Ce que j’ai vu de Peer Gynt, mis en scène par David Bobée Théâtre des Gémeaux, Sceaux

Je suis allée, dimanche 28 janvier, voir Peer Gynt, pièce d’Henrik Ibsen dont la première a été donnée à Oslo le 24 février 1876. Pas toute jeune, rarement jouée, cette pièce - une mise en actes de la réflexion sur la vie humaine - nécessite une foule de comédiens ; elle est ici donnée, fortement cisaillée par David Bobée, qui l’a importée du Centre national dramatique de Normandie-Rouen.

Une opinion en deux heures

En choisissant, après mûre réflexion, de quitter la pièce à l’entracte (j’ai vu
3 actes sur 5), je me suis ôté le droit et les moyens d’une critique valable, argumentée. On ne juge pas une mise en scène sans la voir complète.
Mais, en deux heures, ( ce que duraient les trois premiers actes dans cette représentation) on a des impressions. Je peux donc dire ce qui m’a donné envie de ne pas rester : j’ai trouvé le spectacle brouillon, agité, dans un espace encombré, une caravane crasseuse, des escaliers de fers, et des praticables métalliques en tout genre, une tête de porc géante en métal pour le royaume des Trolls etc. Les jeux de scène demandaient plus d’agilité physique que de diction ou de sensibilité, ils consistaient surtout à grimper et sauter, se bagarrer, s’asperger de bière, etc. Les machines à faire du brouillard fonctionnaient. Et la musique, plutôt USA, se répartissait entre guitare douce et sono assez bruyante.

Je ne saurai pas comment David Bobée et son décorateur voyaient les deux actes suivants - l’Afrique, l’océan, le retour au pays - : j’aurais pu rester, j’étais bien placée (pas trop près des jets de bière) mais voilà, profitant de la pause, je suis donc partie, fatiguée par le parti pris de laideur de l’ensemble et le relatif massacre du texte.

La rue des Blagis

Sur le chemin qui mène au RER, Sceaux et Bourg-la-Reine, la rue des Blagis, ses pavillons, ses jardins, le goudron humide de la rue, les poubelles sorties, les pavés carrés des « bateaux » et les arbres des trottoirs, je m’éloignais, inexorablement et sans regret, de cette copie que David Bobée avait servie de la ZAD de N.-D. des Landes, scène qui ressemblait à « la route des chicanes » avant que le gouvernement ait décidé de rendre la plaine aux grenouilles, aux haies et aux plantes.

Je réfléchissais au sort qui avait été réservé à Ibsen pendant ces deux heures. Car le sujet de la pièce n’est rien moins que la vie humaine, ses désirs, ses expériences, ses réalités, ses désillusions et ses espoirs, dont il reste si peu entre les doigts d’un homme au moment de quitter la vie. Le texte est ici tellement « adapté », c’est-à-dire raboté, réduit à des extraits, des courses sur les praticables, et des bagarres, que je crains que Bobée, pour faire court, pour faire moderne, n’ait fait une certaine injure à l’auteur de Peer Gynt, en servant un concentré de laideur en guise de monde aux êtres qui peuplent notre planète, réels ou mythiques. Peut-être que l’acte IV et V ont rattrapé ? Quien sabe ?

Je me demandais ce que les « primo-spectateurs », des gens qui n’auraient pas connu la pièce, pas lu ou pas déjà vu, allaient penser avec ce raccourci plutôt laid, aux bonnes intentions, si je suis le texte de présentation du metteur en scène : Cette pièce me semble un magnifique espace de recherche, de créativité des auteurs transdisciplinaires du spectacle. J’aime à poursuivre ainsi ma démarche et mon engagement pour un théâtre contemporain, transdisciplinaire, interculturel et populaire (...) Je continue avec ce texte immense le travail initié avec Hamlet, Ovide, Lucrèce Borgia... à interroger avec les acteurs de notre époque les grandes figures mythiques de notre patrimoine. - David Bobée, metteur en scène..

Le temps et l’espace de Chéreau

J’avais des éléments de comparaison. Je connaissais déjà cette pièce.
J’ai eu la chance de voir au Théâtre de la Ville, en 1981, la mise en scène que Patrice Chéreau avait présentée plus tôt au Théâtre National Populaire de Villeurbanne, la scénographie était conçue par Richard Peduzzi, et les costumes par Jacques Schmidt. Gérard Desarthe interprétait - non, il était Peer Gynt, tout au long des sept heures de représentation, qui condensent une quaranntaine d’années de vie à la fois banale et aventureuse.

Je n’ai aucun souvenir du temps réel, Chéreau avait su transformer la valeur temps, et sur le plateau, la condensation nécessaire des années que donne le texte d’Ibsen s’était mise à respirer, à passer dans le spectateur de base que j’étais. L’espace du plateau acquérait lui aussi cette faculté de déformation comme un jeu d’accordéon. Ibsen, Desarthe, Chéreau, mais aussi, Maria Casares ou Richard Peduzzi, se laissaient enfermer pour le développer, le côté élastique et fermé, strident, clair ou sombre de la vie, pensée de toute une vie, de ses espoirs, de ses mythes, de la bizarrerie heurtée de son déroulé, rencontres, erreurs, etc.

Musicalement, il n’y avait pas Grieg [1], pas plus que chez Bobée, mais Patrice Chéreau avait justifié sa mise à l’écart : il avait insisté sur sa volonté de revenir à « la chose dite », autrement dit au texte original « débarrassé de la musique de Grieg » [2] : la musique de Fiorenzo Carpi en ôtant les mythes et légendes scandinaves qui auraient joué comme un surlignage norvégien, laissait au texte une valeur humaine universelle.

Vérification faite (sur mes carnets et dans les journaux), la représentation se passait sur deux soirées. Mais le tissu théâtral - textuel, gestuel, philosophique -, se réunissait sans couture, si bien que, dans mon souvenir, il me semble l’avoir vu d’affilée, ce qui aurait été tout à fait impossible, physiquement, pour les comédiens comme pour les spectateurs.

1874 Lettre d’Ibsen à Grieg
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Ce Peer Gynt de Chéreau et Desarthe (liés pour dans la réalisation et la splendeur profonde du spectacle), c’était du théâtre porté à son maximum de capacité, de suggestion et de contenu. Sans doute Chéreau, si grand metteur en scène de théâtre, de cinéma et d’opéra, notamment Wagner, possédait-il un désir et un sens qui lui permettaient de réaliser ce que Gurnemanz chante dans Parsifal : Ici le temps devient espace.

En arrivant au RER, il m’est revenu que j’avais vu et entendu, à Pleyel en 2010, une très belle exécution des suites musicales qu’Edvard Grieg avait composées pour la pièce (si bien dédaignées par Chéreau et Bobée) : pour évoquer la vie de Peer Gynt, une présence réduite du texte fort bien dit par Didier Sandre donnait une sorte d’ossature philosophique, élégante et abstraite, à la musique composée pour la pièce.

Une fois rentrée, j’ai cherché le texte d’Ibsen et j’ai commencé à le relire.

La tombe d’Ibsen à Oslo
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Notes

[1La musique de Grieg est indissociable de la pièce, pour Henrik Ibsen, qui a travaillé en étroite collaboration avec lui.

[2Dans un interview donné au Club de la presse à Lyon le 7 avril 1981, Patrice Chéreau disait avoir « éliminé » Grieg.