La Chine au ras des yeux. 5 Moscou, Irkoutsk et Pékin, Transmongolien, août 1997

3 - 17 août 1997

Moscou, Irkoutsk, Oulan-Oudé, Erlian, Pékin, Moscou

Moscou, dimanche 3 août 1997

Brouhaha du Roissy habituel et grouillant, un premier dimanche d’août. Aperçu la tête de quelques gens du groupe, plutôt souriants, puis j’ai gagné le calme exquis de la salle d’attente du satellite n°3, fraîche, devant les beaux avions, il y avait très peu de monde et cela me donnait l’idée que j’étais seule à partir.

Dans ma rangée d’avion, j’ai eu des Russes très désagréables, dont un, avec sa moustache de traître de cinéma, a occupé tout « son » casier avec son chapeau ridicule. Personne n’a eu le droit de mettre un sac. Comme d’habitude, on nous sert la petite bouffe de poupée, avec un plat totalement dénué de saveur, soi-disant « chicken » : quelques pâtes en forme de tortillons rouges, verts et blancs, jouxtaient des cubes indistincts de légumes et paraît-il, des cubes de poulet. Un « Bonbel » était la seule chose mangeable, c’est dire. Il y avait aussi un gâteau de poussière compactée.

L’arrivée à l’aéroport de Moscou était assez sinistre, avec son plafond en rondelles noires, tuyaux emboutis, cuivre foncé, ou noir, bruyant, bourré de Russes gros et sans gêne, certains avec une fleur à la main ? On monte dans le car d’Intourist (tout est à moitié mythique et mauvaise carte postale dans ce pays), on a roulé, dans des paysages d’abord boisés (sapins et bouleaux), puis des quartiers avec grands HLM, on a longé le mur du stade du Dynamo (encore un mythe), enfin la ville elle-même, bruyante. Impression plutôt agréable, largement affinée le lendemain (c’est-à-dire aujourd’hui).

Au dîner, j’étais avec une femme blonde et ses deux filles blondes qui ont l’air de jeunes garçons, et deux autres femmes, Véronique et Annie. Le dîner a été assez agréable, quoique pas bon, et je n’avais, de plus, pas faim, mais toutes ces personnes m’ont paru fréquentables. Revenue dans ma chambre 1719, il faisait déjà nuit. J’y ai une vue magnifique (je suis au 17e étage) sur Moscou, la gare de Biélorussie, pâtisserie blanche à fronton rose, une des sept magnifiques tours crénelée , je ne sais plus laquelle, bien que la guide russe nous les nomme à chaque fois. Le ciel est tout gris, il était tombé une pluie battante pendant le dîner. J’ai retrouvé les petits lits étroits de Tachkent, les draps où s’introduit la minuscule couverture par une fente en losange sur le dessus de la housse, la salle de bains minuscule, les serviettes misérables de l’ex-URSS, dont une sorte de serpillière râpée, censée être « éponge » et une étole mince, lisse et blanche, il y avait le vrombissement incessant de la grande avenue. Ce soir, la vue est la même à part qu’il y a un soleil rouge magnifique qui s’est couché derrière le fameux grand immeuble, l’une des « sept sœurs » (ce sont des merveilles architecturales, parce qu’elles sont sept, une toute seule est déjà belle, mais pas aussi époustouflante que la couronne éparpillée qu’elles forment dans Moscou.

Moscou, lundi 4 août 1997

Ce matin, j’ai pris le petit déjeuner avec un des jeunes couples d’intellos (Maryse et Daniel), tous deux professeurs, sympathiques et discrets. Ils passent leurs vacances ensemble, mais comme ils ne sont pas mariés, ils sont séparés durant l’année, puisqu’ils ne forment pas un couple légal aux yeux du ministère.

Le tour de ville, malgré la grisaille m’a assez éblouie, une ville 1/immense, 2/ parfaitement hétérogène, avec des quartiers sublimes grâce aux teintes délicates des maisons, très belles de proportion, mais un peu trop fraîchement rénovées, et 3/ indéfinissable à cause de cette hétérogénéité. Saint Basile fait presque Disneyland. Le mausolée de Lénine : les soldats y sont avachis, assis sur le muret de pierre.

Toujours avant le déjeuner, nous sommes allés dans la résidence de Tourgueniev, qui est devenu un endroit pour attrape touristes, assez décevant et pourtant, la construction est très belle ; mais l’exploitation avec les cordons pour empêcher de circuler, les sens uniques, les gardiennes grognons, etc. ôtent beaucoup de plaisir. Dans le jardin, par derrière, il y a de petits kiosques où on peut boire mais nous n’y sommes pas allés. Dans une des pièces, il y avait un grand piano où je me suis accoudée un instant, miraculeusement toute seule et pas surveillée de grosses mémères gardiennes, en regardant dans la rue par la grande fenêtre.

Après ce tour, avec un long arrêt à l’Université et un mitraillage de photos de ma part, car c’est l’une des sept sœurs, on est allés déjeuner.

Un trajet assez long nous a permis de voir le monastère de Novodiévitch, bâtiment superbe, les bonnes sœurs en noir repassaient leurs tapis et leurs nappes, et le calme de ces constructions blanches était ravissant.

De là, nous sommes allés dans un prodigieux cimetière, immense, rempli de personnalités rangées par quartiers, avec les sculptures hallucinantes, des généraux, des artistes (musiciens, peintres architectes, sculpteurs), des inventeurs, avec leurs œuvres ou leurs exploits figurés. On avait vu, le matin, dans une église, l’enterrement de S. Richter (dont la mort remplissait les journaux), c’était déjà en soi saisissant, et voilà que l’après midi, dans le beau cimetière, naturellement, on a retrouvé la tombe de Richter, qu’on atteignait en suivant une allée totalement jonchée de fleurs

dont ces bleuets (collés dans le cahier) et un œillet rouge qui sèche dans le Petit Futé, provisoirement.

Pris moult photos, beaucoup trop, dont au moins ces quatre églises, dont S. Basile.

On s’est ensuite promené dans le métro, où j’avais peur de me perdre. Il est moins beau que celui de Tachkent, qui en est une riche imitation, en plus kitsch, plus exubérant, plus cinglé. Le régime soviétique a peuplé Moscou d’immeubles raides, imposants et superbes. Les gens parlent souvent avec dédain de ces HLM, mais ces énormes monuments ont une puissance, une capacité de nostalgie pour ce rêve cassé, qui est terrible et qui me serre le cœur.

Change et achat de quelques timbres.
Puis à nouveau la Place Rouge, on est retourné dans la petite église de Ste Marie de l’Annonciation, où un pope très beau, très branché avec son catogan, et qui aurait mis la communauté gay dans tous leurs états, bénissait les fidèles qui lui baisaient les mains et baisaient aussi les vitres de l’icône. Lui devait avoir 22 ou 23 ans, une figure de légende. Je contemplais l’opium du peuple personnifié.

