Retour sur l’Apocalypse nucléaire

J’aurais aimé assister au colloque Imaginaires nucléaires [1] pour suivre l’évolution des problèmes de la représentation du nucléaire et y parler de manière informelle de mes travaux déjà anciens - L’apocalypse nucléaire et son cinéma [2] -, dire dans quelles conditions j’avais travaillé, pourquoi j’avais choisi ce titre qui était dans l’air du temps. Diverses raisons m’ont empêchée d’y assister. Je remercie l’équipe organisatrice du colloque de m’avoir offert de participer aux Actes, ce que je fais avec plaisir.

I. L’Apocalypse : les résonances d’un genre ancien avec des faits nouveaux

On sait qu’Apocalypse vient du grec : Αποκάλυψις /apocalypsis/, qui signifie « dévoilement », « révélation ». Ce genre littéraire juif, né au moment de l’exil à Babylone, réapparaît au moment des grandes crises du judaïsme entre le IIe siècle avant J.-C. et le IIe siècle après J.-C. Littérature de crise, littérature de résistance. Ces textes prophétisent la fin des temps présents qui doivent laisser la place à un monde nouveau. La version la plus connue constitue la dernière pièce du Nouveau Testament, sous le nom d’Apocalypse de Jean. Célèbre par son souffle, sa dimension ésotérique et prophétique, bourré de symboles, ce texte est divisé en plusieurs parties, dont la plus ample concerne la destruction du monde présent par les anges envoyés par Dieu, avec leurs trompettes d’or, tandis que la dernière partie décrit le monde nouveau, ordonné autour de Jésus lui-même dans la paix de la Nouvelle Jérusalem.

Dans la mémoire commune, la partie « dévoilement d’un monde nouveau » a été supplantée par la destruction qui précède : Apocalypse est devenu le synonyme d’une catastrophe associée à la fin du monde.

C’est à cette acception que les contemporains du Trinity Test et des deux bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki ont pensé : lorsque la bombe est testée le 16 juillet 1945 au cœur du désert américain, la violence des résultats est une surprise pour les acteurs et témoins de l’évènement ; citons Philip Morrison [3] , physicien : « On aurait dit qu’on avait ouvert un four d’où s’échappait le soleil », ou le général Farrell : « Une lumière dévorante, un grondement persistant et lugubre, un grondement terrible, pareils à un avertissement du Jugement dernier » [4] (c’est moi qui souligne). Et lorsque Le Monde du 8 août décrit à son tour le Trinity Test dont il apprend alors l’existence, il est plus « apocalyptique » encore : « À l’instant de l’explosion, une lueur aveuglante éclaira la région entière. L’on se serait cru, malgré la nuit, en plein midi. La chaîne de montagnes située à cinq kilomètres des observateurs se détachait en plein relief. Puis il y eut un roulement, un grondement soutenu et un déplacement d’air que tout le monde sentit et qui fit tomber deux des hommes de la mission. Immédiatement après, un immense nuage multicolore s’éleva jusqu’à une altitude de quelque dix mille mètres. Cette vague colorée effaçait tout sur son passage dans le ciel [5]. »

Les premiers effets du bombardement d’Hiroshima ont été dépeints dans le même style. Le Monde rapporte un article américain : « New-York, 8 août. « Au cours d’une émission captée aujourd’hui à New-York, Radio-Tokio (sic) déclare que la bombe atomique a littéralement carbonisé tout être vivant à Hiroshima. (...) les victimes sont à tel point défigurées qu’il est impossible de les identifier et que les autorités sont dans l’impossibilité absolue de donner le chiffre des pertes civiles. La ville n’est plus qu’une effroyable ruine. » Plus loin, on décrit « une montagne de fumée », « une vapeur blanche » et « jusqu’à trois cents mètres la poussière, comme en effervescence, s’enroulait en torsades. Quelques instants plus tard, des incendies s’allumèrent en bordure de la ville, mais il était impossible de percer l’obscurité qui recouvrait l’agglomération elle-même. » [6]. C’est le langage de l’apocalypse, dans son côté catastrophe.

