« Autant que nécessaire » Chronique d’un printemps 7

Je change l’ordre du titre et du sous-titre, pour éviter la monotonie, qui est l’un des dangers de la période. Une fausse monotonie, car il se passe mille et mille choses.

Paris, 21 mars 2020

« Aujourd’hui, et c’est nouveau et n’a jamais été fait auparavant, nous déclenchons la clause dérogatoire générale » qui permet de suspendre ces règles, a-t-elle déclaré dans une vidéo publiée sur Twitter. « Elle permettra aux gouvernements d’injecter dans l’économie autant que nécessaire »
Ainsi s’est exprimée hier Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne. En clair, les États peuvent dépenser tout ce qu’ils veulent. C’est la confirmation, au niveau de l’Union, des « quoi qu’il en coûte » du premier discours d’Emmanuel Macron le 12 mars, où il avait ouvert les cordons de la bourse à profusion.

On comprend à ces mots stupéfiants l’ampleur sans fond, sans mesure, de la crise financière et économique qui baigne la crise sanitaire, le tout baignant dans la crise climatique. Le monde tel qu’il est - tel qu’il allait- est en danger. On a visiblement affaire à une crise systémique à l’échelle mondiale. Le système qui régit le monde est mis en pause. Au diable l’austérité comme principe : les crises de type Grèce 2015 relèvent pour le moment de la préhistoire.
Reste à voir ce qu’il va advenir de tout cela, comment, sous la force des choses, le monde se réorganisera ou pas, je pense que personne, sur la planète, n’est en mesure de le dire. Le coronavirus COVID-19 a été la goutte d’eau terrible qui a fait déborder le vase d’une conception du monde.

Hier, je suis allée à Monoprix, renouveler le fond de mon Frigidaire de 1958, qui marche toujours, issu d’un temps où l’obsolescence programmée n’existait pas. Pour y aller, il faisait très beau et doux. Devant le magasin, puis dedans, une queue plutôt bien organisée. Distance respectée à peu près dans les rayons, on ne se doublait pas avec agacement, on attendait poliment que le quidam de devant soi ait fini d’hésiter devant les conserves de légumes. Pain, farine, absents, poissonnerie fermée. Le reste, à peu près bien regarni.
Pour payer, mon âge respectable m’a permis de passer dans les prioritaires.

Les téléphones se poursuivent. Les réactions plus ou moins attendues se produisent.

A la télé, on voit toujours trop de resquilleurs et de petits malins qui essaient de tourner la loi avec une sottise désespérante et une courte vue incroyable. Des imbéciles essayent de partir en week-end, porter le COVID-19 à la campagne. De vieux ou jeunes joggers engueulent les flics : « mais enfin, j’ai besoin d’air, moi ! ». Le « Moi d’abord » consternant. Je plains les flics.

À la télé, les mêmes problèmes évoqués en plateau restreint ou en video conférence. Les fictions toujours aussi décalées et, pour moi, inutiles. Peut-être utiles pourtant pour essayer de penser à autre chose.

Je me dis que tout cela est barbant et à moitié délétère, je mets France musique. Malgré moi, je vais de temps en temps voir et écoute les formes de l’inquiétude et de l’activité.

Le Festival de Cannes est annulé et le Palais du festival ouvert aux SDF. Oui.

Toujours rien sur la Fédération de Russie : silence total, alors qu’on parle de tous les pays... .

Blandans, 21 mars 1940

La mémoire, c’est une affaire étrange. La manière dont travaillent les souvenirs fonctionne en semi-indépendance ; comme dans une mare où il y aurait de l’activité chimique, des bulles, en décalé, remontent à la surface et y éclatent sourdement. Ainsi, cette nuit, je me suis réveillée en me demandant comment j’avais pu oublier, en écrivant depuis quelques jours, la présence de deux personnes indispensables à la famille : Pierre, l’ancien ordonnance de mon grand-père, et sa femme Adèle, qui avait été longtemps cuisinière des mes grands-parents, les suivant dans toutes les garnisons. Comme eux, ils étaient à la retraite depuis les années Trente, ils habitaient le hameau, dans une maison que mes grands-parents leur avaient donnée en cadeau de fin de service. On les voyait donc souvent.
J’allais de temps en temps jouer chez Adèle, qui avait des livres reliés de journaux illustrés très amusants, ancêtres des bandes dessinées, et faisait des meringues ou des cakes délicieux. Elle avait des économies sous forme de bons bancaires imprimés, dont elle découpait les coupons trimestriels pour aller toucher les intérêts. Je vois encore la planche de bons des Voitures de Paris.

Sans l’aide et le savoir de Pierre (environ 75 ans en 1940), ma grand mère n’aurait jamais entrepris le jardin. Il venait presque chaque jour, avec son accent de fils de paysan du Massif central, pour travailler avec elle, ou commenter le temps, par exemple une trop faible pluie : « Regardez, Madame, ça n’a pas mouillé sous les haricots verts ». Sa femme Adèle était alsacienne, un autre accent à couper au couteau. Elle avait l’âge de ma grand-mère, elle nous apprenait à trier les lentilles et passait des recettes à Maman qui les recopiait sur un cahier. Elle haïssait les Allemands et parlait de la Charge de Reichshoffen [1] qui avait eu lieu l’année de sa naissance, comme si elle s’était produite la veille.

La guerre de Soixant-Dix était alors moins loin que pour moi, à présent, celle de 1940.

Notes

[1La bataille de Frœschwiller-Wœrth, ou bataille de Reichshoffen, s’est déroulée le 6 août 1870 en Alsace, au début de la Guerre franco-prussienne de 1870. Elle est célèbre pour une série de charges de cuirassiers français. Wikipédia