Ah ! J’oubliais encore, le matin, nous sommes allés au Goum et j’ai vu son architecture imposante et merveilleuse. Il y a beaucoup de façades pur Art nouveau.

La nuit tombe, je vais bientôt arrêter en finissant par le retour à pied depuis la Place Rouge jusqu’à l’hôtel, dîner avec Annie, Véronique, la mère et ses deux filles. On parle « vacances ». Sur ce, je vais me démaquiller, je me rhabillerai à l’identique demain matin, pour aller au mausolée, pas d’élégance !

J’oubliais encore : on a vu la rue Arbat, piétonne, animée, où il y avait des petits singes habillés en jean, ou en robe de chambre. Il y a aussi un « Makdo », qui semblait faire ses affaires, et des maisons rénovées, un peu jex-four, mais charmantes au demeurant, avec des couleurs sublimes, pastel pâle ou pastel soutenu.

Moscou, mardi 5 août 1997

En face de ma chambre, renseignement pris, ce n’est pas la gare de Biélorussie, mais la gare de Kiev. Pris le petit déjeuner avec JL, le guide, qui me raconte les « circuits aventures » et m’a aisément convaincue que ce n’était pas ( ou plus ) pour moi.

La matinée : le mausolée de Lénine, c’est toujours l’étonnement devant ces hommes (Mao, Lénine) embaumés qui ont été vrais et vivants, qui ont changé, et la face du monde, et la face de la vie de centaines de millions de gens. Lénine est très petit, très blanc, très cireux, sous son drap noir avec un ruban-galon rouge et noir, je crois. Les gens continuent à venir, défilent, nombreux, continus. Mais la queue pour entrer est bien moins longue que celle pour Mao sur Tian An Men. Les tombeaux par derrière, Staline, Frounzé, Joukov, Gagarine etc. sont décorés de leurs œillets en plastique rouge, assez misérables et quelques fleurs fraîches de plus s’ils sont très célèbres (Staline). On a aussi perdu Olga, retrouvée plus tard à l’hôtel.

Puis on est allé au Kremlin, pour moi, j’éprouve une vraie stupéfaction devant ce monde étrange et religieux, oriental, les milliers de coupoles, églises blanches, cathédrale de l’Assomption, le trône d’Ivan le Terrible et de Boris Godounov, une nana du groupe et moi, nous avions les poils hérissés de stupeur de VOIR ces objets : ils existaient, ils avaient existé, ils n’étaient pas seulement des films, des opéras ou des lignes dans des livres d’histoire. Magnifique décoration d’icônes, à tous étages du mur, presque comme des dessins tibétains. Pris des tas de photos un peu anarchiquement.

Le Kremlin est bourré de musées : on a visité le musée des armures, avec des costumes superbes, des robes de cour gris perle, la tenue rouge damassée de la femme de Pierre le Grand, les chapeaux - couronnes d’Ivan le Terrible et de Boris Godounov, toujours des couronnes, des sceptres. Les carrosses sont d’une taille prodigieuse, avec des roues énormes, des suspensions énormes, le traîneau de la fille de Pierre le Grand, plus gracieux.

Puis des salles assez rasantes, avec le « Trésor des Romanov », énorme déballage d’or grandiose à la limite du hideux ! J’étais morte. Les genoux me rentraient dans le corps. On a bu un coca grandiose en sortant, frais, reconstituant, et on est allés déjeuner. Ce fut encore leur bouffe éternelle et dégueulasse finalement, à l’hôtel, des choux et de pommes de terre, sans goût, nageant dans de l’eau graisseuse.

Ensuite, la croisière sur la Moskova, avec l’exquis glissement sur l’eau entre els quais magnifiques et un intermède kitsch, effarant, d’un groupe folklorique, les nanas sont archi maquillées, les mecs roulent des yeux de velours (bleu), l’accordéoniste saute en jouant, avec sa tête toute déteinte et trop blondasse, devenue blanchissante, Kalinka maia, etc.

En revenant à l’hôtel, je suis allée avec Liliane, ses filles et Annie, dévorer un Mac Do

rue Arbat, la salle est archi bien décorée, avec des murs rouges et des pilastres blancs, la jeunesse dorée de Moscou y buvait des coca, l’allure très européenne, plutôt minces, les filles très maquillées, le dîner m’a paru délicieux après l’infecte nourriture de l’hôtel. Ensuite on a traîné rue Arbat, où il y a aussi, en plus des singes et autres attractions, un sosie de Lénine ; j’en avais marre, j’avais mal aux jambes, et assez de regarder des babouchkas et autres conneries. Le dîner de l’hôtel, une heure après, était mauvais, mais nous n’avions pas faim, le Mac Do était passé par là.

Après dîner, il a fallu ressortir acheter de l’eau, en prévision pour le train que nous prendrions dans trois jours, retraverser la grande avenue, pour gagner la rue Arbat, traîné devant les comptoirs, oh des Bonduelle, oh des Petit Lu, je suis rentrée crevée, fait mes valises pour demain, branché mon Moustiques-Baygon, et mal dormi. Malgré cette fatigue des magasins inutiles, c’était une très bonne journée et la Moskova était carrément jolie et reposante, j’ai pris des panoramiques du quai, quelques vieilles usines, des enfilades majestueuses. J’ai découvert que les constructions des années Trente/Quarante étaient vraiment du bel art.

Moscou – Irkoutsk, mercredi 6 août 1997

Aéroport pour vols intérieurs. Attendu pour passer les contrôles, debout, toujours comme des immigrants. Puis ce fut la surprise de la Baïkal Airlines : un vieux petit Tupolev refilé par les Chinois, ce qui est un comble, nous attend sur le sol bétonné. On voyait encore les caractères chinois sous la peinture.

J’avais un hublot, j’ai considéré pendant des heures les fantasmagories des nuages, et aussi leur système en dépression annoncée et leur centre dense. Le repas était plutôt bon, du riz et du poulet, une petite entrée aux raisins secs et filaments de choux, une glace et du beurre Président (et non de provenance estonienne et plutôt margarine) que j’ai dévoré sur une tartine de pain noir.

Le voyage a été long, le Tupolev n’était pas très vaillant, il semblait voler avec effort et Irkoutsk est loin, 4 750 km de Moscou, au milieu de la Sibérie sud.

L’arrivée sur Irkoutsk n’a pas manqué de piquant, cette fois, on était au cœur de la dépression, dans une bouillabaisse et une pluie à couper au couteau au milieu de mille monts Sainte Odile en puissance, couverts de forêts sombres, il faisait nuit noire, il y avait des trous d’air et des virages en rond sans fin, pour approcher de la ville, enfin, on s’est posé sur la piste qui était toute longée par de vieux avions méchamment accidentés, ailes cassées, trains d’atterrissage en morceaux, queue arrachée. Comme une haie d’honneur au vaillant Tupolev.

