis descendant dans la vallée du Cédron, remontant manifester vers la Porte des remparts, où il a été arrêté. Puis, il va dans le jardin de Gethsémani, où je vois de vieux, très vieux oliviers, des carrés de fleurs très jolis disposés comme les jardins arabes, j’avais de la proximité avec ce Jésus révolté qui venait d’ailleurs ou croyait venir d’ailleurs, dire autre chose, proposer autre chose, ça a marché. La chaleur, la couleur blanche et réverbérante des pierres et ma colère cet après-midi en voyant les lieux de la crucifixion où les Romains laissaient crever les gens sur le bois des croix, en plein soleil ou sous la pluie, quelle horreur. Quel dégoûtant supplice. Quelle dégoûtante civilisation que de traiter les humains de cette manière si cruelle, et dire que ça continue de diverses manières, que les hommes sont toujours aussi dégoûtants entre eux. Jamais, ils ne se mettent une seconde à la place de l’autre.
Le Mur du Temple. Mais avant, on visite les mosquées, ce rituel des pieds nus et des sacs déposés, et la surprenante vitrine de grenades dans la première mosquée, très claire, très spacieuse et très belle ; celle d’en face, la plus célèbre, la dorée, est tout sombre dedans, étouffée, étouffante, sentait la laine et le pied. En sortant, j’ai croqué ma première coramine du voyage, toute étonnée et toute étourdie de tant de jours à regarder intensément, je crois. Ensuite, nous sommes allés voir l’église de la Dormition, avec la surprise d’y voir la Vierge de la Guadalupe si vénérée au Mexique, une Vierge offerte par le Nigeria ou la Côte d’Ivoire, et celles venant de l’Empire austro-hongrois.
J’ai vu les belles petites rues aux très larges pavés, qui m’ont rappelé, quoi que différentes, les grosses dalles de San Luis Potosi, il y a aussi ces pierres énormes taillées dans le goût de ce fou d’Hérode, le même que dans celui de Massada, le même que celui de l’enceinte dont il ne reste rien, mais à l’intérieur de l’esplanade, oui, et en bas du mur, oui, saisissant aussi, à la fois plus petit, plus intime et plus triste surtout, avec les Juifs et les Hassidim n’ayant toujours pas vu arriver le Messie. Des gardes font mettre aux touristes, qui sont à moitié à poil à cause de la chaleur, des vestes et des grands châles pour avoir un air décent et qu’on rend ensuite en repassant pas l’entrée.
En revenant à l’hôtel, on est passé, et c’était assez difficile d’y circuler, par le quartier des Hassidim d’Europe centrale, avec leurs toques de vison, leurs souliers noirs, leur bas noirs et leurs culottes semi courtes, (tenue du XVIIIe siècle, en fait). Les femmes ont leur longue robe, leurs manches longues, leurs épaules de vestes de tailleurs très carrés, leurs bas noirs, leur tête rasée sous le foulard, sous cette chaleur, ce soleil. Les petits mômes allaient ainsi vêtus à l’école avec leur kippa de velours noir et leur mèche de côté, les petites filles en bas noirs comme leurs mères, leurs sacs à dos pour transporter une bouffe strictement « maison » kacher jusqu’aux gamelles ! Là aussi, bonjour, la liberté des femmes. Que de monde fou sur la terre, essayant toujours de brider et d’écraser le voisin. Dans leur quartier, on est ailleurs et autrefois, sûrement pas en Orient au XXe siècle.
On a visité un certain nombre de « lieux » célèbres. Pas toujours convaincants. On a visité pleins de cours, les lieux des jugements, chez Caïphe, chez Ponce Pilate, je crois, je n’écoutais plus, je commençais à saturer entre ce que j’entendais et ce que je sais. Ca se superposait. Mais j’étais très touchée par la présence constante de ce jeune homme qu’est Jésus, un mec de tous les temps, un genre d’escogriffe type, en somme, plein de désir de justice. Ce qu’on comprend, ça a marché. Que ça ait duré vingt siècles est une autre affaire. Il est vrai qu’on n’a jamais vu apparaître la justice.
La salle de la Cène a été rafistolée par les Croisés.
