La Chine au ras des yeux. 7 La grande verticale, septembre 2002
Pékin, Jinshangling, Chengde, Datong, Wutaishan, Taiyuan, Pingyao, Xi’an, Guilin, Yangshuo, Shanghai
3 – 21 septembre 2002
Pékin, mercredi 4 et jeudi 5 septembre 2002
Cette année-là, la guide de Pékin s’appelait Wang, elle était obsédée par Mao et la bande des Quatre, dont on sentait qu’elle avait le regret, elle nous en parlait sans arrêt. Ses discours sur la Chine nouvelle s’enchaînaient comme des cadavres exquis, mais toujours revenaient Mao, Mme Mao etc. Elle faisait des descriptions incroyables des Tibétains, qui, avant la guerre de « libération » par l’armée chinoise, étaient selon elle composés uniquement de bonzes paresseux - qui dormaient toute la journée sans faire d’enfants et donc, ne participaient pas à la prospérité possible de la région - et de chiens sans nombre (ses propos réveillaient des échos, dans ma tête, l’opéra des chiens de Lhassa hurlant dans les rues, dix ans plus tôt). Les taoïstes ne valaient pas mieux, à ses yeux, ils n’étaient que des paresseux à chignons, souvent des bandits.
Elle tenait aussi à nous faire profiter des acquis de sa famille, les riches meubles qu’avaient achetés son mari ou son beau-frère, la « dot » qu’on préparait pour son fils, elle avait une photo du gamin de douze ans, obèse, et pour qui l’on mettait de côté de quoi s’acheter une voiture et un appartement.
Wang nous a « endoctrinés » les trois premiers jours. Pascale, la guide de Paris, reprenait avec tact, sans en avoir l’air, les présentations un peu sommaires des lieux visités, faites par sa collègue pékinoise. Nous, nous laissions dire Wang, on savait inutile de discuter avec les guides officiels chinois et cela nous amusait assez de voir ces diamants bruts lui sortir de la bouche, comme dans un documentaire préfabriqué.
Pour une fois, nous avions du temps, les horaires étaient détendus, il y avait des moments libres, pour visiter et revisiter la ville, les choses connues et d’auttres tout à fait inédites. Rien d’un bagne, comme sont parfois les circuits. Le voyage était bien conçu, mêlant les « standards touristiques » à une connaissance un peu plus approfondie des habitants ou des lieux, plus subtile, et assez historique. Malgré ou à cause de ce temps légèrement flottant, j’ai assez mal pris mes notes.
Le circuit commençait classiquement par le Temple du Ciel où il pleuvait encore des cordes, mais j’ai vérifié que c’est bien là, pluie ou soleil, qu’on prend conscience des structures de l’Empire chinois, les relations qui font des Empereurs les Fils du ciel et leur devoirs vis-vis de la mise en valeur de la Terre, même si ce lieu de culte est gâté par la foule et les hauts parleurs criards des guides chinois s’adresssant à des cohortes de casquettes de couleur.
La Cité Interdite était toujours aussi belle et je la revois, en solo, avec plaisir, avec ses musées nombreux, souvent en réfection, toujours différents d’une fois sur l’autre.
Le Palais d’été : cette fois, la route pour y aller est méconnaissable, elle coupe à travers des quartiers neufs de plus en plus étendus, et du car , on aperçoit encore quelques hutongs en contrebas de la route, devenue autoroute. A l’intérieur de l’immense espace du Palais d’été, on a pu visiter l’Opéra qui était fermé la dernière fois, en revanche, il est devenu impossible de visiter chacun des petits pavillons avec leur mobilier Qing si joli, tarabiscoté, les tissus jaunes à la fois clinquant et profonds ; il y a eu trop de visiteurs, c’est désormais fermé au public, on regarde juste à travers les vitres les petits lits jaunes et les fauteuils sombres, les vases bleus, vert céladon et les mobiliers graciles favoris de Cixi, l’impératrice. Flâner un peu dans le Parc, éviter les cohortes de touristes qui se pressent sous les gracieuses peintures (refaites) de l’allée couverte, ou dans les allées le long du lac. Les gardiens sont à présent en costume historique.