L’aéroport est des plus rustiques, on sort en piétinant sous des trombes d’eau, entre deux barrières branlantes pour rentrer ensuite dans l’aéroport, pour aller chercher les bagages sur un système roulant circulaire trop court qui créait plein d’embouteillage dans les valises qui se renversaient avant d’arriver.

Le car, ensuite, a roulé pendant près d’une heure et demie avec un boucan diabolique, des fenêtres coincées, j’étais comme une langoustine surgelée en arrivant sous une pluie serrée et froide : il était près de minuit en arrivant à l’hôtel.

Et brusquement, je tombe dans le bien être d’une chambre très vaste, assez démodée et confortable, pas du tout genre « hôtel », c’était comme si on arrivait chez des amis, chez les « Trois sœurs », il y avait un lit bien chaud avec plein d’édredons, où je n’ai pas pu dormi avant deux heures et demie du matin, décalage horaire de 5 heures oblige ! Mais j’étais très bien.

Vers 7 heures et demie, j’ai fait une tentative pour me laver els cheveux avec de l’eau tellement bouillante, impossible à régler, que j’ai reculé. Je suis sortie, j’ai pris quelques photos du lac Baïkal, gris avec un ciel plutôt gris et nuageux. Encore un de ces noms exaltants où on pense ne jamais aller.

Le temps du petit déjeuner (excellent, d’autant qu’on n’avait pas dîné), ça s’est dégagé et on était donc déjà le 7 août, sous le soleil de la Sibérie.

Autour du Lac Baïkal, jeudi 7 août 1997

Visite du village de Listvianka. Avec ses isbas de poupée, minuscules, ses jardins pleins de cosmos et de choux, des genres de petits concombres (sans doute les gros cornichons russes) et de tomates, des petites vieilles pour contes de fées appuyées sur des bâtons. Je suis entrée dans une petite église de bois, j’ai acheté une bague à un marchand installé devant l’église, (un œil d’aigle).

Puis nous sommes allés embarquer, au bord du lac, sur une petite jetée plaisante, le petit bateau est parti et moi dessus, sur le Lac Baïkal, et nous a déposés sur une crique, où il y avait deux campements (deux tentes d’un côté sur la plage et une sur le talus un peu plus loin), j’ai ramassé des cailloux, des pommes de pin, des œillets roses, des fleurs diverses. Le temps était magnifique, il faisait doux et même à la fois chaud et léger, on est à 1000 mètres.

En revenant sur la rive, il y avait un unique étalage de poissons séchés brillants, vendus par des dames, ensuite est arrivé un groupe de jeunes et un peu moins jeunes à moto, qui semblaient avoir leurs habitudes à l’embarcadère et au petit marché de poissons, une des distractions du coin.

On s’est ensuite retrouvés à la salle à manger de l’hôtel, on a mangé de la salade de fougères, style un peu salicorne, absolument délicieuse : ce sont les pointes recourbées des fougères, assaisonnées de manière excellente, une surprise, je n’en ai jamais remangé, j’y pense toujours. Ensuite, est arrivée de la soupe de raviolis, les fameux raviolis d’Asie, coussinets moelleux, ensuite, un poisson du lac (exquis) et des groseilles bien sucrées avec du gros sucre cristallisé. Repas excellent, le premier depuis Paris.

Après déjeuner, on est parti au Musée limnologique (consacré au Lac), qui est assez démodé, mais tout de même passionnant et étonnant, même dans pauvreté de présentation, rayonnages de bocaux avec des poissons dans du formol, poissons des profondeurs avec leur tête saisissante, grognon et énorme, ders fœtus de phoques, des phoques empaillés, des biches-vampires. Il y avait une présentation télé assez bien faite, toujours debout hélas, pas le moindre petit banc prévu pour les visiteurs. Je vois sur internet (2013) qu’il est complètement transformé et embelli, avec des aquariums uniques au monde, un arboretum (ce que nous avons dû voir nous aussi, mais pas sous ce nom élégant) et des expos temporaires, il reçoit au moins 50.000 visiteurs, nous y étions tout seuls.

On est allé ensuite au musée de plein air où un guide toungouze (ou bouriate ?) plein de pédagogie nous a conduits dans des bois de bouleaux, d’une telle beauté, que j’ai compris enfin la longueur du plan de Quand passent les cigognes où la caméra s’attarde sur les feuillages qui tournent en voûte serrée : le caméraman s’est laissé envoûter !

J’ai adoré marcher dans les bois. Il y a aussi des maisons de bois typiques, au milieu des maisons, c’était un peu longuet mais joli, et puis il y avait ces échappées superbes sur le lac, bleu, les arbres, les tons des arbres, des milliers de variétés de vert, du bleu au gris en passant par des jaunes et des roux aussi. Car les bois et les arbres valent le voyage. Le bruit d’une forêt de bouleaux, même sans vent, est incroyable, il faut l’avoir entendu une fois dans sa vie pour savoir que la terre devait être bien belle quand nous n’y étions pas. Taïga, films, Michel Strogoff, Sibérie, et surtout, moi là-dedans, j’étais fière de m’y promener.

On a repris le car pour rentrer à Irkoutsk, je luttais contre un affreux sommeil, mais j’étais maintenue éveillée par une sorte de sympathie, un air de reconnaissance, je sentais qu’on était bel et bien en Asie centrale et non plus en Russie, avec le déballage des pastèques et des melons d’eau le long de la route que nous n’avions pas vus à l’aller, dans la nuit et sous la pluie. Là, c’était à nouveau l’été.

Les maisons de bois étaient bien jolies, certaines assez mal en point, presque ruinées, Lénine, à notre arrivée à Irkoutsk, se tenait droit comme un I, pour donner aux voyageurs un modèle et la bonne direction.

L’hôtel donne sur l’Angara, ma chambre aussi, face à l’ouest, coucher de soleil. Demain, tour de ville puis musée avec Maryse et Daniel, tel est le plan. Il y a un croissant de lune super mince au-dessus du fleuve Angara pendant que j’écris dans ma chambre d’hôtel à Irkoutsk. Michel Strogoff sur les bords de l’Angara.

Irkoutsk, vendredi 8 août 1997

Des oiseaux coassent le long de l’Angara, j’ai le soleil couchant dans la figure, et une fois encore, un coca bien frais, après une agréable journée.

Le matin, tour de ville pépère, en car, d’église en église (pleines de popes et de monde vieux et dévot), il y a un type du groupe qui est comme moi, à déplorer le coup de volant religieux, et la disparition des symboles de la Révolution. De même, j’ai été scandalisée du vocabulaire du guide local, « la guerre civile de 1917 » au lieu de la Révolution.