Le tombeau du roi David est recouvert d’un drap rouge brodé, dans une grande salle de pierres, une foule s’y presse, je n’ai pas vu grand chose et dès que c’est plein de touristes, je n’ai plus envie de regarder, je suis bête, car après tout, je pense que je n’y retournerai jamais ; il y a des niches, sortes de rayonnages avec les rouleaux de la Tora et de grosses couronnes sur le catafalque.
On a fini par atterrir au frais pour déjeuner, j’ai encore mangé du poulet au riz et aux petits pois, de la pastèque délicieuse, juteuse et sucrée. Et des tas de légumes en salade, carottes, choux fleurs, tomates, on a bu du jus de pomme.
L’après-midi, on change radicalement : on part pour le Musée de l’Holocauste, très impressionnant et étouffant, dans des énormes pierres non jointes, avec les communautés disparues, en France, je vois Besançon, Vesoul, mais d’où venaient, avant d’atterrir en 1940, dans notre village jurassien, le couple Dieth, et leurs enfants : Edgar, unpetit garçon de 11 ou 12 ans, assez frêle, était l’aîné, et le traducteur le plus aisé de sa famille de langue allemande. Il s’appelait Edgar, et comme c’était le nom d’un poisson dans un roman, décrit, comme un « infime cabot de roche, » il n’y avait rien de dépréciateur dans ce surnom que nous lui avions donné, plutôt de l’affection, je le vois d’ici, dans le potager, dans les champs, je les ai cherchés dans les listes au Musée de la déportation à Paris, sans succès, ils n’avaient pas dû prendre leur vrai nom de famille, Dieth devait être un bout de leur nom, selon les dames du Musée qui se désolaient pour moi de ne retrouver aucune trace et essayaient de me consoler en me disant que c’était peut-être une preuve de ce qu’ils avaient été sauvés en passant en Suisse en automne 1942. J’ai pensé à eux extrêmement fort, pour entrer vraiment en communication où qu’ils soient, vivants ou morts, comme cela m’arrive assez souvent : ils sont en quelque sorte ceux dont je me sens proche et presque responsable dans la Shoah. Certains des enfants devaient avoir mon âge (Edgar était plus âgé), et ils ont peut-être fini dans les wagons, les camps, et sont présents dans les millions de petites bougies suspendues dans le mémorial des enfants. Je travaille intensément dans ce transfert de pensée, de partage, de regret, de transfert de vie, pour flotter avec eux dans le temps, leur raconter des choses imprécises, vaine communication, qui tout de même me fait du bien. Car j’étais triste, là-dedans, et en plus on n’y voit rien, on se promène dans le noir, le long d’une corde. Une liste de noms est lue, sans interruption. Et je ne sais même pas le vrai nom des Dieth. L’atmosphère est extrêmement lourde.On revient à la lumière. Et on s’en va, pensif. Le car passe devant la Knesset. On quitte le temps de la guerre et on retrouve le temps de maintenant.
On rentre ensuite tout à fait moulus à l’hôtel, où je suis présentement, écrivant, et jouissant intensément d’être allongée.
J’oubliais : lorsque des enfants des écoles visitent un musée, ou un lieu de culte, ils sont escortés de frères aînés ou de jeunes pères, armés de fusils. Il y a d’ailleurs un sacré étonnement à voir tous ces fusils en liberté, et on ne s’étonne pas d’Hébron et de tirs meurtriers, tout le monde peut en faire autant, il faut une sacrée maîtrise de soi pour que ce ne soit pas du carnage, et aussi, une sacrée peur, une sacrée anxiété, pour craindre tout le temps. Les amoureux se tiennent par la taille en ayant un fusil à la bandoulière, soit l’un, soit l’autre, soit les deux.
On a aussi été au Musée de Manuscrits de la Mer morte. Fouille à mort à l’entrée. Pensé à Caquot évidemment, à Laperrousaz, à l’École.
Le soir, promenade dans le décor Jex-four de la vieille ville, il fait doux, les cornets de glaces y côtoient les fusils, sans aucun problème. Puis on passe dans le carrefour Jaffa, un peu genre quartier des Halles, ou Saint Michel, avec beaucoup de jeunes, complètement 1994, loin du Mur pourtant tout proche, loin des Hassidim qui y faisaient leurs dévotions. Comment tout ce monde va-t-il cohabiter, en vieillissant ?