Pékin - Chengde, vendredi 6 et samedi 7 septembre 2002
Départ en car pour Chengde, sans Wang, attachée à Pékin même.
Chengde est une résidence d’été des empereurs Qing. Elle se trouve au nord, dans les montagnes, en direction dde la Mandchourie, et permettait d’échapper à l’étouffante chaleur de l’été à Pékin, bien mieux que le Palais d’été proprement dit qui n’offre aucun changement d’altitude.
Par la route, c’est un assez long voyage, nous reviendrons par le train. Mais ce matin, nous avons un premier arrêt, de toute beauté, à Jinshanling, une portion de la Grande Muraille, déserte, rien à voir avec le foutoir de Badaling, on a pique-niqué dessus, en contemplant les moutonnements infinis des montagnes où serpentent les fortifications.
On mangeait nos œufs durs et nos brioches salées face à ce paysage sublime. On ne parlait pratiquement pas, absorbés par la beauté et, pour moi, comme toujours, il y avait la stupéfaction d’être en chair et en os dans ce monde-là, même si je crois comprendre les enchaînements et les choix successifs de ma vie, influences par mes lectures, qui m’y avaient menée et m’y ramenaient toujours, sans me lasser.
On croise, dans un grand ralentissement, un accident sur la route de Chengde, un camion de pastèques défoncé, le chauffeur mort dans sa cabine qui s’est repliée sur lui, et sorti parmi les pastèques à demi écrabouillées, sanglantes de leur jus rouge, qui figuraient autnt de têtes peut-être décapitées.
La résidence des empereurs, à Chengde est très gracieuse et très simple, tout petits pavillons sans étage, avec leur balcon-coursive de bois, plat, dans un parc immense et magnifique, si grand qu’il a fallu prendre une voiture pour en faire le tour, dans des paysages tantôt naturels et tantôt aménagés à la chinoise.
Bassins de lotus, belvédères, miniatures d’une nature qui s’étendait, comme un modèle, sur les montagnes voisines. Dans les forêts, autrefois, les empereurs chassaient le daim et même les tigres venus du Nord.
Depuis ce parc immense, on peut voir les temples sur la colline de l’autre côté du fleuve, et que les Empereurs avaient fait construire pour mieux séduire (ou réduire) leurs minorités opprimées, tibétaines ou autres, en célébrant leurs styles architecturaux autour de la croyance unique dans le bouddhisme.
On est allé visiter ces temples : en effet, l’un d’eux est une copie du Potala, qui était d’ailleurs en train d’être ravalé et repeint, ocre rouge rafraîchi, un autre reproduit celui de Samye, où des fêtes ont lieu aujourd’hui car c’est le 6e jour du 6e mois lunaire, fêtes, chants et danses rituelles costumées.
Le rythme de ce voyage était délicieux. Pour une fois, on avait du temps.
Le lendemain, on a visité tranquillement un atelier de calligraphie et un autre, de papiers découpés. Tout le monde est reparti en ayant acheté des rouleaux, encombrants. D’autant qu’on avait abandonné notre car.
Au retour, par le train, je regarde le paysage, montagnes, tunnels, arbres, campagnes, cultures, et la vie du train : la femme chef de train passe et repasse sans relâche pour surveiller que les bretelles et poignées des bagages ne dépassent pas du filet, si c’est le cas, elle les rentre sous le bagage d’un air sévère, tout est clean, des vendeurs ambulants proposent des cravates et des sucres d’orge. Puis la banlieue de Pékin vient à notre rencontre, enfin, les hautes immeubles, On arrive par la gare du Nord, tout à fait tranquille dans la fin de l’après-midi. Elle sert au trafic banlieue et intérieur « domestique », comme ils disent.
Pékin, dimanche 8 septembre 2002
Encore une délicieuse journée libre, mais Pascale, la charmante guide de l’agence de Paris, nous a proposé d’aller en taxi aux Puces de Pékin, immense entrepôt mi-couvert, mi air libre, où il y avait des milliers de choses dont mille statues, vraies ou fausses, entassées, à la vente, alternant avec des marchands de petits sujets de porcelaine de l’époque des gardes rouges, où les gardes rouges écrasaient sous leurs godasses de porcelaine un ennemi du peuple, issu de l’une des « huit catégories puantes ». Des tas de vieilles brochures, des livres, des meubles, des vêtements, des affaires à faire. Dommage que ça vienne en début de séjour, je ne vais pas traîner des objets tout le reste du voyage.