Enfin, au Japon, dans sa déclaration radiodiffusée du 15 août 1945, l’empereur Hiro-Hito annonce au peuple japonais la capitulation du pays : « (...) l’ennemi a commencé à employer une nouvelle bombe des plus cruelles, dont la puissance dévastatrice est réellement incalculable, et qui a coûté la vie à de nombreuses et innocentes victimes. Si nous continuions la lutte, il ne pourrait finalement qu’en résulter l’effondrement et la disparition de la nation japonaise, et cela entraînerait également l’extinction totale de la civilisation humaine (c’est moi qui souligne). » (Le Monde 16 août 1945).

Depuis lors, il faut vivre avec l’idée d’une autodestruction possible. Comme les apocalypses littéraires des siècles anciens, les films ont déferlé, proposant leurs images sur les faits, scénarios originaux ou adaptés des romans qui fleurissaient aussi : ils ont présenté au fil des années leurs solutions au cas où cela arriverait de nouveau et de manière plus ample encore. Avant de montrer l’évolution de cette mythologie, d’en dire l’intérêt et le charme indéniables, je raconte un peu ma vie qui explique mes travaux.

IILes arrière-plans d’une recherche

J’ai été imprégnée de ces évènements car j’ai l’avantage (?) d’avoir vu apparaître l’ère nucléaire. J’avais douze ans au moment d’Hiroshima, et, comme les enfants qui ont vécu dans l’atmosphère d’une guerre, j’étais adulte avant l’âge, je lisais Le Monde qui arrivait tous les jours à la maison depuis sa création en décembre 1944 : dans l’édition datée du 8 août 1945 j’ai vu le titre - Le Monde, si discret, avait employé ce jour-là des lettres énormes -, LES AMÉRICAINS LANCENT LEUR PREMIÈRE BOMBE ATOMIQUE SUR LE JAPON.

J’ai comme tout le monde plongé dans la Guerre froide qui a suivi. J’ai eu seize ans lorsque les Soviétiques ont testé leur première bombe A en 1949, dix-sept ans au début de la guerre de Corée ; je me souviens bien des journées anxieuses de 1950, que nous vivions comme la veille d’une fin du monde (cf Avant le déluge d’André Cayatte, 1954). Nos peurs sont un peu retombées lorsque Truman a remplacé Mac Arthur, désireux de régler ce conflit par le nucléaire, par Eisenhower, partisan de la guerre classique. L’A.I.E.A (Agence Internationale de l’Energie atomique) a été créée en 1957 sans détendre vraiment l’atmosphère.

J’ai franchement tremblé en automne 1962 au moment de la crise des missiles de Cuba (qui a inspiré Stanley Kubrick pour réaliser le Dr Folamour, sorti en 1964), j’étais alors professeur dans le secondaire et je m’étonnais de l’indifférence de mes jeunes élèves qui ne s’en inquiétaient pas du tout.

Après que les premiers accords SALT de 1972 ont été signés, limitant les stocks nucléaires, la tension a diminué dans le grand public, à tort ou à raison. Les essais n’ont pas cessé, mais peu à peu, ils ne sont plus déroulés à l’air libre (les derniers, en 1995, à Mururoa).

Mon séminaire de l’École pratique des Hautes Études (EPHE) intitulé Cinéma, télévision et mythologie contemporaine s’est ouvert en 1978. J’y ai travaillé sur le rôle du cinéma dans la construction de la mythologie de notre temps autour des éternelles questions de la condition humaine, la mort, la vie, la violence, l’autre, le désir, l’avenir [7]. Les films les problématisent, de manière plus ou moins naïve, savante ou convaincante, en offrant une gamme de solutions qui évoluent selon l’auteur, le contexte et l’aléa de la réception. Ils constituent, au fil du temps, des ensembles de mythes palliatifs, voire créent des mythes de fondation. Pendant plusieurs années, au début des années Quatre-Vingt, j’ai étudié à travers eux la relation du monde au nucléaire dans un cadre plus général de recherches sur la guerre. Dans les années 1985 et 1986, quand j’ai écrit L’apocalypse.., la tension politique internationale était remontée d’un cran, Reagan avait programmé en 1983 le réseau complexe de défense dit « la Guerre des étoiles » (Le Jour d’après en 1984 en est l’écho). La menace n’a jamais disparu, elle a ses crises et les films les répercutent ou les devancent, en proposant des solutions, comme un grand catalogue.