Jérusalem, jeudi 2 juin 1994
Fête-Dieu à couper le souffle au Saint Sépulcre !
L’évêque de Jérusalem concélébrait une messe archi-solennelle en latin avec une armée de prêtres, de diacres et d’enfants de chœur en blanc et rouge, coréens, noirs, des tas de visages, certains ressemblaient à Daniel Auteuil, d’autres à Patrice, selon qu’ils venaient du sud ou de l’est, les regards bruns et vifs beaucoup plus nombreux, des petits enfants lançant des fleurs dans l’église, les janissaires musulmans turcs en grande tenue marchaient devant en frappant le sol avec leurs énormes bâtons-gourdins, on se serait cru dans l’Enlèvement au sérail, ils ont tourné trois fois autour du Saint Sépulcre. J’ai chanté le Tantum ergo avec Thérèse, nous étions étonnées de savoir encore très bien toutes les paroles, et nous avons évoqué nos souvenirs de petites filles catholiques, les processions, les chants, les vêpres et le salut, les litanies et ces mélopées qui nous sont à présent si étrangères ; et je me sentais charmée de cette espèce d’épaisseur, de pudding mille-feuilles de temps perdu qui est à Jérusalem, que Freud fait comprendre à Rome, pour comparer l’épaisseur des systèmes conscient/inconscient et leur enchevêtrement. Mais je pense que Jérusalem est encore plus épais. Et la mort de ce jeune homme Jésus, une fois encore, m’a vraiment mise en sympathie, touchée.
Et pourtant, on voit la dérive née au cours des temps avec les popes crasseux et féroces, gardiens du sépulcre même. J’aurais refait la Guerre de Crimée avec plaisir tellement je les ai trouvés détestables. Jamais non plus je n’ai si bien compris Judas et l’analyse que j’en ai faite dans ma nouvelle. Et entrer dans la tombe de Joseph d’Arimathie, c’est aussi quelque chose d’étonnant. Entre le Musée de l’Holocauste et le Saint Sépulcre, il y a là deux injustices immenses, profondes, irréparables, qui me choquent.
Auparavant, on était passés dans les souks pour suivre la via Dolorosa et les stations du chemin de croix, tout bordés de magasins. Le coup du Saint Sépulcre, la beauté extérieure de l’architecture, la teinte dorée de la pierre, et l’intérieur aussi avec les deux basiliques imbriquées, emboîtées : j’ai mis un cierge, ainsi qu’à la Dormition. Cela fait partie de mes rites parfaitement païens, il y a longtemps que je ne crois à rien : je participe à la lumière.
On a quitté Jérusalem pour Bethléem, qui n’est pas très loin, tout s‘est dégonflé, résorbé dans le présent, les plaques bleues des voitures des Palestiniens pour les distinguer d’un coup d’oeil, la vague hostilité, le manque d’intérêt du restaurant où ce n’était guère bon. L’affreux magasin de bondieuseries avec heureusement des bidons sacrés d’eau, à boire. La laide église avec rien de ce qu’on pourrait imaginer comme « grotte », très décevant.
Retour à Jérusalem. J’ai passé ensuite l’après-midi à me perdre avec Bernadette dans cette foutue vieille ville à la recherche du Mur des Lamentations, que nous n’arrivions pas à retrouver. Souks, quartier arménien assez aisé, avec de beaux murs de pierre, belles maisons derrière de hauts murs, , remparts de tous les côtés, on a rencontré un Sioniste carrément trompeur, qui nous a mal aiguillées, puis un gentil jeune homme arabe, dans un joli quartier, et on a fini par atterrir au charmant café de la Porte de Damas avec sa petite terrasse carrée qui dominait la Porte, et son animation, qui ressemblait aux plaques de verre de Blandans sur la Passion autrefois, et le prestigieux T. shirt Coca Cola confectionné à la presse pour Jacques. On était contentes d’être deux à se perdre, on avait pris la ville carrément à l’envers, on était à l’opposé de n notre destination première.