Pékin, lundi 9 septembre 2002
On reprend les visites de Pékin, jamais si bien faite. Pascale est très cultivée, explique très bien, raconte très bien. J’apprends plein de choses sur les rapports des couleurs de la Cité interdite. Je ne me lasserai jamais de l’harmonie et de la beauté de cet espace. Au Temple des lamas, il y a une foule de fidèles (comme vendredi à Chengde, l’opium du people reprend du poil de la bête), fumées denses de l’encens, prières stéréotypées ou sincères des visiteurs. Calme du jardin. Sur un banc, un Chinois à lunettes lit le journal.
On monte dans la Tour de la Cloche d’où on voit très bien, souligné par des palissades bleues, le plan des destructions qui préludent aux J.O. Les jardins du Mandarin Kong sont calmes, peu de touristes, hors de circuits trop pressés et trop denses. Jardins à perspectives, à effets de couleur.
Le soir, on a quitté Pékin pour Datong par le train de nuit, car l’aéroport n’y est pas fini de construire. La gare neuve de Pékin est monumentale, elle a remplacé la vieille Gare du Nord où nous sommes arrivés hier de Chengde et où j’avais débarqué naguère du Transmongolien : c est une sorte de Grande Muraille plaquée de pierres sombres, multipliée par dix en volume, en hauteur, pleine d’escaliers roulants flambant neufs qui mènent à des salles d’attente hyper confortables, avec de vastes fauteuils où on passerait volontiers la nuit. Je pense aux vieilles gares de la Route de la soie, voici presque dix ans, quel chemin a parcouru la Chine. Dehors, au pied de la gare, au pied de l’énorme mur de soutènement, des Chinois dorment par terre, soit en attendant vraiment l’heure du train sans pouvoir se payer d’hôtel, soit en débarquant pour chercher du travail, à pied d’œuvre. L’été, ça passe, l’hiver, Pékin est glacial. L’immense migration de la campagne se fait quotidiennement et lance dans la ville des centaines de milliers de déracinés. J’en avais déjà vu quelques-uns en 1994, en hiver, à Xi’an, debout, tout rétrécis dans la brume au pied des murailles de la ville, peuple à louer à la journée pour n’importe quel travail, à n’importe quel prix.
Datong, mardi 10 septembre 2002
Datong, c’est le charbon, partout, à fleur de terre, ou à peu près. Et c’est aussi l’arrivée du Bouddhisme en Chine par le Nord-Ouest. Les mines sont en face des sublimes grottes de Yungang que nous visitons longuement et où siègent des Bouddhas de toutes tailles, dont un géant comme ceux démolis par ces abrutis de talibans à Bamiyan.
L’hôtel de Datong est très confortable, il a été bâti pour Georges Pompidou, qui y est venu en visite officielle en 1972, déjà presque mourant, et il n’y avait alors rien de bien pour le recevoir. Tous les restaurants où nous sommes allés étaient délicieux, c’était un plaisir de prendre ses repas, on ne pensait qu’à ça une heure avant d’entrer au restau. .
Datong est passionnante. La ville est encore en partie ancienne, de vieux quartiers assez crasseux, avec des tas d’ordure, quantités de petits fourneaux avec de la bouffe salée et des gâteaux de Lune poussiéreux et collants. Il y a des fabriques de nouilles artisanales, des petits chiens blancs se roulent dans la poussière, des gens circulent à vélo sur les routes défoncées, pleines de flaques ou de poussière selon le temps.
Pas très loin, un long mur orné de neuf dragons de céramique est à peine visité par les touristes. Il y a des temples très beaux et mal entretenus (dont celui de la Bonté Salvatrice, où une minuscule petite vieille désherbait la cour, et nous a regardés avec des yeux furieux, comme si nous étions des barbares). Des tas d’ordures dans tous les coins, comme d’habitude. Le service de voirie est antique et les fosses où on jette son pot de chambre sont repérables de loin. Il paraît qu’il y a un plan de réhabilitation pour la partie la plus homogène. On y fera un joli vieux quartier ?