Je vois les pêcheurs sur la petite barque au milieu du fleuve qui est immensément large. Je trouve du charme à Irkoutsk, il y a encore de nombreuses maisons de bois, les beaux immeubles un peu pâtisserie de la fin du dernier siècle, peint en bleu, rose, vert, etc. Pas plus de deux étages à cause des tremblements de terre. Et le bois est peu à peu abandonné à cause des grands incendies du 18e siècle. J’ai vu en passant du haut du bus la maison des Décembristes

exilés, fermée et qui semble mal entretenue. Mais j’ai raté leurs tombes (Troubetzkoi ? Mais il est mort à Moscou, non ? Ou alors, c’est la tombe de sa femme et il aurait demandé à y être transféré ?), qui sont dans l’église de la Vierge de l’Annonciation car j’ignorais qu’elles y étaient, et où j’ai vu en revanche un pope colossal avec une grande barbe comme celle de Nicolas Osolin et des bonnes sœurs sinistres avec leur quasi tchador. Pas mal de mendiants vieux style.

J’ai échangé trois mots avec une toute petite vieille dame, un peu plus tard dans la rue, ancien prof d’allemand, avec ses yeux si intelligents, elle parlait français aussi et c’est comme ça qu’elle nous a abordée pour nous dire ça. Elle était extraordinaire à voir et je serais bien restée plus longtemps, encore qu’on ne sait jamais quoi dire dans ces cas-là, une espèce de respect fasciné comme devant un gouffre de connaissance de la vie mais d’une autre vie, d’une autre espèce que la mienne.

Les rues ont des arbres, des charmes, des ormes, des bouleaux, sur le quai de l’Angara qui sent le bord de mer un peu vaseux.

La maison de Tchekhov : il venait à Irkoutsk écrire ses pièces. Et il a dû y séjourner en allant ou en revenant de Sakhaline. Elle est non loin du beau théâtre, peint en jaune avec ses colonnes classiques, arbres non loin, ce devait être une bien jolie ville, elle l’est encore en 1997. Après on est allé déjeuner au restau chinois de l’hôtel où rien n’était chinois. Annie et moi, nous avons appris qu’on serait avec la grande dame et son mari dans les couchettes à 4 du transmongolien. Une heure de repos. Le matin, je m’étais enfin lavé la tête, mes cheveux sont plats et mous.

L’après-midi était libre, on a beaucoup marché avec Annie, Daniel et Maryse. Photos nombreuses d’isbas, elles-mêmes très nombreuses.

Le musée de peinture n’offre pas un grand intérêt, à part le portrait de Paul Ier, le reste, des croûtes. Puis galopé au musée des Décembristes, de fait fermé sine die et en piteux état à l’extérieur, la carte que j’ai envoyée à Bernard avec leur salle à manger est trompeuse. Il était fermé donc. Peu importe, je voyais la maison, la vue qu’ils en avaient et genre de rue où ils avaient tiré leur exil, par le froid de loup de la région. L’exil a duré plus de trente ans, c’est dire que peu sont rentrés.

Il y a des rues très animées, comme la rue Djerzinski et la rue Karl Marx, avec des rues perpendiculaires très calmes qui ont gardé leurs maisons de bois, sous l’ombre des ormes, ça fait assez gros village européen, on pourrait y rencontrer des vaches, mais il n’y en a pas.

Près de la statue de Lénine on a 1/découvert un café, 2/ regretté que la Révolution soit aux orties.

(Y aurait-il eu un crash d’avion en Corée ? Il semble que oui, selon les images de télé. De fait, oui, c’est le krash du 6/8/1997 de la Korean Air Lines).

Le soir donc, en revenant près de la statue de Lénine, on a bu un thé à la fraise et mangé une glace à la vanille (délicieuse) arrosée de sirop de chocolat.

Puis retour à l’hôtel, et dîné à la sibérienne avec un poisson fumé, un steak collé de fromage cuit et chapeauté de crème aux oignons et un pain fourré indéfinissable avec une vague salade, pas mal d’aneth et des oignons crus en rondelles.

Bref, j’ai sommeil, je bâille devant le soleil qui se couche sur l’Angara. Je ne reviendrai sans doute jamais ici et pourtant j’en aurai une nostalgie, j’aime cette ville, je pourrais y vivre, même si ses habitants mastocs et ses nanas maquillés n’offrent pas d’intérêt directement perceptibles (exception faite pour la petite dame prof d’allemand). Les glaces y sont délicieuses. Les églises sont assez belles, peintes comme des images, maquillées comme des jeunes personnes à la fois modestes et pourtant presque vulgaires de fraîcheur. Le bois usé de la maison des Décembristes, peint en noir fumé, a l’air d’être du velours un peu râpé. Le site, la situation, le bâti, le fleuve, l’histoire rendent la ville attirante, aimable, touchante. Histoire si courte, comptoir commercial depuis le XVIe siècle, qui se développe vers 1850, avant, quelques maisons sur le fleuve, c’est bien pourquoi on y envoyait les déportés, loin de tout, mais il y a Troubetzkoi et sa femme, Volkonsky et tous ceux qui n’ont pas de nom, et Michel Strogoff et Tchekhov, la Mouette, la Cerisaie, Oncle Vania et tous les personnages. Et on est si loin de tout dans le monde, dans un « centre » abstrait, abrité, genre un peu trou noir. Un grand lieu et le Baïkal idem. Y vivre, sans doute, mais y mourir, ce doit être assez plaisant, car déjà paisible.

Demain, le train !

À bord du Transsibérien, 9 août 1997

Cette fois, on roule. Déjà, il y a des tas de villages de chaque côté de la voie et ça paraît beaucoup plus propre que dans les précédents voyages.

Il y a du brouillard à couper au couteau ce matin, où on ne voyait pas l’Angara ! et moins encore la gare. Il faisait frisquet. On a d’abord attendu sur le quai puis vu le train arriver. On faisait les malins, on était très fiers. Puis nous sommes montés dans notre wagon, que nous remplissions à moitié, à partir du coin du samovar et, dans l’autre moitié, ce sont des commerçants russes qui vont à Pékin. Jacques, sa femme, Annie et moi avons le dernier compartiment avant la moitié réservée aux Russes. Annie me laisse gentiment la couchette du bas, mais pour l’instant, huit heures du matin, les lits du haut sont relevés. Ils ont des petits volants en velours bleu pour garniture.

Les petits villages sibériens, isbas, dans les pins et les bouleaux, c‘est impossible de dessiner droit dans le train (il y aune tentative ratée de croquis) ces petits toits curieux en forme de capuchons.

Je vois un homme qui monte dans la colline de bouleaux (dont pas mal sont crevés) et de pins et il y a des jours comme au Tibet, où je me dis que je devrais finir ma vie comme ça.

