En avant Le Joli Mai, 4

Blandans, vendredi 10 mai 1940

La tempête a éclaté au milieu des bols du petit déjeuner (Thé pour Tante Paulette, café au lait pour Maman, Paulette, Claudine et Bonne-Maman, phoscao pour moi) : les Allemands ont envahi les Pays-Bas, le Luxembourg et la Belgique, comme ça, en fin de semaine. Effet de surprise énorme, pays officiellement neutres, donc particulièrement mal préparés. Je dis « effet de surprise », c’était une surprise pour les gens, peut-être, mais en fait, il y avait eu des tas de fuites récentes , diplomatiques, et surtout des tas de faits, depuis l’invasion de la Pologne en septembre, mais on croit rarement au malheur annoncé, surtout quand il est enrobé de mensonges lénifiants et qu’il est un peu loin géographiquement. La drôle de guerre devenait la guerre tout court et ce matin, elle était toute proche, la France était envahie comme les autres « pays amis ».

Les Allemands utilisent les moyens les plus modernes, aviation, tapis de bombes sur les civils, troupes parachutées, blindés légers et lourds, bataillons motorisés, d’où fuite éperdue des civils avec leur bagages de fortune, à pied, à cheval et en voiture, les poussettes, les charrettes, les vélos, les vieux avec des cannes, tout est jeté pêle-mêle sur les routes, au milieu des armées qui essaient de manœuvrer sans intelligence et sans conviction, brûlant leurs dépôts d’essence pour qu’ils ne tombent pas aux mains des Allemands, routes encombrées, tout a été dépeint et nous allions bientôt l’expérimenter. « Ces pauvres Belges », dit-on pour l’instant. Les magazines vont se peupler de photos terribles.

Ce matin du 10 mai, on ne sait pas encore le détail de tout cela, c’est distillé avec les mensonges d’usage, sur la vaillance des « troupes alliées » devant « la lâche attaque de nos amis neutres » sauf que nos troupe n’avaient aucune vaillance, ni aucun ordre, seulement l’envie de fuir devant cette force à la fois maîtrisée et folle de ce que Hitler avait appelé « le plan jaune », pour mettre à genoux en quelques jours, l’Ouest de l’Europe.

La reine Wilhelmine des Pays-Bas fait ses bagages - trésor compris - en vitesse, un bâtiment de la marine anglaise viendra la chercher dans trois jours, pour l’exfiltrer vers Londres, comme l’ont déjà fait les autres rois du Nord.

Le Grand-duc de Luxembourg fait aussi ses paquets pour Londres, qui est devenu le refuge de tout le Gotha.

Certains rois du Sud (Albanie, Grèce notamment) partiront bientôt en Égypte (anglaise).

Léopold III de Belgique est je ne sais où ; son gouvernement, mais pas lui, s’apprête à partir direction Angleterre.

Le roi d’Italie, Victor-Emmanuel, est à Rome, muet, embarrassé, il est du côté allemand, car Mussolini qui l’a depuis longtemps réduit à presque rien, s’apprête aujourd’hui à attaquer la France. Le coup de pied de l’âne, comme on dit depuis La Fontaine (Le lion devenu vieux).

La ligne Maginot restera paisible sous l’ombre des forêts. Pour entrer en France, les Allemands passent un peu plus au Nord, par les Ardennes, dont le haut commandement français pensait bêtement qu’elles étaient infranchissables. Ce ne sont pas les routes en lacets de la vallée de la Meuse qui allaient empêcher grand chose. Ils visent Sedan, et ensuite, ils remonteront vers le Nord dans un joli mouvement tournant, pour encercler les troupes anglaises et françaises parties défendre Bruxelles : ce sera la poche de Dunkerque.

Mais j’anticipe.

Le petit déjeuner du 10 mai, et les autres repas des trois jours suivants vont être envahis de stupeur, de perplexité, « mais enfin, Simone, « ils » vont aller jusqu’où ? ». Inspirées peut-être par la reine Wilhelmine et le roi Hakkon, les grandes personnes commencent à emballer l’argenterie dans des journaux et la placent dans un coffre en bois pendant que Pierre va bêcher un trou quelque part dans le jardin du côté des framboisiers, pour avoir, à tout hasard, un endroit où cacher tous ces jolies plats et couverts. Mais on ne va pas les enterrer maintenant, « ils » sont encore loin, on va les arrêter, ce n’est pas possible. Les journaux qui paraissent le 13 mai et racontent les évènements du 10 sont plutôt rassurants et parfaitement mensongers. Mais la radio utilise un ton et de la musique inquiétants.

Adèle souscrit à toutes les histoires horrifiques que relaient ces mêmes journaux, sur la cruauté des Allemands (rubrique « Les atrocités allemandes » ), qui coupent les mains des enfants. Et d’ailleurs, elle emballe ses titres bancaires en papier - ses chères Voitures de Paris -, dans un cartable, à titre préventif.

Maman se vante en ricanant « moi, je n’ai rien à emballer ». D’ailleurs, à part l’argenterie, personne n’a rien à emballer : la famille n’a pas de bijoux, à part la pierre de lune, jolie mais sans valeur, que Bonne-Maman portait en broche, quelquefois, avant qu’elle ne tombe de sa monture, et, depuis lors, la pierre de lune traîne dans un tiroir (c’est celle que je porte montée en bague depuis 50 ans). Seule Tante Paulette possède un gros bracelet en or en forme de chaîne et un collier de perles. Ça ne va pas très loin.

On attend un discours de Paul Reynaud. À Londres, le roi nomme Churchill Premier ministre.

Paris, dimanche 10 mai 2020

Je n’écoute plus du tout les radios et télés sur le virus, je suis saturée. Et les Mémoires de De Gaulle, avec sa vue perçante et panoramique sur le vaste monde en 1944, occupent seules mon esprit, avec les appétits démesurés des États-Unis pour régir le monde à coups de prêts en dollars qui achètent et vendent tout, dans le sud-est asiatique, en Europe, qu’elle partage avec Staline, sans compter les derniers feux - derniers mais vivaces et dévorants - des prétentions de l’Angleterre sur la Méditerranée et le Proche Orient, et de Gaulle, mythe à l’intérieur d’un mythe créé par lui, qui acquiert chaque jour de la réalité. Immense personnage historique sans lequel l’Europe et le monde de 1945 n’auraient pas la même forme.
Demain sera-t-il un autre jour ?