Bref on a déambulé des kilomètres, tout était pareil, et nous n’avons jamais atteint le Mur des Lamentations, qu’on sentait tout près. On a pris un taxi pour rentrer à l’hôtel, on aurait été incapables de retourner et de fait, c’était loin et compliqué dans cette ville pleine de voies bizarres, de quartiers récupérés après 1967, et qui sont encore mal assimilés, on avait démoli bien des choses, et il ne reste que des terrains occupés par des circulations, grands axes, ronds points, décousus et hostiles.
Jérusalem - Jéricho - Nazareth – Targa – Nahariya, vendredi 3 juin 1994
On a quitté Jérusalem à 7 heures. Cap sur le nord. On entre en Cisjordanie, dans les « territoires », comme ils disent !!
On est passé à Jéricho, Joshua fit the Battle of Jericho, Jericho, mais sans trompettes, une jolie petite ville pleine de treilles, l’air agréable, sauf qu’on est en zone très surveillée, et qu’on charge avec nous dans le mimibus un soldat avec son sac et son fusil qui faisait du stop et remontait au nord vers la frontière libanaise et les fermes de Shebah ! Il y a même une photo de moi avec lui prise devant le car, lors d’un arrêt pipi.
On est sur les routes de Judée. Je cueille des fleurs et les colle dans mon carnet. La campagne est sèche, montagneuse et pierreuse. C’est peut-être par ici qu’Hana avait été si brillante et si convaincante pour expliquer le problème de l’eau et de l’irrigation. Plus bas, dans les gorges, on a revu les tentes sales des Bédouins, mises en exergue, puis on a pris une petite route sur le côté pour aller au monastère de Saint-Georges, dans un coin très rocheux et montagneux, le monastère est au fond d’une gorge, assez étouffant. J’ai acheté un collier pour Brigitte. Le monastère est dans la gorge, calé le dos contre la paroi, et le nez collé à la muraille de la gorge, un site à rendre claustrophobe en une minute, j’imagine, car vu d’en haut, il était déjà très écrasé, puis, on a repris une route vers quoi ? Tibériade ? Non, Nazareth.
Avec ses églises si propres, si en harmonie « voulue » avec tous les pays du monde, et toutes les vierges du monde, avec des panneaux et des écriteaux hideux, plus hideux les uns que les autres, sauf celui de Taïwan et celui du Canada, en bois et en ronde bosse - j’écris ceci dans l’hôtel de Beith Hava non loin de la Méditerranée où ont dû arriver, visiteurs bien ahuris, des croisés -, je reviens à Nazareth donc, la maison de Marie et de Joseph ; il y avait des tas de petits gamins dans les rues où j’aurais pu voir cet enfant si sage qui exaspérait déjà les docteurs de la Loi, on visite l’église, deux ou trois rues d’un quartier préservé, on rejoint les lieux de tourisme intensif avec les magasins de bondieuseries, puis on quitte cette ville très blanche, très calme sur ses collines douces, pour Targa, au bord du lac de Tibériade.
Nous avons mangé au bord du lac, après les hors-d’oeuvre servis à la mode de Galilée, une dizaine de raviers avec du houmous, des salades, du chou rouge etc. Le poisson Saint Pierre a une allure très curieuse, très décorée, décorative, avec sa grosse tête et des nageoires élevées et très ornées. Comme les crêtes d’un animal préhistorique. Il était délicieux, le lac était magnifique, une vraie mer. Ce pays est d’une grande beauté.
On a repris le car pour aller visiter Capharnaüm, site archéologique, gardé par une grille. C’est un « nom » de ville où je voulais aller, j’avais choisi ce voyage parce qu’il y passait. Il y a des noms comme ça, on ferait tout pour les voir.
Colonnes renversées ou debout, grises, chapiteaux corinthiens, on voit aussi la maison attribuée à Simon Pierre, j’ai acheté un T. shirt avec un lion de Judée en mosaïque. On a bu de l’eau glacée.
Puis le car nous a hissés par une route à lacets le long du mont Thabor, très calme, avec une vue immense, à 360°, splendidement placé, très entretenu, jardiné, herbe bien tondue, fleurs, et en arrière, sous quelques oliviers, de gros rochers bruns où on imaginait très bien les apôtres entourant Jésus qui leur racontait ses belles et attirantes maximes sur les béatitudes.