Le paysage dans la fenêtre, des mélèzes, des cèdres de Sibérie, des bouleaux et aussi les inévitables fleurs roses hautes sur tiges, en gros buissons envahissants, comme il y a en Finlande, et aussi dans le Haut-Jura, et donc, j’en déduirais, dans toutes les forêts de résineux de l’Eurasie en tout cas.

Photos imprenables sur le lac Baïkal complètement bleu pâle avec des flaques hyper laiteuses par endroits, et qu’on longe un bon moment (plusieurs heures) dans un cadre de montagnes surexposées.

Premier arrêt : Slyudyanka, il est 11 heures 20. Je prends la gare et le chef de gare en photos.

Je remplis une déclaration de douane, en me trompant dix fois. On va déjeuner au wagon-restaurant, en traversant maints wagons, soupe avec petits dés de jambon, des cornichons russes, des rondelles de citron, tomates. Après, le bœuf, pommes de terre et petits pois et hop, on est virés du restau. Pas très aimables. Il y a du thé vert (chinois), de la boisson à la banane et une autre à la pêche, pétillante et mousseuse assez dégueulasse. Nos bouteilles d’eau, achetées à Moscou, nous attendent dans le compartiment : en effet, JL avait raison, il n’y a pas d’eau à boire à bord du train.

C’est la saison des foins. Il y en a en tas, ou étalé, ou fraîchement fauché. Ils font ça à la faux, même sur de grandes surfaces.

Que les bois de bouleaux sont jolis. Il y a eu un changement, les plaines ne sont plus en foin, mais cultivées avec de petites céréales (seigle) et les bois sont éclaircis en direction la rive du Lac que nous avons sans doute quitté (pour de bon) avec son bleu aux grandes moirures de blanc.

Les chiottes du wagon ont des cuvettes métalliques mais sont en bon état (c’est pas la Chine d’il y a quatre ans). Il y a un petit lavabo où on fera notre toilette ce soir, ça va faire embouteillage, il est vrai qu’il n’y a rien à faire de précis (ajouté dans la marge : erreur, il y a plein de choses distrayantes à regarder, par la fenêtre, ou dans les arrêts, ça prend tout le temps, je n’ai pas lu une minute) . Je distingue dans le village qu’on a longé un obélisque surmonté d’une étoile rouge, en guise sans doute de monument aux morts.

15 heures. Le long de la route, maintenant, court une quadruple ligne :

 Une rangée de peupliers
 Deux rangées de bouleaux
 Une rangée de cèdres de Sibérie (pins)

et le paysage par moments serait presque européen, des villages, des prés, des bouquets de bouleaux.

On longe maintenant la Selenga, vaste rivière style Angara et qui se jette dans le lac Baïkal par un delta à multiples bras (pris mille photos de la Selenga) et toujours les émouvants peupliers des oasis d’Asie centrale, les Mongols les ont-ils rapportés avec eux dans leurs razzias cinglées.

À bord du Transmongolien, toujours le 9 août 1997

15 h.30. Oulan Oudé (environ 25 minutes d’arrêt). Une photo de moi devant le Moscou-Pékin, et avant d’arriver ici, j’ai encore pris la magnifique Selenga, avec son aspect presque minéral. La ville a été fondée en 1660 plus ou moins, elle s’est vraiment agrandie vers 1900 au moment où elle est atteinte par le Transsibérien.

C’est là que se sépare la ligne, une branche va vers Vladivostok, la moitié de tête de notre train va y aller, l’autre, dans laquelle nous sommes, une fois le train coupé en deux, s’apprête à traverser la Mongolie en direction de Pékin. J’aimerais y retourner un jour pour aller à Vladivostok. Un autre train stationne, pour Novokouznetz, donc dans l’autre sens vers Moscou.

On boit un thé dans le compartiment, le type qui tient le samovar est très gentil avec nous. La ville paraît très grande, elle a, entre autres activités, de grosses usines d’aviation (d’où le secret peut-être car elle fait des avions civils et militaires, des Mig). Elle est hérissée de grands immeubles HLM, alternant avec des isbas minuscules et des jardins, des hangars à voiture en béton avec des portes cadenassées en fer rouillé sur des hectares. Je vois de grosses usines (sans doute aéronautiques). On passe, en fait, deux fois autour de la ville. Et il semble que l’on voit le confluent de la Ouda et de la Selenga au sud de la ville.

18 heures. Une lumière très belle s’étend sur de petits villages en rondins, avec des toits clairs, au bord de la rivière. Au fond, des collines assez pelées. Des vaches disposées sur les différents plans.

Il y a quelque chose dans l’élasticité apparente de l’herbe rase mais épaisse des prairies quelque chose qui fait penser au Tibet, et aussi, dans cette région si loin de tout ce qui bouge, une sorte de paix assez mollement bienheureuse.

Un cimetière : il y a des petits enclos individuels, en fer forgé peints en bleu, au milieu, les couronnes en fausses fleurs qui sont accrochées, je n’ai pas remarqué de croix, à surveiller en passant devant le prochain. Dans les prairies, ils chargent les voitures de foin comme nous autrefois (Je pense à Dieth, un homme réfugié juif qui nous aidait dans les prés du Jura, pendant la Guerre, avant de disparaître au moment où la zone libre a été abolie, personnage de la tragédie de la Deuxième guerre mondiale, en ombre chinoise).

Après le restaurant du soir (poulet au riz), j’ai pris deux photos du lac Gusiney tout bleu (Goussinoziorsk), un paysage immense, des couleurs assez violentes et magnifique avec encore des traînées blanches et un premier plan beige rougeâtre. Et un pré style Père Huc.

A la gare, des petits enfants voulaient lancer des pierres sur le train. Les enfants avaient des têtes de Bouriates, mais le petit chef était un blond sibérien.

Difficulté de se laver les dents avec ces conneries de robinets qui passent par en dessous, j’ai pris en photo l’isba de la garde-barrière, et un village aux tons gris, des gris très jolis, près du lac.

La beauté extrême des rivières sibériennes, majestueuses, puissantes et calmes, et la splendeur infinie et paisible des paysages, où les vaches ont l’air d’être l’incarnation du bonheur.

9 h ½ du soir, Naushki, (Rép. Bouriate) douane de sortie. Le soleil est à demi-couché.

Douaniers colossaux et sévères, armés, soupçonneux. Ils tapent à coup de crosse partout pour voir si il y aurait des caches creuses dans les parois. Et ils arrachent carrément le plafond du couloir après l’avoir enfoncé à coup de crosse, et laissent pendre les planches que des employés du train remettront vaguement en place un peu plus tard dans la nuit. Ils font descendre un type du wagon voisin pour vérification dans une guérite sur le quai. On ne le revoit pas. Je n’aimerais pas être à sa place. Le train repartira sans lui, nous semble-t-il.