Dans le choix de ce thème, je fais aussi entrer en compte le fait que, vivant au Mexique dans le milieu des années Cinquante, où les écrans étaient envahis de toutes les productions hollywoodiennes, j’avais vu un bon nombre de ce qu’on considérait alors en France comme des « nanars » d’anticipation : ils étaient, en fait, le début du genre apocalyptique nucléaire. Le thème s’est par la suite largement répandu et des réalisateurs importants y ont contribué. J’indique ci-dessous les évolutions de ce cinéma au cours de ses 40 premières années (1945-1985), j’en rappelle, en annexe, 50 films importants.

III. « Filme-moi une apocalypse [8] »

Les films sont surtout américains et japonais, on ne s’en étonnera pas, les USA étant l’auteur de l’apocalypse, le Japon, la victime. Européens et Soviétiques entrent un peu plus tard dans la production. Au fil des années, évoluant en fonction des dangers politiques réels, le monde post-nucléaire imaginaire passe de la peur de l’inconnu à l’acquisition d’une familiarité, celle-ci découlant pour une bonne part du travail du cinéma.

De l’inconnu dun monde atomisé...

Jusqu’à la veille des années Soixante, le thème du danger nucléaire est travaillé par les réalisateurs de série B et Z, ces films vite tournés sans beaucoup de moyens. Les invraisemblances des scénarios rendent compte de la difficulté à admettre l’existence du péril nucléaire et la crainte d’une guerre généralisée qui l’emploierait.

Pour la plupart, ils font à l’image l’économie de l’explosion, suggérée par un écran surexposé, le plus souvent donnée par un carton de début ou racontée en voix off. On en voit les effets. À l’image, villes, campagnes et déserts détruits bénéficient d’effets spéciaux souvent très touchants : d’un seul coup de ses huit pattes, l’araignée géante de Tarentula franchit une colline en broyant les humains médusés, L’homme qui rétrécit finit par disparaître dans les brins d’herbe de son jardin, le crissement assourdissant de fourmis mutantes résonne dans les tunnels de Los Angeles, Godzilla piétine le port et les tours de Tokyo, etc. L’exploitation de la peur élémentaire de l’inconnu fait de ces films des thrillers inoubliables.

Le nucléaire est repoussé dans des espaces extérieurs ce qui offre un double avantage : au premier degré, on éloigne le danger, on le sort de la responsabilité des hommes, et, au deuxième degré, pour les États-Unis, ces espaces figurent l’URSS. Le nucléaire ravage des planètes voisines, Mars, Vénus, ou il en débarque (Red Planet Mars, Les Zombies de la stratosphère, Radar Men etc.). Lorsqu’elles ont lieu sur terre, les explosions nucléaires se situent soit dans le présent immédiat (Them, Tarentula, The Day the World Ended) soit sont repoussées dans des temps futurs imprécis jusqu’en 5000. Même traitement pour les victimes : on commence par montrer les effets des radiations sur les animaux (Tarentula, Them) ou des extraterrestres, ce n’est que peu à peu que les mutations concernent les humains. Directement victimes de l’atome, ceux-ci perdent tous les codes de conduite, deviennent amateurs de chair crue, cannibales à l’occasion, cruels, violents, contagieux (The Day the World Ended), il faut les tenir à l’écart, ou les détruire. Lorsque le happy end survient, il est parfois confié à l’intervention de l’armée et de ses bombes atomiques, solution paradoxale, soignant le mal par le mal. En général, quelques survivants arrivent à surmonter les dangers et souvent à composer des couples : s’ils échappent à la stérilité due aux radiations, ils seront à l’origine d’une petite bande, mini-société désaxée, à moins qu’ils ne partent sur Mars pour refonder la civilisation.

