Extraits de « L’Apocalypse nucléaire et son cinéma ». 3 « The Beginning », une forme de conclusion

Après la table des matières puis l’introduction, voici la conclusion que j’avais écrite en 1986.

« The Beginning »

Chaque film se comporte comme une contraction, une condensation de ce vaste discours filmique sur l’atome ; chacun des éléments du corpus peut être lu comme un prisme où aboutisse, et d’où surgissent, diffractées, reflétées, les manifestations filmiques des attitudes de l’humanité devant la fission de l’atome et devant la disproportion entre les capacités mortifères de l’infiniment petit, de ce que l’on admettait pour l’exacte limite de la matière, et l’infiniment illimité, c’est-à-dire l’espèce humaine en tant que telle.

Depuis 1945, une prise de conscience s’établit, qui doit admettre un nouveau volume temporel. Une prise de conscience celle qu’a déjà dû accomplir l’humanité au XVIe siècle, avec les grandes découvertes et les voyages autour du monde, qui ont totalement bouleversé et remis en question le volume spatial où se mouvait l’humanité. L’accroissement de la géographie, de l’histoire et de la cosmographie déplace, décale, plus ou moins vite, avec plus ou moins d’angoisse et de perplexité, les hiérarchies, les compartimentations, les perceptions. Dans les Temps modernes, les nouvelles terres ont accueilli, drainé, focalisé, canalisé, les fantasmes anciens : les hommes-chiens de Bornéo, les géants de Patagonie ont fait que l’Europe s’est déchargée de ses propres géants, de ses propres loups-garous. Le bizarre a trouvé refuge dans les nouvelles terres, et le Yéti de l’Himalaya en est une des dernières manifestations.

L’atome a permis cette fois, sans quitter la planète, sans gonfler notre imaginaire d’espaces nouveaux, de transformer les espaces connus par les effets des radiations, d’y loger des monstres, d’y réveiller des dinosaures. Les espaces atomisés ont d’abord accueilli des hommes et des animaux géants.
Mais il a surtout modifié, il est en train de modifier, notre volume temporel, en admettant une fin brutale et autoréalisée de l’humanité. La plus grande des transformations, la plus radicale des temps à venir dans une perspective atomique est d’en faire le temps de notre disparition massive et définitive. Angoisse qui préexiste sans doute à l’atome, mais qui s’est trouvée condensée en 1945 et collée à la fission de l’atome réalisée par les scientifiques et les militaires américains.

Documentaires et fictions filmiques, à côté d’une masse d’autres formes de discours, créent, par leur bavardage, par leurs images, une véritable rumination de l’évènement passé et futur. Le rendant représentable, il le rendent peut à peu digérable. La rumination est bien un phénomène digestif destiné à rendre assimilable.

Peut-être est-ce ainsi qu’il faut lire l’évolution de la mode des scénarios : l’inconnu du monde atomique, d’abord peuplé de monstres et de géants, n’est-il pas en train de s’apprivoiser et de s’humaniser - au sens d’être occupé par les hommes - et engendrant davantage de dictatures que de monstres depuis une vingtaine d’années [1].
Non que les dictatures soient préférables : mais elles sont du domaine du connu, alors que les monstres relèvent du bizarre ; c’est avec le bizarre, le fantastique, que l’on peuple le vrai inconnu. Du destin remis au courroux ou à la bienveillance des dieux, les humains se sont trouvés subitement auteurs, dépositaires et propriétaires. Le discours des films joue un double jeu : à la fois il ne cesse d’historiser - voire de rationaliser avec les documentaires - l’acquisition d’une telle puissance, mais en même temps il la perd (la dilue) dans le mystérieux et le terrible, par la faculté de créer monstres et dictatures ce qui a pour effet de la dérationaliser et de la laisser s’échapper des mains humaines, car à y bien regarder, les monstres ont été remplacés par les dictatures. Mais ces dictatures sont données pour l’œuvre de sadiques ou de mutants, et depuis quelques années pour l’œuvre presque abstraite d’ordinateurs, ce qui est une façon de renvoyer le destin hors de mains humaines. Les films ne cessent pas de remettre aux mains d’hypostases, la Folie, la Science, l’Informatique, les Machines, ce qui était dans celles des dieux, la vie et la mort de l’humanité.

Mais s’agit-il bien de la mort de l’humanité ? Est-ce elle que le cinéma met en scène ? Les films qui la donnent pour acquise, ceux dont le The End est sans appel, du type On the Beach (Le Dernier rivage) sont très peu nombreux : même le Dr Folamour, dans sa bande musicale ironique (« On se retrouvera quelque part, sous le soleil »), admet une certaine forme d’espérance. Dans les autres productions, les innombrables déserts, les innombrables ruines de New York, Paris, Tokyo ou Los Angeles, Londres ou Kansas City, du plus fantastique au plus réaliste, ne prennent pas l’évènement atomique comme terme, mais comme point de départ, ou charnière, autour de laquelle pivotent le passé et le futur : dans ces surfaces désolées ou informatisées, il est question de survie et non de mort. On y voit davantage une nouvelle phase de l’histoire qu’une fin de l’histoire. Souvent même, la déflagration atomique prend l’allure d’une préhistoire.

Si bien qu’il faut peut-être proposer de lire ces films comme une mise en scène de fantasmes, non pas du traumatisme d’Hiroshima-Nagasaki, ravivé par un Three Miles Island ou un Tchernobyl [2]], mais de l’espoir qui peut naître de cette violence initiale ; comme en filigrane, les films montrent l’occasion donnée - parfois gâchée - d’accéder à un temps mythique où toutes les cartes sont disponibles, où les sentiments, les organisations sociales etc., ne sont pas encore, ou plus du tout, figés dans nos normes actuelles. Ils disent le prix à payer pour ce retour à une nouvelle distribution du jeu de l’humanité : ils sont incontestablement jonchés de cadavres, de mutants, de brutalités dont l’esthétique violente et indéniable traduit la fascination qu’ils charrient. Ils disent aussi que la vraie victime de l’atome, c’est la famille dispersée, pourchassée par les dictateurs, piétinée par les monstres, vaincue par la stérilité.

L’insistance à proposer un monde nouveau, l’acceptation du risque, l’espoir d’être le survivant, d’être en somme le vainqueur de ce dieu ambigu de la vie et de la mort, telles paraissent être les grandes lignes de ce cinéma né de la bombe. Et tel est peut-être le sens qu’il faut accorder à un graffiti parisien, un champignon atomique, bombé cette année [3] en rouge sur le mur gris de l’hôpital Cochin et qui a pour légende, en grandes capitales, « Vive la Bombe ».

Vive la Bombe
© Antoine Perrot

Notes

[1Écrite en 1986, cette expression désigne donc la première moitié des années Soixante.

[2J’écrivais cette conclusion quelques mois à peine après la catastrophe de la centrale de Tchernobyl qui date du 26 avril 1986.

[31986.