Et il est reparti seulement à minuit et demi, la visite de douaniers a duré trois heures (pour l’ensemble du train).

À bord du Transmongolien, dimanche 10 août 1997

On arrive à Suhe Bator, il est 1 heure et quart du matin, on est déjà dimanche. Douane d’entrée en Mongolie. C’est ce genre de lieu, point de trafic international intense, drogue, armes etc. tellement surveillé qu’on se demande comment on arrive à en sortir ? Que ferait-on si on était voyageur seul ? Le mauvais rêve

Un douanier est monté dans le wagon, entré dans notre compartiment, il nous salue en anglais, « How do you do ? ». Ici, il y a eu deux papiers à remplir, le même genre qu’en Russie, mais les Mongols sont jeunes, souriants, et même rient fort gentiment, il n’empêche que toutes ces singeries durent jusqu’à près de deux heures du matin. Et je n’ai pas de problème à m’endormir.

5 heures. Je suis réveillée par un froid glacial qui me tombait sur la tête. Un répit lors d’un arrêt. Pourtant la fenêtre n’est pas ouverte.

De ma couchette j’ai pris une première photo d’une nappe de brouillard, des yourtes indécises, on est en Mongolie. « Mais qui songe à la Tartarie ? » Lettres de voyage du Père Hucentre 1839 et 1848. Le Père Huc est allé en Mongolie, est-il allé aussi haut, à vérifier.

Maisons et yourtes cohabitent dans des enclos aux alentours des villes, un soleil magnifique éclaire glacialement les steppes d’herbe grises qui ont vraiment des reflets argent et par endroits, il y de la bruyère mauve. La Mongolie pour films et cartes postales mais pas vraiment surprenante parce que très conforme à ses images.

Nous voilà à Oulan Bator (« Héros rouge » ), à 6 300 km de Moscou, arrêt assez prolongé, une bonne demi heure, on sort un peu se dégourdir les jambes dans l’air du matin sur le quai, où il y a des « touristeries » insensées vendues par des « petits marchands » qui déambulent, certaines personnes du groupe en achètent, il y a d’affreuses cartes postales avec des couples mongols souriants en costume folklorique, Gengis Khan ou Koubilaï, ou des scènes paysannes peintes sur tissu, mal peints, vulgaires, avec des chèvres et des boucs en train de copuler, des chapeaux à queue de renard absolument immettables. La gare est peinte style de Sibérie, assez classique. Les montagnes, à l’horizon, sont comme en velours vert, à l’infini. La ville doit être grande mais plate, je ne vois pas grand-chose depuis le train. Je ne verrai pas les monuments de la ville : le monastère de Gandan, la Grande place du Parlement, le musée de l’Histoire Nationale, je ne vois pas non plus les bords de la Tula.

On va au wagon-restaurant prendre le petit déjeuner, surprise, ce n’est plus le même, on a raccroché un wagon mongol, la cuisine sera mongole toute la traversée du pays, alors qu’on mangeait russe de l’autre côté de la frontière, avec un chef et du personnel russe. Deux œufs sur le plat, du pain très serré et très bon, de la confiture de baies rouges, du thé, donc plutôt international, pour l’instant. Impossible de prendre en photo l’exploitation de charbon signalée par deux étoiles dans le Petit Futé et on croise aussi un train chargé de charbon, ce qui renvoie au petit vieux d’Oulan Bator, que j’avais vu essayant de ramasser un morceau de charbon sur la voie (et qui avait dû tomber d’un train).

Il est 11 h. et demi. On est donc toujours dimanche 10 août. Le temps a peu à peu perdu sa forme habituelle, plus mou, étiré, en fait le temps était devenu l’espace, je passe mon temps aux fenêtres, d’un côté ou de l’autre. Les beaux et grands fleuves ne sont plus qu’un souvenir.

Le paysage a bien changé, il s’est raplati, il commence à perdre son moelleux (en fait son eau), il devient même sec, et il n’y a pratiquement plus personne dans ces espaces, pas même de troupeaux.

J’ai dû attraper la crève cette nuit, avec ce coulis glacé sur la tête pendant près de 5 heures.

1 heure 10. Une ville où on ne s’arrête pas, avec une gare en gâteau rose souligné de blanc. Oui, j’ai mal à la gorge. Ou aux dents ?

3 heures moins dix. Sans s’arrêter, on passe devant une petite gare bleu vif, dans une petite bourgade industrielle, avec des nomades « en voie de fixation » (corral, yourte, camion etc.). Le paysage devient de plus en plus beige : c’est une forme du Gobi. Il y a le sable, le cailloutis, le sable caillouteux, en alternance.

3 heures, on va déjeuner, c’est notre tour au restaurant. Très bon, salade de pommes de terre, raviolis (délicieux gros « momos » fourrés, façon Tibet), crêpes fourrées à la confiture de baies rouges. J’ai pris une bière excellente.

Photos d’un petit village désolé et désolant dans le désert de Gobi. Des bouzuges russes chantaient dans le bout du wagon. Alcool offert par Jean Luc (eau de vie de framboises) excellent.

Sajnchand : arrêt, je prends en photo la gare verte et grise, et les rues désolées autour. Peu de monde, peu de mouvement.

5 heures 10, Le paysage devient plus intéressant, avec, en fond, des petites collines douces et ravinées de sable beige. De temps à autre, un arbre signale un point d’eau.

Mais en effet, qui songe à la Tartarie quand on voit ces désolants villages, écrasés ici de chaud et grelottants en hiver.

Et puis ça reverdit un peu, avec quelques coupes dans de la terre rouge que j’ai essayé de prendre en photo sans garantie de résultat, ainsi que quelques chameaux.

Dîner : petits hors d’œuvre de pommes de terre, œuf dur et concombres bien relevés, puis un steak mince et résistant, avec du riz, du chou et autres légumes. Thé. On voit que la bouffe est importante dans ce voyage, elle était si mauvaise au début, je note à présent tout ce que je mange !

Vers 9 heures du soir, on arrive à Dzamyn Ude, frontière de sortie de Mongolie. La distribution des papiers a lieu.

Le clou de la nuit, cette fois, n’a pas été la douane et les douaniers : ça a été le changement des bogies, puisque la voie change d’écartement et redevient plus étroite en Chine, qui a adopté la dimension internationale anglaise (1,425 m), alors que Mongolie et Russie, comme tout l’ancien Empire russe, ont une dimension supérieure (1,520 m). Dans un immense atelier, très long, très haut, construit en brique, des gens se sont activés à soulever les wagons sur des vérins gigantesques (ils soulevaient le wagon avec nous dedans), à enlever les bogies largeur russe pour mettre les Chinois. Ce qui a eu pour conséquence (entre autres) que le train glisse beaucoup plus harmonieusement que précédemment. Beaucoup de très jeunes femmes étaient aux commandes des énormes machines, travaillaient dans un boucan effrayant, avec le son du clackson qui ordonnait le tempo des manœuvres, le glissement des chariots qui assistent avec leurs pinces soulevaient les bogies, les plaçaient face à l’emplacement et les minuscules nanas les poussaient, puis les vissaient avec des tournevis géants trois fois grands comme elles.