Ces films rendent compte non de la guerre elle-même, mais de l’espace et du temps de l’après-guerre, ils déclinent les lentes manières de réapprendre à vivre après la sauvagerie des destructions et le danger invisible des radiations, menace toujours suspendue, dans un monde profondément insécure.

En 1959, deux films marquent un tournant, mettant chacun en scène une des bornes extrêmes de l’attitude adoptable dans un monde présent et nucléarisé.

 Le désespoir absolu anime Le Dernier Rivage (Stanley Kramer) : après avoir constaté qu’une guerre nucléaire a tué toute vie humaine sur les autres continents, et sachant que le nuage mortel de radiations s’approche, le gouvernement australien décide de demander à sa population (entre autres, Gregory Peck et Ava Gardner) de se suicider, dans la douceur anesthésiante d’une distribution de pilules mortelles. C’est le renoncement à la résistance : le nucléaire signe la fin du monde.

 Quel contraste avec Le Monde, la Chair et le Diable (Ranald Mc Dougall) qui fait de l’explosion atomique initiale l’occasion d’une nouvelle donne radicale. Le film traite en creux le problème racial aux États Unis alors en pleine crise des droits civiques. Après s’être rencontrés dans un New-York désert et y avoir réappris à vivre, les trois seuls survivants - une femme blanche (Inger Stevens) et deux hommes, un Noir (Harry Belafonte), un Blanc (Mel Ferrer) -, après divers épisodes amoureux et débats politiques, partent la main dans la main vers l’horizon final, où s’inscrit en énormes lettres scintillantes, The Beginning. Grâce au nucléaire on assiste à la naissance d’un couple à trois, défi aux lois raciales et morales de l’époque : parfaite apocalypse. J’adore ce film.

… à la constitution de nouvelles sociétés.

Après la crise des missiles de Cuba (1962) qui a fait sentir l’extrême probabilité du déclenchement d’une guerre nucléaire, le monde filmique de l’apocalypse se modifie. Le thème devient plus familier, des cinéastes importants s’y intéressent, Joseph Losey (The Damned), Chris Marker (La Jetée), Stanley Kubrick (Dr Folamour), Jean-Luc Godard (Le Nouveau Monde), Peter Watkins (La Bombe) etc. Ces films sont superbes, la critique intellectuelle se penche sur eux. Le public se diversifie et s’accroît.

Une série de films rend compte des dégâts invisibles de l’atome : les humains irradiés ou contaminés ne sont plus des monstres physiques, leurs comportements et leurs mentalités sont modifiés, ils deviennent des monstres d’indifférence, glacés, égoïstes, sans pitié, destructeurs des relations humaines. Ainsi dans Le Nouveau Monde de Jean-Luc Godard  : à la suite d’une explosion atomique non loin de Paris, tout se dérègle dans le couple de Jean et Alexandra, devenue insensible et infidèle. Jean, dans les mémoires qu’il écrit avant d’être touché à son tour, explique ce comportement par les radiations atomiques qui ont sonné « le glas de la morale et de la liberté ». Joseph Losey dans The Damned, et Jean Pourtalé dans Demain les mômes montrent le même genre de ravages chez des enfants. L’atome déshumanise.