Et, enfin, on repart toujours plus au nord, pour Nahariya, qui doit être le dernier point où on emmène des touristes, car, après, c’est zone militaire, là où allait notre soldat, qu’on avait quitté depuis le déjeuner, il avait continué son stopp avec des gens moins flâneurs. À Nahariya, on a d’abord visité sommairement le kibboutz Shavet Zion, vert et comme presque faux, tant le paysage est léché, et nous couchons en dehors, à l’hôtel Beith Havah qui est très agréable, très petit, tenu par des descendants d’Allemands de la Forêt noire, avec des arbres merveilleusement fleuris, des oiseaux, la mer est à côté, et le soleil se couchait sur la mer.
Un petit port ancien et désaffecté est tout près de l’hôtel, avec des ruines, j’y vais le soir, le soleil éclaire encore très faiblement, j’y retournerai demain matin, l’état sauvage du lieu me plaît.
Mon pantalon rouge est sale et déchiré, j’ai pété la fermeture du noir et blanc. Restera le jean rouge pour le retour à Paris (je sauterai dans l’Orlybus et courrai me changer). Et voilà.
Oublié de dire que les hauteurs du Golan dominent le lac de Tiberiade, qui est si exotique, si riche, avec ses bananeraies, orangeraies, palmeraies, le bleu du Lac, la culture et les collines, une espèce de paradis un peu tropical, et le Golan, et ses menaces, en face.
Le soir, un monsieur égyptien, arrivé ici en 1942, nous a raconté ses souvenirs, dans une sorte de conférence, il avait fondé un kibboutz au Neguev, puis, il a passé 7 ans je ne sais plus où, et il est arrivé à Shavet Zion, en 1952. Des juifs allemands de Rexingen étaient venus acheter du terrain ici en 1938 (en éclaireur) s’y transportant aussitôt avec leur famille, ils avaient du flair, c’était le dernier carat avant la Nuit de cristal, et c’était le côté « utopie » terre de rêve et de protection, île, incarnée, c’est tellement exact. Ce monsieur a raconté le système « Tour et barrière », édifices de bois qu’on élevait dans la nuit pour protéger le terrain devenu ainsi inviolable aux yeux des Anglais qui étaient mandataires et toujours prêts à virer les juifs. Ce monsieur était hallucinant d’avoir vécu tout ça.
Saint-Jean d’Acre - Haïfa - Césarée - Jérusalem, samedi 4 juin 1994
Ce matin, c’est le dernier jour de ce tour. Il a filé comme le vent, très rempli, très intense et tout le temps très beau. On quitte le village utopique. Tout dormait encore dans le repos du Shabbat. Je suis retournée jeter un œil en vitesse à la jolie petite mosaïque byzantine au bord de la mer, tout près.
Puis, on a pris la route vers Saint-Jean d’Acre. La vieille ville m’a paru très italienne, ou tunisienne, bref, très méditerranéenne, il y avait de petits minarets, des remparts, de petites terrasses crasseuse peintes en rose tyrien, imprenables avec ces petits pots de fleurs et de verdures grisâtres. Des plantes sauvages qui sortaient des pierres. Quelques-uns, dans le groupe, se plaignaient que c’était sale et que ça sentait mauvais. Bernadette et moi, on soupirait en se regardant ! Moi, je trouvais ça carrément splendide, le café Toscan, les ports vénitiens, pisans, gênois, un caravansérail, du Pierre Loti à la pelle, un peu crasseux, et des relents d’égouts, c’est vrai, mais si joli, si présent et ancien à la fois, où les soldats de Napoléon avaient dû traîner aussi avant de mourir en masse pendant que leur chef se rembarquait en douce, en les abandonnant pour aller courir sa chance en France.
Sans compter les Croisés qui les avaient précédés, avec leur cliquetis d’armures, leur dépaysement ; il y avait aussi un côté université de San Luis Potosi dans le caravansérail, avec ses arcades, c’était ces mêmes bouts d’Europe exilés au bout d’autres mondes. Le tout était traversé par une manif de gamins avec leurs yeux brillants et énormes, réclamant la paix et des logements propres, ici, vite, tout de suite. Maintenant. La paix. Photos du port, filets de couleurs.
Pierres gris blanches, usées, sous le soleil. Barques. Le tout endormi sans doute dans l’inactivité du samedi. Saint-Jean d’Acre m’a beaucoup plu, je ne me croyais plus en Israël, plus du tout dans une utopie au cordeau produisant fleurs et fruits, mais dans une ville vivant petitement, pauvrement, et oubliée.