À bord du Transmongolien, Erlian – Pékin, lundi 11 août 1997

Bref, on a quitté Erlian à 3 heures moins dix seulement, et j’ai dormi très bien jusqu’au matin où j’ai vu la Chine, merveilleuse, par la fenêtre, avec un bateau de pêcheur glissant sur un fleuve lisse.

Je retrouve la Chine. On passe la frontière de sortie mongole à Dzamyn Ude. Nouvelle distribution de papiers à remplir.

Peu à peu, le jour s’est levé, on a roulé une heure entre la douane de sortie et la douane d’entrée. Arrêt. Et quand on repart, on se trouve vraiment, totalement, en Chine. Erlian était un entre-deux mondes, dans le bruit et la fureur du monde ouvrier.

On vient de passer à Fong Zen où il y a une grosse centrale et trois ou quatre tours de refroidissement, dans la campagne, beaucoup de cultures, blé, pommes de terre, tournesols, les habituels petits canards blancs, des pêcheurs à la ligne sur des barques au milieu d’une rivière plate et tranquille dans le soleil levant, des peupliers, un air clair et brillant, l’image d’une vie calme et riante (sans doute parfaite illusion) sacré contraste avec Erlian et les centrales, mais sans doute le pêcheur de l’aube va-t-il ensuite prendre son vélo et aller travailler à l’usine. Une activité et une organisation personnelle attentives règnent comme chaque fois qu’on arrive en Chine, par n’importe quel bout. D’interminables tas de charbon dans les gares, le Nord est plein de charbon, fait de charbon. On voit les ruines des anciennes fortifications en terre battue.

On passe à Datong à huit heures et quart - j’y reviendrai quelques années plus tard, bien plus tôt dans la nuit, pour y avoir un coup de foudre, encore, pour les Wei du Nord et le bouddhisme chinois dans sa majesté tranquille et sa paix -. La surprise de voir que le premier caractère de Datong est en effet « Da », grand. Le petit-déjeuner au wagon-restaurant s’est brusquement chinoisé, omelette, soupe de nouilles, thé vert, le tout délicieux.

Chen Gu Wu, à 10 heures vingt, les tas de charbon s’élèvent dans un entrepôt, alimentés par des chariots à mule. Les rivières sont maintenant à sec, dans un lit immense. Des tournesols partout, en champ organisé ou en repousse anarchique dans d’autres cultures ou hors culture. À 11 heures et quart, arrêt assez long à Kongjia où des ouvriers déchargent des cailloux pour la voie, et un peu plus loin, à Zhangjiakou, on voit une toute petite église chrétienne et une très grosse avec une coupole.

L’aventure du transsibérien a pris fin, nous roulons dans cette campagne chinoise, la réalité réalisée.

Voici à nouveau Pékin, la gare du Nord est presque déserte à trois heures de l’après-midi, je ne l’avais jamais vue que de nuit, et là, les quais sont clairs, la foule grande mais moins oppressante. Le soir, au dîner, les gens du groupe fournissent une sorte de catalogue réduit des défauts français, buvant comme des trous pour faire français, vulgaires, plaisanteries sexuelles toujours minables, c’est comme un rôle qu’ils tiendraient. Momentanément, je les hais.

Pékin, mardi 12 août 1997

Pékin déjà vu et pourtant bien différent. La route pour sortir de Pékin en direction de la Grande Muraille a été prodigieusement refaite, avec des ronds points, de grandes stations d’essence aux caractères géants et dorés, je garde le souvenir de Claudette, Monique et moi, en 1992, tressautant à l’arrière du car défoncé sur la vieille route. On en voit des fragments de temps en temps, non pas abandonnée, mais délaissée tout de même, empruntée par les vieux moyens de transports, vieilles motos fatiguées et surchargées, charrettes, voitures malades. L’arrêt au cloisonné n’a pas changé, les techniques sont toujours assommantes par leur aspect accablant de répétitivité, l’arrêt pipi amélioré par rapport à autrefois. Le magasin pour touristes est devenu énorme.

Le tombeau des Ming, on aurait dit le métro Châtelet à 6 heures du soir, Chinois hurlant dans les souterrains oppressants, commentaires de certains dans le groupe « On ne va pas s’arrêter à toutes les stations » et les « stations », ce sont les banquettes et les vases de l’empereur et de l’impératrice.

L’allée des Esprits est toujours aussi belle (en 2004, elle est devenue inintéressante à force d’être bien léchée et je soupçonne les animaux d’avoir été changés pour des copies), calme. Déjeuner sans intérêt dans le premier étage d’un Friendship très grand. Je me rappelle le petit restau la première année où on avait mangé une carpe qui, cuite, avait l’air très en colère.

La montée à Badaling a lieu par l’ancienne route, en train de devenir méconnaissable avec les travaux hallucinants de l’autoroute qui va gommer tous les tournant et tous les vertiges, qui va couper et raboter le paysage tourmenté et montagnard avec des viaducs immenses, une fois encore, Badaling comme le métro à 6 heures du soir, j’ai été faire quelques pas sur la muraille, mais pas loin, j’ai déjà donné, j’ai mon diplôme, et je n’avais pas envie de me faire taper le cœur, harcèlement des marchands de cartes postales par paquets de dix toujours aussi moches.
Avec une patience et une chance peu communes, je prends une photo presque vide...

A chaque expédition à la Grande Muraille, je mesure que je vieillis, j’ai plus de mal que la première fois à grimper les énormes marches puis à parcourir les sections sans marches, et relevées comme des courbes de hausses de population. Des tee-shirts banals avec de I Climb the Great Wall et des pandas ridicules sous des branches de bambous.

La route pour redescendre est différente, toute neuve, ouverte dans un paysage magnifique, comme était l’ancienne montée, plus beau encore, avec couches géologiques toutes relevées et semblant très en colère, une végétation très épaisse. Arrêt dans un centre de soie ruineux et laid.

Dîner dans un jardin public de Pékin sans doute le Temple de la Lune reconverti, avec des serveuses grognons qui attendaient que nous ayons fini sans dissimuler leur ennui le moins du monde, on retrouve la même scène dans le film de Wang Bing à Shenyang (Rouille II, le déjeuner de Nouvel An. )

Pékin, mercredi 13 août 1997

Je commence à prendre de la vitamine C, à ressentir la fatigue du voyage. En route pour la Cité Interdite. Traîné dans les allées latérales, les pavillons des favorites, droite et gauche, le musée des horloges, encore poussiéreux mais charmant, beau temps, pas trop de monde.