En faisant de la guerre nucléaire une préhistoire plus ou moins lointaine, beaucoup de films créent des uchronies/utopies (qui sont des dystopies) sociales, datées – 1964, 1971, 1999, 2004, 2019, 2024, 2274 etc. - ou non. Les bandes effrayées et éparpillées des années Cinquante sont devenues des sociétés organisées, qui toutes, il faut le dire, sont des dictatures fort bien dépeintes. Par nécessité, les villes nouvelles se protègent des radiations : ce sont des ilots séparés, sous terre, sous coupole, etc. Souvent tournées dans les décors des grands centres commerciaux d’alors, elles ressemblent fort à notre présent. Ces sociétés/dictatures ont plusieurs modèles : soit elles sont un retour aux formes féodales, soit elles s’inspirent de sociétés égalitaires étouffantes nées des utopies libertaires et religieuses des XVIe - XIXe siècles, dans un pêle-mêle assez confus des Puritains, des Amish, d’Owen, de Cabet etc. Soit elles sont technologiques, organisées par des ordinateurs (L’Âge de Cristal). L’amour, l’art et les émotions y sont proscrits. La peur des déviants a remplacé celle des mutants. L’éclairage change : les jeunes héros sont à présent ceux qui s’opposent à ces tyrannies nées des peurs et des ruines provoquées par le nucléaire (Apocalypse 2024, La Planète des singes, Beyond the Time Barrier).

Apocalypse 2024 imagine une société sous terre, apparemment aimable, mais où la stérilité masculine règne, le conformisme est rigoureux, vie privée, sexe et culture y sont interdits. Des associations de dames se réunissent pour faire des gâteaux, des jardiniers en tablier bleu sont en fait des flics chargés d’éliminer les déviants. L’Âge de Cristal imagine une cité souterraine, où chaque individu, né en laboratoire, est géré par ordinateur (le Cristal est un ensemble d’algorithmes) : après une vie dédiée aux divertissements de masse chacun est éliminé à trente ans pour assurer l’équilibre des stocks ; la sexualité est libre, la reproduction interdits, la créativité dans toutes ses acceptions et les émotions n’ont pas le droit de cité dans ce sanctuaire aux apparences « hyper cool ». Un jeune couple finit par s’échapper et retrouve dans les très poétiques ruines de Washington un vieillard qui leur vante les douceurs disparues de la vie de famille d’avant la guerre nucléaire. Ils retournent faire la révolution en ce sens vers la Cité.

Au tournant des années Quatre-vingt, le nombre des pays détenteurs de l’arme atomique menace de s’accroître puis s’accroît. La tension remonte avec un immense réseau de surveillance et de défense (la Guerre des Étoiles de Reagan). Les centrales s’en mêlent : le cœur de Three Mile Island manque de fondre en 1979 et Tchernobyl, le premier accident déclaré de centrales civiles, a lieu le 26 avril 1986.

Les films, toujours nombreux, exploitent alors tous les genres précédents. Sans cesser de broder le fil du fantastique (p. ex. dans Les Rats de Manhattan, le pouvoir appartient désormais à des rats-mutants à taille humaine qui remettent de l’ordre entre des humains punks désaxés), la priorité va aux films réalistes et plausibles comme Malevil et Le Jour d’après. Ces deux derniers films adoptent une temporalité nouvelle : l’explosion n’est plus repoussée hors du scénario, elle a lieu au centre même du récit dans le monde présent. On ne la voit pas pour autant, elle reste « dite », réduite aux coupures d’électricité et à la radioactivité. Le spectateur voit fonctionner le monde d’avant et peut le comparer aux chances et/ou aux dérives du monde d’après, à l’intérieur d’un temps de projection.

Je termine par un éclairage sur Malevil, un film français hors des clichés américains, et qui tient, comme eux, le même discours sur les liens des dictatures et du nucléaire, en en démontant les engrenages : on y voit comment naît une dictature à deux formes et à double fond. Les habitants d’un village du Sud-Ouest frappé par les retombées d’une explosion nucléaire se reconstituent tant bien que mal en une micro-société dirigée par l’ancien maire Emmanuel. Avec une autorité rigoureuse, il parvient à faire fuir les affamés, constitue des stocks de nourriture, et cherche des femmes survivantes pour résoudre le problème de l’avenir du village, il a un projet social. À l’inverse, un groupe de rescapés d’un train bloqué sous un tunnel vit sous la férule de l’un d’eux, Fulbert, qui les utilise comme esclaves pour assouvir ses pulsions perverses immédiates. Le film conte la confrontation de ces deux mini-tyrannies. On ne saura pas laquelle l’aurait emporté, car survient du ciel une nuée d’hélicoptères, en provenance d’une puissance politique supérieure qui s’est constituée sans doute sur les bribes de l’État. Les survivants des deux bandes sont embarqués vers des camps de concentration où ils seront théoriquement décontaminés.
Sombre avenir, clair discours sur le lien du nucléaire avec la violence : l’insécurité d’un monde fracturé et la fin des libertés résonnent dans ces sociétés aliénées qu’on trouve dans tant de films, un monde à la fois trop ouvert et trop surveillé, émietté et/ou interdépendant, invisiblement menacé.

