Pentagone Papers, Steven Spielberg, 2017 Si l’Amérique m’était contée

Empreintes de S. Spielberg à Los Angeles
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Le nouveau filmde Steven Spielberg (titre original The Post) est très intéressant et mérite d’être vu et discuté, puisqu’il met en scène et en images, les aléas et les devoirs de l’information et du journalisme, qui constituent eux-mêmes un pilier de la réflexion cinématographique américaine.

Le monde des mensonges d’État

Spielberg crée l’ambiance par quelques plans classiques de soldats américains au Vietnam, suivis par la réaction de l’analyste et reporter de guerre, Dan Ellsberg, ébahi et choqué par les déclarations radicalement différentes, selon qu’elles ont lieu en privé ou en public, de Robert Mc Namara alors secrétaire d’État à la Défense.

Le thème est intéressant et éternel, - donc à la fois historique et actuel - puisqu’il s’agit de montrer le long mensonge d’État, construit et entretenu par la Maison Blanche à propos de l’opportunité et des réalités de la guerre du Vietnam : tout au long du film, Spielberg montre, face à un énorme casting, et avec la maîtrise de rythme qui est sa marque, l’alternance de l’intimité et du public, le rôle de contre-pouvoir que représente la presse, ses difficultés et son travail aux différents étages du métier : car c’est parmi les reporters et journalistes de terrain et d’agence, comme parmi les patrons de presse, que se trouvent les gens qui risquent leur vie, leur entreprise et leur liberté pour recueillir les documents que des politiques planquent ou travestissent, et pour les diffuser, via les journaux, dans la population : un métier totalement politique.

Robert Mc Namara
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La très active participation des États-Unis à la lutte contre le communisme en Asie du Sud-Est dans la Guerre du Vietnam (1965-1975), le prix en hommes, en souffrances et en dollars sont bien situés et rappelés. Les gouvernements successifs, Kennedy, Johnson, Nixon, ont su avant même de commencer la guerre active, que l’affaire était mal engagée, mais, au nom de la « liberté du monde », ils ont agi comme si cette guerre était semée de succès et gagnable, maquillant les rapports et les faits. Le secrétaire d’État à la Défense, Robert Mc Namara, en est notamment responsable entre 1965 et 1968.

En 1971, le New York Times et le Washington Post passent à l’attaque ; grâce au travail de Dan Ellsberg et de quelques autres personnes, que le film évoque et montre, ces deux journaux sortent quelques feuilles d’un immense document d’État classé secret (7000 pages) que nous appelons dans notre jargon 2017 les Pentagone Papers, en référence aux autres révélations de scandales, financiers ou politiques de notre propre temps. Spielberg, en même temps, montre les rivalités des deux grands titres de la presse new-yorkaise, tout en faisant le portrait de la première femme patronne de presse, qui sait imposer ses propres décisions dans un monde masculin, Katherine Graham (Meryl Streep), bien que proche elle-même de Mc Namara.

Ce scandale de la dissimulation de l’engagement et de l’enlisement au Vietnam est situé en amont du Watergate (1974), dont il est cause, Nixon ayant espéré prouver que les faits révélés par les deux grands quotidiens étaient eux-même des montages contestables.

Le monde de la presse

La vraie Katherine Graham
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Les comédiens (Meryl Streep, Tom Hanks) sont très crédibles, porteurs de leur participation à d’autres histoires exemplaires, chargés de talent et bien dirigés. Peut-être sont-ils tout de même trop chargés de leur propre légende, j’avais par moments du mal à les penser comme autre chose que des acteurs excellents, (exemplaires et chargés de talent etc..) plutôt que de voir une patronne de presse et son rédacteur en chef. Je reconnais que je chipote, mais dans le film, c’est tout de même Meryl Streep et Tom Hanks qui dirigent le Washington Post ( lui-même en pleine tempête financière, avec son introduction en bourse) [1]. Il faut se forcer à retenir les noms, Katherine Graham et Ben Bradlee, des auteurs en chair et en os du coup de force.

Le monde qui les entoure, la presse, sa hâte constitutive, sa curiosité, son éthique, son rôle d’informateur des nations, ses hiérarchies, ses jalousies, sa puissance et sa fragilité, sont magnifiquement rendus. Le film, mettant en scène le journalisme américain en 1971, rend sensible l’immense impact, sur la forme et le rapport que nous entretenons avec l’information, que possède à présent le numérique, léger, rapide, oublieux et bavard, absent évidemment du monde des Seventies. La composition au plomb a quelque chose de grave, d’imposant et de réellement fascinant, et j’adresse un très grand merci à Spielberg de faire de ce film une sorte de document sur la technique de la presse, qui règne encore dans les Seventies, illustre descendante d’un monde que Balzac a saisi à sa naissance. Cette vision de la fabrication est un des côtés réellement émouvant du film.

Un bémol, (ce terme est assez bien choisi, j’aurais pu mettre « regret », mais non, il s’agit de musique justement ) : pourquoi Spielberg n’a-t-il pas pu s’empêcher de « charger » la bande-son de musique à message : ainsi lorsqu’une attachée de presse révèle le résultat du vote de la Cour suprême - donnant raison aux journaux d’avoir publié les documents dont Nixon et son administration ont voulu empêcher la parution -, s’élèvent, dans la salle, les violons et violoncelles de la Vérité Américaine Délivrant le Monde ? Cette technique incitative, invasive, fait les beaux jours du cinéma américain, elle est une cheville de la Science-fiction et des westerns, mais elle infantilise les spectateurs en leur refilant un kit sonore de compréhension et d’adhésion, qui devrait ici être éliminé sans pitié.

Notes

[1Je songe en les voyant à l’extraordinaire travail de Gary Oldman en Winston Churchill, dans le récent Les Heures sombres, Darkest Hour, où pas une minute on ne pensait avoir affaire à un acteur.