Déjeuner trop tôt, car on s’est retrouvé en pleine chaleur dans le quartier des Antiquaires démoli et refait, avec un air vieillot tout flambant, où j’ai acheté une tasse en porcelaine bleue et blanche à couvercle comme il y en a trois cent mille à Paris. Mais elle vient de Pékin. Véronique marchandait des chevaux en peau d’âne.

Puis le temple du Ciel, toujours parfait et toujours un tout peu ennuyeux, avec une foule criarde dans le cercle des échos et une pause affreusement longue dans un magasin d’antiquités. Le soir, opéra version touriste, le combat du Roi des Singes, la Cueillette des fleurs magiques, une chipie asiatique (Japonaise ou Chinoise ?) avait son portable dans la salle !! J’aime cette musique, les sonorités des instruments.

Pékin, jeudi 14 août 1997

Le matin, on est allé au Palais d’été comme toujours à une vitesse folle et ridicule, ancienne route là aussi toute refaite, ou plutôt non, disparue, on passait entre les jardins maraîchers, c’était encore la campagne en tout cas la banlieue campagne, et maintenant, autoroutes, ponts, longeant des hectares de vieilles maisons pékinoises à cours et à tuiles grises, qui n’ont sans doute plus beaucoup à vivre, elles vont disparaître, oui, elles auront disparu quelques années plus tard, là, on est sur le deuxième ou troisième périphérique.

Le Palais en est tout changé, comme faux, reconstitué, trop léché, mon appareil tombe encore en panne devant le hangar à bateaux que je ne pourrai jamais prendre, puis on met le cap sur le Zoo de Pékin.

Les pandas sont décevants, peluches énormes et maussades, abruties et sales, pas blanches comme sur les images, avachis dans des clos, avec des bambous entassés.

L’après-midi, on va au temple des Lamas, je l’avais vu dans un brouillard de fatigue, le premier matin de mon premier voyage il y a cinq ans déjà. Le guide n’a pas abandonné les discours idéologiques, et encense le Panchen Lama qui siège au Comité Central. Le soir en revenant, embouteillage monstre, photos depuis le car, puis dîner de canard laqué où des Français, une fois encore, se distinguent dans ce restaurant, par leur vulgarité.

Fin de la deuxième semaine, le groupe se scinde pour de bon, il y a maintenant carrément des ennemis. Ce soir, je rentre me coucher, je ne me promène pas, je ne ressors pas sur la Place Tian An Men, je ne vais pas voir les soldats gardant le tombeau de Mao, ceux de l’hiver me plaisent plus que ceux de l’été, avec leur chapka et leur doudoune, ma journée syndicale de touriste est finie.

J’ai fini la bouteille d’eau du lac Baïkal. Ailleurs est une réalité et cette réalité, telle que les voyages la parcourent, reste un ailleurs effleuré.

Pékin - Moscou, vendredi 15 août 1997

On a quitté Pékin, les horreurs de l’aéroport comme toujours, les groupes européens braillards et surchargés, hilares et sans gêne devant les Chinoises ahuries qui ne dominent pas le tapis roulant, enfin bref, un embarquement comme toujours affreux et où il est humiliant de penser qu’on est de cette espèce, rituel odieux et expiatoire du voyageur, qui se voudrait sans bagage et sans attache. Les attentes dans le salon crasseux avec les miliciens, les paquets invraisemblables devenus bagages à main, ligne russe, l’avion décolle avec deux heures de retard, ils s’étaient trompés en chargeant les bagages sur un autre avion, chacun donne sa solution, je reste comme un paquet.

Dans l’avion, un jeune homme du DEA de l’hiver dernier, que j’avais collé car il ne m’avait jamais remis son dossier de recherche, me reconnaît et me fonce dessus, pas pour me jeter par le hublot mais pour faire la conversation. Il voulait travailler sur les films russes. Il a 25 ans. Il avait passé le mois d’août à parcourir en vélo la Mongolie, avec ses visas obtenus en Russie. À part les épouvantables moustiques de la taïga et des prairies, quel voyage enviable, du nouveau et de la liberté, l’aventure comme autrefois ! Mais arrivé à la frontière chinoise, il a été arrêté, dans ce pays, on ne voyage pas comme ça tout seul à bicyclette, sans savoir le chinois, avec des visas russes, et il a été ramené à Pékin pour être rapatrié sans délai en France, lui et son vélo qui est en bagage dans l’avion. Il a voulu échapper à la condition de « paquet » et finalement il en est devenu un.

On s’est posé à Novossibirsk, sans avoir le droit de sortir, photo depuis le hublot (depuis le 11 septembre, je n’ose plus photographier les aéroports) après avoir vu l’Ob en majesté, immense du haut du ciel. Les fleuves sibériens sont les plus beaux du monde. On peut en être amoureux et les légendes qui en font, à l’origine, des princes et des princesses parés de tous les charmes, et transformés en fleuve en punition de diverses transgressions, sont crédibles. A l’arrivée à Moscou, nouveau rituel expiatoire de la queue devant la douane, passeport, station longue sous les néons et les plafonds de cuivre et enfin, le coup de tampon après qu’on ait été scruté comme le plus dangereux des espions. Finis, les repas chinois, on retrouve la bouffe russe sans grâce, avec graisse et eau, choux bouillis dans du gras. Il fait 12 degrés pour un 15 août, c’est plaisant ! L’hôtel Belgrade sert des blinis en plomb.

Moscou, samedi 16 août 1997

On avait droit à une journée libre et bienfaisante, je suis allée avec Annie - elle a été ma compagne de Transsibérien, charmante, je l’ai revue un jour par hasard Gare de Lyon, nous avons été contentes de nous revoir -, nous sommes donc allées au Musée Pouchkine magnifique, avec sa collection de peinture française avec des Gauguin à tomber par terre ; l’après midi, après un succulent Mac Do, nous sommes allées au musée de la maison turquoise de la rue Arbat, qui est la maison de Pouchkine,

meubles ravissants et deux petites vieilles dames très douces lisant dans les embrasures de fenêtres, attendent peut-être – bien que chez d’autres auteurs – le retour du prince André ou l’arrivée improbable d’une des Trois sœurs.

Je crois que je ne reviendrai pas à Moscou. Mais j’ai encore à faire « De La Chine », et non pas de la grande ville, compulser le catalogues en rentrant, un genre diagonale Nord Sud, c’est à voir.

Moscou, dimanche 17 août 1997

Avion, une fois encore, l’aéroport international, métallique et lourd, froid et désagréable, douaniers aux visages de pierre.

Par comparaison, Roissy, en rentrant, a l’air presque drôle et détendu.