Madeleine Pauliac Le Joli Mai, 5

À Blandans, en mai 1940, il y aura, dans le très proche avenir, bien inscrites dans mon souvenir, quelques dates très précises, dans l’atmosphère qui se détériore, un effritement général, dont tous les témoins adultes mobilisés (Marc Bloch) ou militaires de carrière (Charles de Gaulle) ont fort bien rendu compte au niveau de la nation. Mais à mon très petit niveau - 7 ans et pas d’expérience -, ce printemps est surtout flou et occupé, je ne le dirai jamais assez, par des discussions, des actes ou des projets peu compréhensibles et qui, même, parfois, me semblent absurdes.

Exemple : je reviens sur le trou creusé par Pierre près des framboisiers, pour y placer, le cas échéant (quel « cas », on ne me le disait pas), le coffre rempli d’argenterie. Était-ce pour brouiller les pistes, au cas où des gens du village auraient vu Pierre creuser ce trou ? Ou parce que le trou s’était rempli d’eau ou parce qu’il avait trouvé un rocher sous jacent qui empêchait qu’il ait la bonne dimension ? En tout cas, il en avait creusé deux autres, tous vaguement recouverts de branchages. Mais le coffre était toujours sur le tapis rouge et vert de la grande salle à manger, et si on avait besoin d’un huilier, ou d’une saucière, on allait déballer l’objet et on le remettait après. C’était comme en suspens. Tout ce qu’on faisait devenait bizarre. C’était tout le contraire du genre de la maison, où généralement on était rapide, l’habitude était de ne pas tergiverser.

Il y avait aussi les échanges sur les Allemands, leurs armées mobiles et vives fonçaient, contournaient des « positions », des « cotes », des ponts sautaient sur des rivières inconnues, un jour, « ils » semblaient aller vers le nord, un jour vers l’ouest, bref, pas vers le Jura, peut-être qu’« ils » seraient arrêtés « avant ». Mais avant quoi ? Les armées belges « tenaient » encore. Tenaient quoi ?

La femme de mon oncle G. avait quitté Neuilly avec la petite cousine Florence et s’était « réfugiée » chez sa mère qui avait une belle maison dans la vallée de la Loire. Ce n’est pas une très bonne idée, commentait-on à Blandans, la Loire, c’est toujours vers la Loire qu’« ils » foncent : ceci était un souvenir acquis, un rappel de la guerre de Soixante-Dix, année de naissance de ma grand-mère, qui avait dû entendre maintes fois raconter la débâcle de septembre 1870. « Ça commence pareil, je te signale qu’« ils » sont à Sedan, comme en 70. »

Tonio, le cousin bordelais, avait écrit, « Si ça tourne mal et qu’« ils » descendent vers Besançon, vous pouvez venir à Bordeaux ».

Les noms et les choses volent au-dessus de ma tête, dans le désordre.

A Paris, le 13 mai 2020, rien à dire, ça déconfine, paraît-il, les masques et l’incertitude occupent le paysage, qui a un peu rafraîchi avec les Saints de Glace.

Hier, le Festival de Cannes aurait dû ouvrir.

A la télévision, fuyant l’assommante actualité, j’ai regardé un documentaire [1], sur Les filles de l’escadron bleu : j’ignorais le travail stupéfiant de ce groupe d’infirmières ambulancières, sous la direction de Madeleine Pauliac, qui était une jeune femme médecin, une Résistante de la première heure, médecin-chef de l’hôpital de Varsovie en 1945. Extraordinaires de courage et d’acharnement, dans l’été et l’automne 1945, elles ont parcouru l’Allemagne, l’Europe centrale et la Pologne, ravagées et terrifiantes, désorganisées et brutales, au milieu des armées vaincues ou occupantes, avec les millions de personnes déplacées, dans le chaos des frontières, à la recherche des Français, prisonniers, blessés ou déportés, pour les ramener en France, certains depuis les stalags éparpillés, d’autres de Dachau, sans compter le cas très particulier des « Malgré nous », ces soldats français mobilisés par les Allemands en Alsace, envoyés sur le front russe d’où des trains affrétés par l’URSS ramenaient ceux qui avaient survécu, blessés, hagards. Une dislocation effrayante au milieu de laquelle ce groupe d’une dizaine de femmes conduisant sans relâche dans les routes défoncées de la guerre, repérait et sauvait les hommes, réparant les ambulances, changeant les pneus, passant à gué des rivièvres, campant dans les forêts ou les ruines des villages, etc.

L’Escadron bleu étant dissous fin 1945, Madeleine Pauliac retrouve la vie civile, difficile à supporter. Son futur mari, militaire, est envoyé en mission à Singapour. Elle repart alors vers la Pologne, l’hiver est glacial. Elle y est morte dans un accident de voiture sur une route verglacée, le 13 février 1946, à 33 ans.

Madeleine Pauliac (1912-1946)
Wikipedia

Notes

[1Les filles de l’Escadron bleu, documentaire réalisé par Emmanuelle Nobécourt, France, 2018