Un genre cinématographique à part  

Les « films-catastrophes » - tours infernales, virus, dérèglement climatique etc.-, privilégient les effets visuels, cataclysmiques, de la destruction en train de se faire. Ils sont des fins du monde et jouent sur le plaisir étrange que l’on prend à voir détruire son monde, « pour de faux », en toute quiétude, en toute puissance aussi, calé dans le fauteuil rouge des salles, sur son canapé devant la télé, ou son petit écran de téléphone dans la main.

Les films post-nucléaires, même s’ils mettent en scène des situations catastrophiques, forment une catégorie différente. D’une part en évitant presque toujours la représentation des explosions atomiques, ils ne jouent pas sur le fantasme de toute puissance. D’autre part et au contraire, ils insistent sur la fragilité des humains, sur leur responsabilité et leur conscience : le nucléaire est la seule cause de destruction dont l’humanité soit entièrement responsable, il a été désiré, créé, utilisé, développé et stocké. Cette catégorie de films traite des pièges que les hommes se tendent à eux-mêmes, des dangers physiques, moraux et politiques d’un monde désorganisé, atomisé dans tous les sens du terme ; ils en montrent l’antidote, à savoir leur capacité de rebond et leur besoin de constituer des sociétés, sans négliger le danger récurrent de les laisser dériver vers l’aliénation.

Ce faisant, les « apocalypses nucléaires » gagnent le statut de contes philosophiques, sociaux et moraux. Elles parlent de la fin d’ « un » monde, celui d’avant 1945 et des moyens de vivre dans celui que Günther Anders [9] appelle la nouvelle ère, devenue notre lot. Leur discours est toujours d’actualité.

Annexe 
50 titres d’« apocalypse nucléaire » (en premier, le titre d’exploitation française quand il existe)

