Bousculade Le Joli Mai, 3

Plusieurs « 8 mai » se bousculent dans ma tête.

Blandans, le 8 mai 1945, le jour de la capitulation allemande et donc, la fin de la guerre sur le front de l’Ouest, a d’abord été un jour ordinaire : c’était pour moi un jour de cours de maths chez une dame qui habitait Voiteur. J’avais 12 ans, je finissais ma 5e. Si Tante Paulette continuait à m’instruire pour la plupart des matières, en maths, elle avait déclaré forfait depuis deux ans.

J’allais donc à un cours d’algèbre, science à laquelle j’accrochais un peu mieux qu’en géométrie où j’étais stupide, mais je n’y adhérais que par fragments : de temps en temps, je trouvais drôle de jongler avec des lettres, des inconnues et des équations, à d’autres, je ne comprenais plus rien, les lettres fuyaient toute logique, et je restais incapable de trouver l’âge du capitaine, que j’aurais dû déduire puisque je savais celui du mousse et quelques autres éléments...

Bref, le 8 mai 1945, je suis arrivée en vélo un peu avant quatre heures (j’avais à présent l’usage du vélo rouge de Claudine, qui enfourchait désormais celui de Tante Paulette) chez cette dame. Une petite dame, sans doute très jeune, pas mariée, assez rondelette, dont j’ai oublié le nom. Je devais lui rapporter un problème d’algèbre résolu, mais j’arrivais les mains vides, je n’avais rien compris, et donc rien pu faire. Elle ouvre la porte et me saisit dans ses bras, « Ah chère enfant, chère enfant, c’est la Victoire, c’est la Victoire, je vous embrasse, je vous donne congé, on ne travaille pas, c’est la Victoire ! » [1].

J’ai repris mon vélo et je suis rentrée enchantée, pédalant joyeusement dans l’air de l’après-midi où bientôt, ayant appris comme ma prof de maths, la nouvelle, toutes les cloches du canton se sont mises à sonner, sans arrêt, jusqu’au soir, des heures et des heures, oui, c’était la Fin de la guerre, c’était la Victoire : à la maison, Maman, Tante Paulette et Bonne-Maman évoquaient les cloches sonnant glorieusement le 11 novembre 1918. Pourvu que ça dure, cette fois-ci.

Le même jour, très loin, en Algérie le 8 mai 1945, je ne l’ai su que bien plus tard, se déroulaient les évènements tragiques de Sétif. Dans cette Algérie que De Gaulle, Roosevelt, Churchill, Eisenhower, avaient érigée en socle de la Résistance pour la reconquête de l’Europe, Italie, Corse, Méditerranée, dont ils avaient tant exploité les capacités de la population embarquée dans le Mythe et la Réalité de La Résistance, se déroulaient, partout, dans toutes les villes, des défilés de la Victoire. Ordre y était donné de ne voir que des drapeaux français.

Or les mouvements indépendantistes avaient participé à la Résistance et étaient en droit de penser faire valoir leur action. A Sétif, un drapeau algérien est déployé, le porteur est tué par les forces de l’ordre, une riposte part, et un effroyable massacre, effroyable dans ses brutalités, dans son étendue spatiale et temporelle, dans son aveuglement, dans ses suites implacables, Algériens contre colons, s’en est suivi dans tout le Constantinois pendant plusieurs semaines, pour ne plus jamais cesser vraiment : ils sont à l’origine de la Guerre d’Algégie, avant les événements de 1954 qui en ont marqué officiellement le début, en fait, une résurgence.

Les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, passés sous silence ou presque aux nouvelles de la Métropole, ou déguisés en vagues allusions à des rebelles isolés, ont fait depuis lors l’objet de bien des études, de plusieurs films, dont j’ai pris connaissance bien plus tard, avec la certitude d’avoir été complice involontaire d’une trahison majeure de la part de la France.

De Blandans, mercredi 8 mai 1940, que dire, on était cinq ans avant Sétif, 5 ans avant la capitulation allemande, cinq ans avant mon problème d’algèbre. La famille s’est-elle occupée ce jour-là, la veille, le lendemain ou le surlendemain, de faire curer « la tranchée », que, au début de la drôle de guerre, Bonne-Maman avait fait creuser dans le pré sous les Trois Pins, au cas où il y aurait un bombardement ? Quand j’y repense 80 ans après, l’idée était folle, la tranchée était au moins à 500 ou 600 mètres de la maison : s’il y avait eu vraiment un bombardement - avion ou canon ? - , le temps de sortir de la maison, de courir - ça montait fort, c’était à mi-côte -, essoufflées vers la tranchée, on aurait été abattues comme des lapins... De plus, la tranchée avait été creusée dans un terrain marneux, donc l’eau qui y tombait et qui y ruisselait depuis le haut de la côte ne s’en écoulait pas, elle était piégée dans ce terrain imperméable, on aurait dit une sorte de mini-douve de 3 mètres de long sur deux mètres de profondeur, au pied des Trois Pins, arbres charmants dans lesquels Paulette et Claudine grimpaient hardiment, tandis que, remplie de vertige, je jouais dans leur ombre légère, sans jamais dépasser la première branche, à 70 cm du sol.

Heureusement, aucun avion, aucun canon, ne s’est pointé dans l’hiver 39/40. Ni jamais d’ailleurs. En tout cas, il fallait vider la tranchée de temps en temps.

Paris, 8 mai 2020

De cette journée, rien à dire de plus qu’hier.

Notes

[1En effet, De Gaullle avait annoncé, à la radio, un peu après 15 heures, donc un peu après que je sois partie de la maison, que l’Allemagne avait capitulé : « La guerre est gagnée ! Voici la Victoire ! C’est la victoire des Nations unies et c’est la victoire de la France ! »