Le reste de la vieille ville est déjà détruit et remplacé par de vastes rues pleines de magasins et de devantures rutilantes avec des enseignes géantes, brillantes et clignotantes et des trottoirs carrelés comme à Pékin. La ville est cernée de banlieues poussiéreuses où, selon Plaisirs inconnus, de Jia Zhang Ke (2004), se déroule toute une vie de menus trafics et de difficultés. Avec les dancings minables, les maladies, les dispensaires, les jeux de hasard, les chômeurs, les amours par intérêt ou par tendresse. La vie tout court, en Chine actuelle.
J’aime Datong. C’est une grande année, l’année de mon coup de foudre « intellectuel » à Datong, avec les Wei du Nord, leur rôle dans l’introduction du Bouddhisme, qui transforme la pensée et la vie chinoises et s’y sinise lui-même, en réciproque. J’avais lu le bouquin d’Anne Cheng (Histoire de la pensée chinoise) que Bernard m’avait offert dans l’été avant de partir, et le terreau qu’il avait déposé s’est mis à fleurir, avec tout ce que j’ai vu : je me suis toquée de cette naissance du bouddhisme en Chine, de la civilisation qui y est associée, des statues minuscules, moyennes et géantes, la vénération sans limite et sans borne pour ce détachement et cette sérénité, qui a remplacé, pour les souverains Wei, leurs coutumes assez brutes de gens venus du Nord : j’admire qu’ils aient eu assez d’ouverture d’esprit et de curiosité pour adopter et aider à la propagation d’une nouvelle pensée. J’ai eu l’impression d’avoir noué les fils de voyages précédents, les répétitions vaines des années précédentes : tout d’un coup, tout s’est organisé, j’ai su sans plus d’effort les dynasties et la couleur de chacune, les crises de régime et les grandes étapes chinoises. Justification de mes voyages en Chine, en somme, une sorte de capital qui tout à coup se découvre. J’ai été enfin fondue dans la civilisation chinoise.
Le Wutaishan, 11, 12, 13 septembre 2002
Le reste du voyage s’en est trouvé tout envahi. J’ai trouvé et compris les assises culturelles, civilisationnelles , du coup de foudre de 1992, d’il y a dix ans.
Nous sommes partis de Datong sous la pluie qui s’est installée pour quatre jours dans les montagnes. Les monastères magnifiques ou minuscules de la route du Wutaishan se sont organisés tout autour de la pensée de Bouddha, de son adéquation à la patience et au courage quotidien des Chinois, au milieu de la pauvreté des villages de terre, sans grâce, sous la pluie, avec les paysans qu’on voyait sur le seuil de leurs demeures aux rares fenêtres, portes étroites, sac de plastique sur la tête et le dos pour se protéger de la pluie diluvienne, jambes nues, pantalons retroussés pour ne pas avoir la boue jusqu’aux genoux, l’extrême pauvreté de la campagne dans ces Shanxi et Shaanxi (que je retrouverai dans les cours de P. E. Will), les cosmos de toutes les couleurs plantés le long des routes nouvelles, les cantonniers qui balaient la route, des cosmos vraiment un peu partout dans les cours des temples rouges ou roses, les tuiles vernissées, les petits personnages Qing sur les faîtes, bien jaunes.
Au bout de routes de terre improbables, à travers des champs, on arrivait parfois à un vieux petit temple très doux et, sur les murs qui bordaient la route, quelques paysannes tricotaient, ou bien il y avait un petit marché sous une allée de peupliers. C’était la Chine profonde et vraiment chinoise, contrairement aux autres voyages où j’étais souvent dans les marges et les minorités (elles-mêmes profondes).
On a eu de la neige à l’aller, en passant les cols, une pluie diluvienne au monastère suspendu (le Xuangongsi), une construction cinglée accrochée à flanc d’une énorme falaise, avec des marches glissantes en bois, encombrées de parapluies de toutes les
couleurs, elles étaient loin, nos révoltes de 1992, d’enfants gâtés et non sinisés ; maintenant, on se promenait par tous les temps. Pluie en montant à l’intérieur d’une énorme pagode en bois très ancienne (Foguangsi), faite comme un immense moulin-à-vent, avec toute sa charpente visible - un chef d’œuvre - bâtie au VIIe siècle, du temps de l’impératrice Tang, la seule impératrice de tout l’Empire chinois, et nous, pendant ce temps, en Occident, on avait Charlemagne.
