Voyage au Musée Marmottan « Cezanne et les maîtres. Rêve d’Italie ».

Il y a environ trois semaines, j’ai fait un voyage : je suis allée voir les Cézanne exposés au Musée Marmottan, sous le titre « Cezanne et les maîtres. Rêve d’Italie ». Je précise tout de suite que j’écris le plus souvent Cézanne avec un accent, j’ai lu quelque part que les deux orthographes étaient admises.

Ce n’était pas beaucoup plus difficile naguère d’aller à Budapest ou à Pékin, que d’aller à présent voir une expo dans Paris. Tout devient une affaire qu’il faut préparer aux dépens de la spontanéité. Souvent, ça coupe un peu les envies. Après avoir pris un billet par internet - mon Mac est tombé en panne le lendemain - , pour 13 h, et dûment masquée, l’œil rivé sur ma montre, j’exécute un trajet qui combine la ligne 6 (de Glacière à Trocadéro) et le bus 32 (Trocadéro-Ingres). Dans la rame ou dans le bus, voyagent comme moi des êtres masqués, dont les yeux sont assez vides (les miens aussi, on est un peu figé, dans cet espace de fantômes). Personne ne parle sauf quelques furtifs bourdonnements des masques parlant avec leur téléphone, pour certains, les fiches enfoncées dans les oreilles.

J’ai débarqué en rase campagne, au beau milieu des jardins du Ranelagh, ou plutôt comme dans un pays étranger, admirant ce très vaste parc ouvert, sans grilles, tranquille et désert, je ne sais pas pourquoi j’ai pensé à des parcs baltes, norvégiens ou finlandais autrefois visités, mais les beaux arbres étaient prématurément fatigués par la sécheresse parisienne : pas un chat pour demander mon chemin pour le musée que je ne voyais pas à l’horizon - en fait, il était tout proche -, puis enfin, en marchant direction sud-ouest, comme le recommandait le site RATP, j’ai croisé une jeune fille, de langue anglaise, qui m’a dit dans son masque, en esquissant un geste vague, « c’est par là ». Ce qui ne m’a pas aidée car cela, je le savais, j’avais besoin d’une précision.

En fait, je me sentais larguée comme si j’avais fait à la fois un saut dans l’espace entre le Trocadéro et les immeubles ennuyeux de Passy, luxe pompeux et sans style, et un saut dans le temps - Contes d’ailleurs et d’autrefois, Alice au pays des merveilles, où je n’étais pas trop sûre d’être visible, voire même d’exister - une incursion dans des lieux élyséens, tranquilles, bancs verts, sentiers faussement tortueux parmi les pelouses, grandes avenues vides où filent parfois des voitures sombres - il y a pas mal d’ambassades par là - , en fait, le désert, à une heure moins le quart, rien ni personne... Après la jeune femme vague qui avait miraculeusement et inutilement surgi du trottoir, j’ai aperçu enfin un jeune homme plongé dans son portable à un arrêt de bus, lui, il ne savait pas qu’il y avait un musée dans les parages. Marmottant, connais pas. Les beaux quartiers offrent des surprises.

Un fauteuil Empire du salon Marmottan
Photo HP

Bref, je suis arrivée, après un détour stupide, mais à l’heure, devant le joli hôtel, ancien pavillon de chasse acquis par Jules Marmottan, propriétaire des mines de Bruay, au XIXe siècle où Auteuil était effectivement la campagne. Paul Marmottan, le fils de Jules, amateur comme son père d’art et de Premier Empire, mais aussi de ses contemporains, les Impressionistes, a agrandi le gracieux bâtiment d’origine, en a fait un hôtel particulier, devenu un musée à l’architecture ravissante, délicate, équilibrée, pour les collections que Paul et ses descendants ont accumulées, dont un sous-sol consacré aux nymphéas de Monet qui n’avaient pas assez de place à l’Orangerie. Le musée, en raison de différents legs et donations, porte désormais le nom de Musée Marmottan Monet. En dehors des expositions temporaires, son fonds est très riche.

Musée Marmottan Monet, Nympheas
Photo HP

" Rêve d’Italie" : Cézanne y est confronté à certaines de ses sources d’inspiration, selon les commissaires de l’exposition actuelle ouverte avant le confinement, et jusqu’au 3 janvier 2021.
Ma première impression a été que la comparaison était parfois un peu tirée par les cheveux, et que d’autres tableaux auraient aussi bien fait l’affaire, mais c’était une idée absurde de ma part, qui a vite cédé devant ces œuvres qui, de fait ont un certain rapport (soit par les thèmes, soit par la composition, soit par les tons, soit par une modernité certaine dans leur temps, soit par un je ne sais quoi). Les commissaires justifient savamment leurs choix, mais ce n’est pas cela qui m’a été sensible : ce que j’ai aimé, c’est que leurs idées savantes, sans que j’y adhère totalement, m’ont donné l’occasion de voir une sorte de pêle-mêle organisé, qui fonctionne pour l’esprit. J’y ai donc vu ou revu un certain nombre de tableaux de Cézanne qu’on connaît car ils proviennent du Musée d’Orsay, d’autres de ce même Cézanne inconnus de moi (les deux violents tableaux des premières salles, dont La femme étranglée) qui viennent de collections particulières ou de musées non parisiens, et de peintres italiens : "un ensemble de peintures anciennes signées Tintoret, Le Greco, Ribera, Giordano, Poussin, et pour les modernes Carrà, Sironi, Soffici, Pirandello sans oublier Boccioni et Morandi", comme l’explique le site du musée Marmottan.

Un paysage de G. Morandi
Photo HP

J’aime bien ce type d’expo, carrefour intentionnel d’œuvres à la fois disparates et vaguement voisines. J’ai eu un grand plaisir à revoir des gobelets et bouteilles de Morandi, aux tons mats et doux, qui sont comme absorbés dans le support, et, de lui, entre autres, inconnu de moi, un paysage, que j’ai pris en photo (ci-dessus). Parmi les Cézanne, La Sainte Victoire, bien sur, enfin l’une d’elles, des pommes et des portraits, des paysages, et une curieuse vanité (infra).

P. Cézanne, Vanité
Photo HP

En ressortant dans l’après-midi, j’ai retrouvé le parc à peine un peu animé : à 3 heures, une vieille dame sagement masquée lisait à l’ombre, et une ou deux nounous surveillaient des voitures d’enfant carrossées comme des tanks. Une dame téléphonait au pied d’un arbre et m’a montré l’arrêt du bus 32 dans le bon sens pour regagner Paris... qu’il me semblait avoir quitté depuis des jours. J’emportais le catalogue et les manières de voir une partie du monde entre le Quattrocento et aujourd’hui. Une partie du monde sans Covid, sans portable et sans internet. Le 32 a quitté les avenues Raphaël et Ingres, repris la rue de Passy, croisé la rue Scheffer, où je travaillais autrefois pour Louise Hanson Dyer et son mari, les fondateurs de la maison de disques de l’Oiseau-Lyre, de riches mécènes britanniques (elle, australienne, lui, britannique) toqués de musique baroque et qui organisaient des concerts privés dans leur bel appartement qui donnait sur la Tour Eiffel, avec le gratin des baroqueux des années Cinquante.

C’était décidément une journée passée ailleurs.