1946 The Beginning of the End, Norman Taurog, États-Unis

1950 Rocketship X – M, Kurt Neumann, États-Unis

1952 Radar Men from the Moon, Fred C. Brannon, États-Unis

1952 Red Planet Mars, Harry Horner, États-Unis

1954 Killers from Space Zero, W. Lee Wilder, États-Unis

1954 Des monstres attaquent la ville (Them), Gordon Douglas, États-Unis

1954 Le premier film de la série des Godzilla, Inochiro Honda, Japon

1955 Le Monstre qui vient de la mer (It Came from Beneath the Sea) Roger Corman, États-Unis

1955 Tarentula, Jack Arnold, États-Unis

1955 The Day the World Ended, Roger Corman, États-Unis

1956 World without End, Edward Bernds, États-Unis

1957 L’Homme qui rétrécit (The incredible shrinking Man), J. Arnold, États-Unis

1958 Terror from the Year 5000, Robert Gurney, États-Unis

1959 Behemoth (The Giant Behemoth), Eugene Lourier et Douglas Hickok, États-Unis

1959 Le Monde, la Chair et le Diable (The World, the Flesh and the Devil), Ranald MacDougall, États-Unis

1959 Le Dernier Rivage (On the Beach), Stanley Kramer, États-Unis

1960, Cap Canaveral Monsters, Phil Tucker, États-Unis

1960 The Beast of Yucca Flat, Francis Coleman, États-Unis

1961 Voyage au centre de la mer (Voyage to the Bottom of the Sea), Irwin Allen, États-Unis

1961 Beyond the Time Barrier, Edgar G. Ulmer, États-Unis

1962 La Jetée, Chris Marker, France

1962 « Le Nouveau Monde », in Rogopag, Jean-Luc Godard, France

1962 Les Damnés (The Damned), Joseph Losey, Grande-Bretagne

1962 Panic in Year Zero, Ray Millan, États-Unis

1964 Dr Folamour (Dr Strangelove), Stanley Kubrick, États-Unis

1966 le début de la série des Gamera, Noriaki Yuasa, Japon

1966 La Bombe ( The War Game), Peter Watkins, Grande-Bretagne

1968, La Planète des Singes, Franklin J. Schaffner, États-Unis

1968 La Nuit des morts-vivants, G. - A. Romero, États-Unis

1970 Le Secret de la Planète des Singes (Beneath the Planet of the Apes), Ted Post, États-Unis

1971 Le Survivant (The Omega Man), Boris Sagal, États-Unis

1971 Population Zero, Michael Campus, Grande-Bretagne

1975 Apocalypse 2024 (A Boy and his Dog), J. Q. Jones, États-Unis

1975 Demain les mômes, J. Pourtalé, France

1976 L’âge de cristal ( Logan’s run), Michael Anderson, États-Unis

1977 Holocaust 2000, A. de Martino, G.-B. /Italie

1978 Les Visiteurs d’un autre monde (Return from the Witch Mountains), John Hough, États-Unis

1980 Malevil, Christian de Chalonge, France/Allemagne

1981 Virus, Kinji Fujasaki, Japon

1982 Le Dernier combat, Luc Besson, France

1982 La Troisième guerre mondiale (World War III), D. Greene et B. Segal, États-Unis

1981 Mad Max 2, George Miller, Australie

1983 Le Gladiateur du futur (Endgano), Steve Benson, Italie

1983 2919 après la chute de New York, Martin Dolman, France-Italie

1983 Les Rats de Manhattan, Vincent Dawn (pseudonyme de Bruno Mattei), Italie

1983 Le Jour d’après (The Day After), Nicholas Meyer, États-Unis,

1983 Le Dernier Testament (Testament), Lynne Littman, États-Unis

1984 Terminator, James Cameron, États-Unis (Grand Prix d’Avoriaz)

1984 1984, Michael Radford, Grande-Bretagne

1984 2010, Peter Hyams, États-Unis

1985 Le retour des morts-vivants (Return of the Living Deads), Dan O’Bannon, États-Unis

Notes

[1Colloque organisé par l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) et le CEA/DAM (Direction des applications militaires du Commissariat à l’énergie atomique) à la Bibliothèque Nationale de France le 10 décembre 2019.

[2Hélène Puiseux, L’Apocalypse nucléaire et son cinéma, Paris, Le Cerf, Coll. 7ème Art, 1988, suivi de nombreux articles que l’on peut trouver sur ce site.

[3Interview de Philip Morrison, cité in TERKEL, Studs, Chacun sa guerre, histoire de la Seconde guerre mondiale, traduit de l’américain par Christine Raguet-Bouvard, La Découverte, Paris, 1986, p. 411.

[4Cité par R. JUNGK, Plus clair que mille soleils, traduit de l’américain par Monique Bittebierre, Arthaud, 1958, pp.179-180.

[5Article du journal Le Monde, 8 août 1945, sous le titre « Les premiers essais ».

[6Le Monde du 9 août 1945.

[7Cf Hélène Puiseux, « Problème d’analyse cinématographique : la perspective mythologique », in Annuaire de l’EPHE, section des Sciences religieuses, t. 111 (2002-2003), Paris, EPHE, 2004, pp.31-56.

[8C’est ce qu’aurait pu demander Le Petit Prince s’il était né après 1945, au lieu du célèbre « Dessine-moi un mouton », pour bien comprendre la planète Terre. Mais le livre est sorti en 1943 et Saint-Exupéry est mort en 1944.

[9Cf notamment Günther Anders, Hiroshima est partout, Paris, Seuil, Sciences humaines, 1982