Pluie sur les marches glissantes des temples, on montait et descendait, les flaques, les
énormes champignons à pois rouge et blancs qui servaient de W.C. au sommet de l’un des plus grands temples du Wutaishan, se reflétaient dans les flaques. Puis apparaissait un coup de soleil, le temps de croiser une classe d’élèves-guides touristiques de Taiyuan qui se jetaient sur nous pour tester leur anglais (aucun n’apprenait le français), et à nouveau la pluie sur les marches qui montaient vers un autre temple, le Longquan, aux constructions blanches et ajourées.
Wutaishan - Taiyuan - samedi 14 septembre 2002
On quitte le Wutaishan. Sur la route, on s’arrêtait tout le temps, pour voir un temple ou un autre. Je profitais des temples comme dans une osmose. Je me posais sur un banc ou sur un mur bas, je me promenais, buvant, aspirant leur beauté, les tons des murs, leurs herbes folles, leurs tuiles, leurs sculptures. Blancs, jaunes, rouges, rosés, gris. C’était septembre, mais on mettait des pulls et de bonnes chaussettes, comme si on était en octobre. L’agrément du voyage venait aussi du groupe ou du moins de quelques personnes du groupe : Pascale, Jean, Thérèse, et quelques autres, avec les personnages en contrepoint de rigueur, « la brioche alsacienne » ou le type qu’on surnommait Starter parce qu’il descendait du car pour prendre ses photos, avec un air tellement pressé et sérieux, pendant que sa femme courait en avant pour lui indiquer les vues à prendre avant tout le monde.
Il avait plu beaucoup pendant ce voyage. En France aussi, et, de Taiyuan, où nous sommes arrivés dans la soirée, pour dîner, j’ai appelé Jacques, il m’a appris que c’était le Gard qui avait trinqué, pas le Var comme avait écrit le China Daily.
Pingyao, dimanche 15 septembre 2002
Le lendemain matin, nous sommes allés à Jinci, ensemble de temples et de jardins proche de Taiyuan, le temps est encore gris. Nuages et humidité sur les temples, leurs belles statues Song et les arbres multiséculaires dans un grand parc. La ville est pleine de magasins minuscules avec des enseignes très jolies, peintes, les sièges des cafés sont en plastique rose, les marchands de beignets et de pommes circulent avec leurs petitsétalages, portés par une sangle passée autour du cou ou dans des charrettes.
Puis on a mis le cap sur Pingyao, qui était, selon les rumeurs, le clou du voyage. Malgré la beauté simple de l’architecture, pures maisons d’une ville prospère au temps des Ming, j’ai détesté Pingyao, trop de monde, trop de bruit, trop de tapage autour de cette ville classée par l’Unesco et envahie au point qu’il faut faire un effort pour distinguer l’architecture superbe et pure sous les oripeaux de la publicité. Les quelques rues adjacentes en donnent une meilleure idée, mais on n’a pas vraiment envie d’entrer en curieux chez les gens, dans les petites cours, par leur entrée coudée destinée à éloigner les mauvais esprits.
La déception de Pingyao, avec des dizaines de boutiques de prétendues antiquités (parfois jolies) installées dans les maisons de pierre basses du temps des Ming, le long des rues pavées, hélas hurlantes de tourisme, déambulation des groupes, avec les hauts-parleurs aguicheurs des magasins vantant leurs soldes ou leurs trésors avec une musique très forte, le tout mélangé dans la rue, superposés, cacophonie.
