Verdi, Don Carlos, dans la version originale de 1867. Opéra Bastille, dimanche 22 octobre 2017

Pourquoi serais‑je indiscret quand mon silence ne peut lui causer de douleur, qu’il lui en épargne peut-être ? Pourquoi le réveiller afin de lui montrer le nuage orageux suspendu sur sa tête ?
 Le marquis de Posa, Don Carlos, Schiller, Acte IV, Scène 6

Oui, j’ai vu LE Don Carlos dont parle toute la presse.
Oui, comme tout le monde, j’ai été enchantée par la beauté indiscutable des voix. Pendant plusieurs jours - et encore maintenant -, j’ai été très impressionnée et travaillée par ce que j’ai vu et entendu.

I. La mise en scène

On sait que le soir de la première, le 10 octobre, la salle avait sifflé la mise en scène, ce qui n’a pas eu lieu le 22 octobre, où j’étais présente. Je me me serais pas jointe aux mécontents du premier jour, car, sans l’approuver entièrement, le travail du metteur en scène, Krzysztof Warlikowski - et de sa scénographe Malgorzata Szczęśniak, indissociable de la vision scénique du metteur en scène -, m’a obligée à travailler constamment lorsque leurs choix prennent le livret à contrepied :
— sur le plan de l’espace, élimination de la nature et de l’extérieur
— et sur le plan de la temporalité, choix de transformer en flash-back un déroulé temporel de plusieurs années, avec des ellipses.

Si je reste dans un état où dominent de très loin le plaisir et l’admiration - les grands airs ne m’ont pas quittée pas plus que certaines images - j’essaie en écrivant ce CR de voir un peu plus clair dans les questions posées par les rapports inégalement réussis entre la mise en scène et le livret : ils sont parfois, à mes yeux, ratés (acte I), parfois sublimes de justesse (acte III, tableau de l’autodafé) ou juste fonctionnels aux actes II, IV et V.

1. La complexité des personnages

J’aime beaucoup cet opéra, drame tiré de Schiller : j’avais il y a longtemps écrit un article à propos des relations psychologiques ou psychanalytiques des personnages, à partir de l’opéra (version italienne Don Carlo). Cet article est paru dans Des Secrets mal gardés, aux Éditions du Félin, en 1990, dans la collection de Bernard Condominas. Je l’ai relu il y a trois ou quatre jours, et j’en revendique entièrement les termes, aujourd’hui. Don Carlos est une tragédie multiple et les relations du père Philippe II et du fils Don Carlos, amoureux en même temps des mêmes personnes - Élisabeth de Valois et Rodrigue de Posa -, sont l’un des puissants ressorts de l’action.

La composante bisexuelle du fils et du père est bien présente dans les paroles et la musique de Verdi et ici, la mise en scène la met bien en lumière : le coup de foudre de Philippe II pour Rodrigue est justement incarné par la scène d’escrime.

Philippe II et Rodrigue de Posa
©Agathe Poupeney, Opéra de Paris

Mais l’amour n’est pas le seul ressort : le pouvoir, la contrainte, les conventions, la présence des peuples opprimés, le soin relatif que le souverain doit en avoir et la toute-puissance de l’Église qui a barre sur tout (sauf sur Dieu, qui intervient peut-être à la fin avec l’apparition supposée de Charles-Quint) y pèsent, ensemble, pour faire de ces 5 actes une longue avancée contrainte et douloureuse vers le dénouement, l’avancée étant censée se dérouler sur plusieurs années, par crises. Vision presque darwinienne du monde, pyramide d’écrasés/écraseurs.

2. Le Temps

C’est donc à cette évolution et à cette conjonction d’intérêts contrariés que Warlikowski s’est attaqué, avec l’idée d’en transformer la présentation temporelle, d’en faire visuellement et scéniquement un flash-back. Je pense que c’est une erreur, car la temporalité compte, et le fait d’inscrire le dénouement dès le départ dans la personne de Don Carlos, suicidé possible par avance, avec ses poignets bandés ou la surimpression de son visage sous la menace de son propre revolver, comprime le drame, brouille la construction mouvante de l’intrigue, aplatit les élans et hésitations de Rodrigue et de Carlos, d’Élisabeth et de Philippe, et de la princesse Eboli. Les personnages hésitent, se trompent, s’égarent, maquillent leurs sentiments, et les modifient constamment en secret ou en surface : Warlikowski les unifie dans le flash-back. On comprend même à peine la conduite de Rodrigue lors de l’autodafé, passant du côté de Carlos à celui de Philippe II.

De même, le parti visuel d’indiquer qu’il s’agit d’un flash-back par des zébrures et des taches noires, projetées comme s’il s’agissait d’un vieux film, brouille inutilement la vue et distrait l’attention de ce qui se passe au profit de ce qui empêche de voir.

Le choix de costumes années Cinquante m’a paru judicieux, rappelant que ces problèmes sont de tous les temps, aujourd’hui comme hier, en Espagne comme ailleurs.

