Jusqu’au jour où ... 7 « Ici le temps devient espace »

Plus il se passe de choses, moins j’écris. J’ai à présent un retard fou. Pourquoi je n’ai pas écrit ? Parce que je me sens vieille et souvent fatiguée, parce qu’il faisait chaud, parce que je vois mal. Pourtant, écrire permet de poser devant soi les objets qu’on porte dans sa tête ; et, ainsi, de les épousseter, de les classer sans les abandonner.

J’ai lu un livre excellent, La famille du tigre ailé, le premier roman de Paula Fürstenberg (Actes Sud), qui se déroule en Allemagne, met en scène les aléas des souvenirs et des comportements familiaux dans un pays marqué par le fameux Mur qui a composé et organisé la vie de tant de gens, ici d’une jeune fille, un sujet grave traité avec une sorte d’ironie dans le style à la fois sérieuse et drôle, dans un monde où passent les lignes de trams, les lignes des cathéters, et les lignes brisées des vies. À lire absolument. Je m’y suis retrouvée en pleine résonance avec tous les espaces et dans bien des personnages.

L’autre dimanche (Ier tour des législatives), je suis allée revoir à Bastille l’opéra de Wagner que j’aime le moins, Parsifal. Dernier opéra du compositeur, la musique s’y étire longuement, dans un style souvent religieux, développant les longs récits des individus et des communautés qui créent le monde, donnent des clés et des croyances plus ou moins pétrifiées ou plus ou moins dynamiques ; le livret, mixte de légendes médiévales européennes teintées d’un poil de bouddhisme, y met en scène le Mal et le Bien, la ferveur, la douleur et la culpabilité sexuelle, la pureté, la compassion, bref, ce dernier sentiment mis à part, un certain bazar parfois réactionnaire.

Le prélude est un morceau magnifique, d’une ampleur toujours imprévue, toujours surprenante qui déploie sa puissance sonore et transporte l’auditeur dans l’immensité des espaces musicaux. Cette fois-ci, cela n’a pas marché tout à fait, car le chef, Simone Young, une Australienne, a souligné, à tort selon moi, certaines acidités. De plus, au lieu de laisser l’auditoire face à la scène vide et obscure, le plateau était déjà occupé par les Chevaliers du Graal, en jogging, en compagnie de Gurnemanz, leur mentor, assis dans un jardinet où trônait le buste de Wagner... .

J’avais déjà vu cette mise en scène de Richard Jones, qui utilise à fond les possibilités techniques de la scène, car le jardinet glisse bientôt, et fera place, par glissades, aux divers espaces de Montsalvat [1], château où ces Chevaliers veillent sur le vase où le soldat Longinus a recueilli le sang du Christ en croix [2]. Le rite veut que le vieux roi Titure réclame périodiquement, pour se régénérer, de voir ce sang sacré : cette exigence a pour effet de forcer son fils Amfortas - coupable d’avoir perdu dans des ébats sexuels la Lance sacrée qui faisait couple avec le Graal [3] - à réveiller horriblement ses propres blessures physiques et ses remords. Les plaintes et douleurs d’Amfortas sont pour moi parmi les plus beaux passages de Parsifal. Catastrophe, en pleine cérémonie préparatoire à l’exposition du Graal, un jeune homme qui ne sait ni qui il est ni d’où il vient, passe par là en tuant un cygne sacré ! Il regarde la cérémonie, il est touché par la douleur d’Amfortas, puis, mis à la porte par Gurnemanz, le doyen des Chevaliers, il part à la recherche de la Lance pour guérir Amfortas. Il ne reviendra au Château que des années après. Mais tout le monde sait cela, je ne sais même pas pourquoi je le raconte. Fin du premier acte. Le jeune homme apprendra au 2e acte son histoire et son nom, Parsifal, et résistera aux tentations de la sexualité ! Ce qui permet de récupérer la Lance. Dimanche dernier, je suis sortie à ce moment-là : le premier acte, musicalement, est celui que je préfère. Avantage d’avoir beaucoup vu Parsifal, je m’en vais sans me croire obligée de voir le tout.

Dimanche dernier, contrairement à la représentation précédente, j’ai trouvé la mise en scène du Ier acte de Richard Jones plutôt bien, dans le sens où elle m’a paru très critique de cette association vertueuse et cruelle de Montsalvat, dont la bibliothèque est remplie d’un seul ouvrage en centaines d’ exemplaires, intitulé Wort, le Mot, œuvre de Titurel, présenté ici comme un vieux vampire dictateur. Pouvoir des mots aveugles qu’on révère par routine et qui vous étouffent.

Prélude avec « distraction visuelle » mise à part, je suis donc rentrée chez moi satisfaite d’avoir évité le 2e acte, très long, dans l’antre du Mal, symbolisé par le chevalier félon Klingsor, déguisé ici en généticien fou.
Je me souvien que le 3e acte, qui conte le retour de Parsifal à Montsalvat, la guérison et l’abdication ( ou la mort) d’Amfortas, se termine, en contradiction voulue avec le livret, par le départ à la sauvette des Chevaliers, sur le côté droit de la scène, alors qu’en principe, ils se regroupent autour de Parsifal devenu Maître du Château, de la Lance et du Graal. Leur fuite me paraît réconfortante.

Hier c’était le 2e tour des législatives. En fait, chacun a plus ou moins perdu, déçu dans ses manœuvres et ses espérances, sauf le Rassemblement National ce qui est désastreux, l’alliance de la gauche, sous le tambour de Mélenchon, sert de masque à une droitisation approfondie . Ce fut donc une détestable soirée, inquiétante, avec des discours pleins d’« éléments de langage » ( qui résonnaient vaguement avec le culte du Mot de Parsifal ?), truffés de haine et d’envie avec une abstention de plus de la moitié d’un corps électoral paresseux, égoïste et crédule ?

Si la canicule avait cédé à Paris, le Sud et l’Est brûlaient toujours, à Canjuers notamment, où les munitions mettent le feu et empêchent les pompiers d’arroser exactement là où ça brûle. Les Canadair se succèdent.

Un Canadair survole le château d’Aiguine en direction de Canjuers
Photo JP

Et en Ukraine, la guerre continue, effroyable comme tout ce que projette et fait Poutine quand il s’agit de réaliser ses rêves.

Notes

[1Gurnemanz, le mentor des Chevaliers, prononce les paroles célèbres sur le caractère sacré de Montsalvat « Ici le temps devient espace », à l’Acte I, “zum Raum wird hier die Zeit”,

[2À propos, rien ne m’énerve comme ce terme de Graal utilisé à tout instant par les commentateurs de l’actualité pour désigner une chose un peu importante dans n’importe quel domaine.

[3Hello, Dr Freud ! Wagner et Freud ont été en partie contemporains.