Nous étions logés dans un hôtel de type ancien, avec kang (lit de brique) : dans l’ancienne petite demeure citadine transformée en hôtel, dans les chambres au premier étage, c’était très joli de pouvoir s’asseoir sur son lit, en posant à côté de soi la petite table basse et le plateau de thé toujours à disposition, thermos, tasses, sachets ; il y avait une petite aquarelle érotique au-dessus du kang, une femme se caressant, avec un sourire clos à la Mona Lisa. Le minuscule cabinet de toilette avait sa plomberie entièrement déglinguée, comme souvent, douche sans bac coulant hardiment vers le lavabo et les chiottes, pataugeage immédiat et garanti pour la journée entière. Il se trouvait que j’avais la chambre d’honneur, la seule à avoir de l’eau chaude. On descendait de la coursive par un escalier raide à faire peur, qui atterrissait dans un tas de charbon, et, après, venaient les pots de fleurs et de plantes comme dans toutes les cours chinoises.
Les murailles de la ville sont debout, bien entretenues avec la manne internationale. Au-dehors, la ville s’étend sans contrainte, avec d’affreux HLM, et des maisons sans ordre ni âme, de toutes les époques récentes, laides autant les unes que les autres, mais peintes de couleurs vives, des vert pistache, des roses, des bleu vert, des carreaux de faïence. Le marché des légumes et des objets courants est longé de petites boutiques de fringues hideuses avec les mannequins soviétiques, des hommes et des femmes aux cheveux blonds crantés, aux yeux glacés.
Pingyao - Xi’an, lundi 16 septembre 2002
On s’est arrêté sous le soleil pour visiter la maison du clan Wang, des hectares et des hectares de demeures magnifiques accolées, à flanc de colline, petites cours étroites, sculptures délicates sur les linteaux, balcons pour les épouses et les concubines, cosmos et fruits dans les jardins.
On pouvait y vivre à 800 personnes, toutes de la même famille, tous descendant de l’ancêtre qui avait fortune avec le soja à partir du XVIe siècle, en le vendant à des Portugais, qui allaient le revendre je ne sais où. Après le déjeuner, une nana du groupe a poussé des cris affreux parce qu’une guêpe l’avait piquée, elle était allergique, elle allait mourir, mais non, rien du tout, elle ne devait pas être allergique, ou alors les guêpes chinoises ne sont pas faites comme les guêpes françaises.
À Xi’an, le musée, que je n’avais pas encore visité, contient des éléments superbes, et aussi un homme préhistorique, qui est l’une des pièces à conviction de l’hypothèse selon laquelle une race d’hommes est apparue en Chine, branche particulière de l’humanité.
C’était étrange de le photographier dans sa vitrine. On y a passé deux bonnes heures, avant d’aller à l’Armée de terre, un peu corvée, trop de monde.
J’ai adoré la mosquée tellement chinoise, avec ses tuiles et ses jardins, les ruelles du quartier et ses marchands de brioches vapeur.
À part l’Armée de Terre, déjà deux fois vue et trop exploitée pour ne pas décevoir, on a pu aller visiter un autre site, des fouilles tout à fait récentes, de l’époque Tang, avec des dizaines de personnages de très petites dimensions, 50 ou 60 cm de haut, très beaux, fins, qui représentent toute la cour impériale. Le sol de la région est truffé de tumuli, non encore ouverts, bourrés d’hommes et de squelettes, et sans doute de ces représentations magnifiques de foules sculptées, habillées et peintes destinées à animer la vie des morts. Cette année dans le grand site de l’Armée de terre, qui a déjà trente ans d’existence, des archéologues venaient repérer les restes de peinture des uniformes des soldats que le temps et le séjour sous terre ont décolorés. Dans les fouilles Tang, tout était frais comme l’œil, conservé dans un terrain sans doute moins corrosif.
Pingyao et Xi’an sont des exemples : ces deux villes étaient accablées de tourisme, croulant sous les cars de Chinois en voyage, ou de touristes américains, japonais et européens, magasins de mille bouddhas, lampes, statuettes, bijoux, tissus, vendus comme antiquités. Indécence du tourisme florissant.
Xi’an - Guilin -Yangshuo, mardi 17 septembre et mercredi 18 septembre 2002
Une fois encore, on a atterri à Guilin, ses rues plantées d’osmanthes, la laideur étonnante du HLM que je voyais de ma chambre d’hôtel, avec un empilement sur le balcon, de mille saloperies, fourneaux, vieux poêles, vieux balais, dépotoir.