Repris le car, jusqu’à Haifa, en passant par des paysages industriels, très beaux, à droite, couleurs extraordinairement vives et primaires des usines, et à gauche, plutôt des installations pétrolières. Ah ! j’oubliais, après avoir quitté Shavet Zion, on s’était arrêté dans une secte, les Bah’ai, dans leur jardin extraordinaire, incroyable, leur temple avec leur « Bah », leurs chandeliers de verre et d’albâtre, une vraie secte, là aussi, une utopie, un monde faux et vrai pourtant, impressionnant et inquiétant. Des noirs Américains, très affables gardaient tout cet ensemble assez cinglé et la secte, est paraît-il riche à millions. On a marché sur des pavés en brique et en pots pilés. Et on retrouvé ça à Haifa où ils ont acheté la moitié des collines, pour y faire les mêmes jardins fabuleux, qui descendent en cascades de végétal, et les dômes couverts de tuiles d’or ! Un conte de fées pour Gulliver. La ville descend sur la mer, c’est très beau.
Pourquoi un monument de Guillaume II au Mont Carmel ? Ai-je bien noté, ai-je bien écrit Guillaume II sur mon carnet ? Bizarre, bizarre, bien que des combats entre Turcs et Alliés se soient déroulés en 1918, mais je ne vois pas pourquoi Guillaume II serait honoré au Mont Carmel. Avec qui est-ce que j’ai bien pu confondre ? Est-ce un gribouillis pour le Général Allenby ? Dans un minibus qui secoue, c’est possible.
On a quitté ces fous de Bah’ ai, pour lesquels je ne fais aucun effort de mémoire, les sectes, ce n’est vraiment pas mon rayon, sinon que ça me semble toujours des pompes à fric, c’est comme ceux de Castellane, et on a pris la route de Césarée : le champ de fouilles est assez laid, avec plein de touristes, (hélas, « Dans l’Orient désert, quel devint mon ennui » ce n’est plus désert du tout), le petit minaret, les fortifications des Croisés et enfin, Hanah attaque le fort, l’aqueduc, le théâtre et là, enfin, s’incarne « Je demeurai longtemps errant dans Césarée », mis pour moi, non, pas tellement longtemps, pas assez à mon goût, mais je touche les pierres de l’aqueduc, ça et là, des lauriers roses poussiéreux, le sable gagne en partie, Antiochus errant, et j’imagine très bien le vide qui l’emplit, si je puis dire.
Il faut regagner Jérusalem, l’hôtel, faire les valises, dîner.
Jérusalem – Tel Aviv - Paris, dimanche 5 juin 1994
Un dernier petit déjeuner délicieux avec plein de feta, de rollmops, des concombres, de cubes de fromages, bref, comme j’aime. On va faire un tour au Harez Museum, avant l’aéroport. Un coup de propagande sioniste.
Cela me fait penser que j’ai oublié de noter ma promenade, solitaire, le premier jour, dans ce même quartier, avec les splendides villas des années Trente, les jardins somptueux, quartier riche, bourgeois d’avant la guerre, très curieux et qui achève de faire de Tel Aviv une ville très belle et très intéressante, je l’aime bien plus que Jérusalem, pour son architecture XXe siècle étalée sur plusieurs décennies, avant et après l’État d’Israël.
Un jour, j’aimerais faire un immense tour, uniquement architectural, de tous les pays et villes que j’ai visités, pour m’en gargariser car c’est toujours par surcroît que je le note, alors que c’est tellement dans mes goûts et pourtant jamais inscrits dans les « tours ». En fait, c’est un tour du monde d’architecture, qu’il faudrait que je trouve. Mais ça n’existe pas ?
Je ne retournerai sans doute pas au Proche Orient.
P.S. Depuis ce voyage, j’ai lu un bouquin, passionnant, paru en 2017 : Breaking News, de Frank Schätzingn trad. française d’Olivier Manzoni, éd. Piranha. On y est plongé dans cette région effrayante, d’où sort notre civilisation occidentale, et même peut-être toute civilisation, sur la naissance de l’État d’Israël, sorte de polar vertigineux.