3. L’espace

La deuxième option de Warlikowski est l’effacement absolu de l’espace extérieur, contrairement à ce qu’ont écrit Verdi et son librettiste Méry. Warlikowski place tout en intérieur, sur la scène de Bastille resserrée et cadrée, tapissée de boiseries sombres comme l’Escurial lui-même. Est-ce pour signifier un peu lourdement que l’Escurial et sa sévérité - la Loi - s’imposent partout et en tout temps ?
— L’acte I devrait se dérouler dans la forêt de Fontainebleau où Don Carlos et Élisabeth se rencontrent, avant d’être séparés par l’annonce du mariage d’Élisabeth avec le père de Carlos, Philippe II. Ces scènes (amour/nature) sont placées par Warlikowski dans un espace indéfini genre prison et/ou bureau, intérieur en tout cas, et où se dresse la statue d’un grand cheval qui ne sert à rien du tout.
— Le début de l’acte II devrait se dérouler dans les jardins de l’Escurial, remplacés par une salle d’escrime, qui souligne l’idée maîtresse de la rivalité et de l’étouffement qui règnent à tous les étages, sentiments ou pouvoir.
— L’acte III devrait commence dans les jardins (rencontre Eboli/Carlos) et se poursuivre sur une place à Valladolid (autodafé, défilé des envoyés flamands). L’étouffement qui en résulte fonctionne assez mal pour les jardins abstraits du tableau 1.

Les puissances d’ordre
©Agathe Poupeney, Opéra de Paris

Au contraire, au 2e tableau (le couronnement et l’autodafé) l’enfermement « marche », souligné par le jeu raide des acteurs : le Roi et la Reine, comme contraints, jouent de manière presque mécanique, comme des symboles de l’autorité, écrasés à leur tour sous le poids de leur fonction, et sous le poids de l’Église, ils sont placés au pied d’un amphithéâtre où siègent les représentants de l’ordre établi, militaires et religieux. Là, le choix de l’intérieur donne à la scène une grande puissance, elle serre le cœur, prend à la gorge, et s’achève dans la fumée noire du bûcher projeté sur le fond de scène, seule fois où on aperçoit le ciel.

Ailleurs, l’effacement de l’extérieur est beaucoup plus discutable, en redondance avec la situation, dont la dureté, me semble-t-il, gagnerait au contraire à être mise en contraste avec la beauté des fleurs, des arbres, comme l’indiquent le texte et la musique.

II. Les voix et la direction

Don Carlos et la Princesse Eboli
©Agathe Poupeney, Opéra de Paris

La beauté des voix, jointe aux qualités physiques des interprètes, leurs silhouettes, l’adéquation de leurs personnes à leur rôle, s’étend à l’ensemble du plateau, jusqu’aux personnages secondaires, pages, dames d’honneur, députés flamands etc. Tous sonnt remarquables. Quant aux personnages principaux, ils sont du genre éblouissant : Don Carlos était interprété par Jonas Kaufmann, Élisabeth, par Sonya Yonchova, le marquis Rodrigue de Posa, par Ludovic Tézier, Philippe II, par Ilda Abdrazakov, la princesse Eboli, par l’ensorcelante Elīna Garanča, le Grand Inquisiteur, par Dmitry Belosselskiy (manquant un peu de sombre dans les graves). Les chœurs de l’Opéra de Paris - « le peuple » - étaient magnifiques.

La critique est unanime et les applaudissements l’ont souligné. Certains ont chipoté un peu la prononciation du français de l’un ou de l’autre, mais bof, c’est bien trop beau pour qu’on s’y arrête [1].

Si la nationalité n’a jamais « fabriqué » de voix, en revanche, les écoles de chant donnent des tonalités, des styles, des couleurs qui ont une signature, toutes belles et intéressantes ; ici, on a affaire à un cocktail européen non italien : le rôle titre (Jonas Kaufmann) est le fleuron de l’école allemande, Ludovic Tézier, de l’école française, est un excellent Posa, et les quatre autres « stars » proviennent des écoles russe ou polonaise. Il m’a semblé que « l’italianité » de Verdi, par ces choix, était presque recouverte, comme teintée d’une autre puissance, presque nordique, un romantisme assombri, plus protestant que catholique.

S’y ajoute la direction de Philippe Jordan qui imprime à l’orchestre une vivacité remarquable, en gardant des finesses de détail, notes et instruments distingués avec une précision qui vous saisit ; il m’a semblé, parfois, manquer d’un soupçon de moelleux, de cette « italianité » imprégnée, marque de fabrique de Verdi.

Ce n’est sans doute pas un hasard si parfois, un fragment de seconde, la direction de Jordan, jointe à ce que je disais des voix, et à la longueur de l’opéra (4 heures de musique) m’a incitée à penser à Wagner, à un romantisme âpre, plus qu’à un Seizième siècle espagnol composé par un Italien du XIXe siècle. C’est peut-être la présence sous-jacente de Schiller qui se signale ainsi.

Notes

[1En revanche, je continue à chipoter sur la taille des lettres des surtitres à Bastille, choisie par un ophtalmo désireux de vous démontrer que vous ne pouvez pas lire un corps aussi petit.