Une fois encore, la rivière Li, toujours aussi époustouflante, avec son eau si transparente, les montagnes boisées aux formes folles, c’est plus beau à chaque coude de la rivière, je me dis toujours, cette fois, je ne prendrai pas de photos, j’en ai déjà plein, et, non, je prends et reprends tel angle, telle pente, tel profil, bien que les bambous phénix aient été coupés.
Malgré la première impression d’horreur en voyant que cette fois, oui, le tourisme avait envahi la rive d’en face, hérissée d’immeubles à étages, le séjour à Yangshuo a été très agréable. Les repas, le soir au bord de la rue dallée, plein de temps libre, on errait de-ci de là, avec l’impression de revenir chez soi, sans compter une promenade dans les champs et les villages en arrière de la rivière, champs de légumes, maisons basses, autre temps.
Shanghai, jeudi 19 et vendredi 20 septembre 2002
Une énorme surprise m’attendait, après ce reposant séjour campagnard : la métamorphose de Shanghai. J’avais le souvenir d’une ville étroite et rouge sombre, avec des foules innombrables entassées dans des bus bloqués dans la pollution, les chantiers énormes du métro. Des autoroutes internes dans la ville ont libéré bien des encombrements.
Ce ne sont plus que des tours vertigineuses et élancées, brillantes et découpées comme du cristal, les unes à côté des autres, hérissées et jetées partout, à côté desquelles le Bund et ses lourds immeubles à l’européenne sont , en revanche, devenus des jouets pour enfants de banquiers du XIXe siècle.
Le jardin du mandarin Yu est tout rétréci par des travaux, cerné de palissades, le peu d’espace qui reste est bourré comme un couloir de métro, plus rien de sa grâce.
On est descendu au Shanghai Mansion, sur le coin du Bund, les fenêtres donnent sur le mystérieux consulat russe, et le soir, la ville s’illumine comme une folle, grands caractères, grandes inscriptions en écriture latine, lumière bleue, jaune, rouge, une débauche au service du Grand Capital. Suant l’argent.
Au Musée de l’urbanisme, la grande maquette de la ville, telle qu’elle sera en 2020, telle qu’elle est en grande partie déjà réalisée, est stupéfiante : les Chinois prennent une ville, ils démolissent tout ou presque, reconstruisent l’ancien qui leur semble touristique, et bâtissent un monde nouveau, sans états d’âme et à toute vitesse.
Le Musée d’Art de Shanghai est sobre et sublime. Le département des bronzes se passe de toute description. J’y retrouve au premier coup d’œil les œuvres du temps de mes chers Wei du Nord, recueillant sans peine le bénéfice esthétique de mon amour pour la Chine, dont l’acquisition s’est capitalisée brusquement à Datong une ou deux semaines plus tôt, dans ce grand hôtel confortable de la ville du charbon et du premier bouddhisme, la ville de Plaisirs inconnus(Jia Zhang Ke, 2004).
La promenade en bateau sur le Huang Po s’est faite à la tombée du jour, avec le soleil se reflétant dans toutes les surfaces polies des tours de la ville, au-dessus du fleuve, se reflétant encore dans le fleuve après les miroirs, illuminant les énormes tankers, tout l’or du monde est là.
Le dernier jour, j’achète, dans une fabrique de soie de l’Aomen Road, une couette en soie pour Jacques, emballée dans une petite valise transparente elle-même et toute parsemée de caractères chinois, très chic. « Vous au moins, vous avez l’air de revenir de Chine », me dit le chauffeur de taxi à Roissy en voyant cette valise.
Paris, 21 septembre 2002
En rentrant à Paris, j’ai eu l’impression de rentrer à Lons-le-Saunier. L’Europe, en tout cas la France, est devenue la Belle au bois dormant, on est hors du coup, musée, « Un jour mon Prince viendra » ? Mais je crains que l’Europe ne soit plus désirée par les Princes charmants. Sauf à titre de musée.
A la fin du voyage, Jean et Pascale se sont, sinon mariés, du moins installés ensemble à Paris, avec la bénédiction de Thérèse qui m’a invitée chez elle à Paris, pour déjeuner avec eux deux. Comme si nous étions les deux belles-mères. Une jolie histoire d’amour, il en arrive parfois en voyage.