L’Ouzbékistan en hiver 27 décembre 2000 - 2 janvier 2001

Khiva, mercredi 27 décembre 2000

Atterrissage à Boukhara, il y a trop de brouillard à Tachkent pour s’y poser. On doit attendre ici. Le ciel rouge ce matin vers 3 heures (heure de Paris), après le casse-dalle ouzbek dans l’avion n’a pas donné le beau temps espéré.

J’ai voyagé à côté d’une nana qui travaille à Tachkent et fait une thèse d’histoire de l’art, elle connaît Bischek (Kirghistan), c’est pour moi le comble de l’exotisme. A l’aéroport, parmi les gens du groupe, j’ai retrouvé Alain L. apiculteur en Savoir, c’est vrai, il ne voyage qu’à Noël, car ses abeilles dorment. De fait, quand nous nous sommes connus, c’était à Noël/Jour de l’an aussi en 1994, dans un tour en Chine où il avait fait chaud dans le Sud et très froid dans le Nord, comme si on faisait deux voyages en un, on s’était beaucoup amusé, il y avait toutes sortes de gens agréables dans ce voyage.

Les soldats, à l’arrivée, ont des toques de fourrure magnifiques.

Finalement, on est reparti de Boukhara, après avoir été entassés dans une minuscule salle de la zone de transit de ce minuscule aéroport, une salle d’attente assez soviétique, peinture verdasse, petits fauteuils rabattants en bois, le tout pas très confortable, immédiatement l’impression d’être réfugié, émigré, exilé. La chef de l’aéroport ouzbek avec ses cheveux bruns noirs et lisses, très autoritaire et efficace, a fini par annoncer qu’on pouvait repartir pour Tachkent. La chef de Transtour, l’agence qui nous prend en charge pour le voyage, est une sorte de caporal, d’une énergie non moins grande.

À Tachkent, on trouve un guide local à la voix suave et une main de fer : on était censés visiter un peu, mais avec le détournement sur Boukhara, pas question. En fait, à Tachkent, on doit déjeune en vitesse, on a pris du retard à cause de l’arrêt imprévu à Boukhara, on doit et repartir à l’aéroport pour aller à Khiva. Le guide nous trouve des places pourries et nous condamne à un déjeuner archi rapide debout, dans une guinguette de plastique vert et jaune, le long de la grande place où veille Timour, Tamerlan. On mange du plov, c’est le riz aux légumes avec quelques bouts de viande, très bon d’ailleurs. Il cuit dehors dans une grande marmite, le long des gaz d’échappement des voitures et des bus déglingués.

Le chauffeur du car a refusé que nous allions aux toilettes publiques, me privant d’une ethnologie certaine. On attendra d’être de retour à l’aéroport où nous retournons après le plov en début d’après midi, pour prendre un petit coucou pour aller à Khiva.

On a juste le temps, en roulant, de voir la laideur de ce qui doit être plus ou moins « la rue Arbat » de la ville, la neige est là, sale et entassée, mais déjà, le brouillard réapparaît, rapplique à tire d’aile ; l’aéroport ressemble encore à un décor pour roman d’espionnage, particulièrement glauque et même dangereux, silhouettes floues des avions, grosses masses douces aux formes de baleine, les hommes de l’aéroport, en vingt mètres, s’évanouissaient tellement le brouillard est dense, les voitures, toutes sirènes lumineuses dehors, nous guidaient vers la purée de pois d’où ce Tupolev et son capitaine héroïque nous ont enlevés, nous, les gens de Transtour, et les deux catégories d’Ouzbeks, ceux à ordinateurs portables, et les vieux pépés en veston graisseux, plus une « huile » tardivement arrivée en voiture de police.

Du haut de l’avion, l’arrivée sur le Khorezm a été ravissante, prospère, animée, un ciel de nuit dégagée. En bas, c’était plus désert et plus laid, Khiva paraît aussi prodigieusement « toc » qu’il y a cinq ans. Nous, dedans, nous sommes dans un palais décoré genre orient cheap, avec tout de même un cafard en prime dans la salle de bains, très couleur locale, lui, et pas toc du tout. La clim’ a l’air muette, mais le petit chauffage de la salle de bains a l’air vaillant (d’où le cafard, I presume), la douche a dû voir la révolution de 1920 ? Bref, la région est dix mille fois plus douce et séduisante en été qu’en hiver, cela est certain. Restera à voir la suite des évènements.

Khiva – Boukhara, jeudi 28 décembre 2000

Une bête non identifiée (je dirais un moustique si on était en été) m’a piqué l’œil gauche, une gonfle rouge du plus mauvais effet. Heureusement que ça va un peu mieux derrière mes lunettes qui « teintent » et que j’ai passé l’envie de paraître charmante.

Hier, Khiva, finalement, était très surprenant, s’est révélé agréable, « jex four » certainement, mais très animé, avec de vrais habitants (des Khivotes…) sortis ou venus depuis les environs pour fêter l’Aïd à coup de fêtes qui ont l’air authentiques, combats, équilibristes, chevaux, moutons, il y avait une foule d’hommes vêtus et chapeautés de noir, qui formait un épais décor, comme une haie noire, des flics plus ou moins en uniforme, avec des bonnets de fourrure, certains avec des toques d’astrakan gris ou blanc. La nuit avait été frisquette dans ces foutues fausses couettes, maigrement bourrées de couvertures pliées en deux par mes soins, plutôt coton que laine, et enfilées dans le rectangle du dessus ; le drap du dessous était trop petit et glissait immédiatement. Un petit déjeuner confortable, et je suis partie toute seule me promener dans les rues froides, avant de retrouver le groupe et de visiter de manière intéressante grâce à la guide locale.

Quelques objets, photos, bien. Quelques madrassas, avec quelques meubles, le petit bureau de bois que j’ai tenté de prendre en photo. À midi, on a eu un déjeuner excellent chez l’habitant avec du plov et des raviolis au potiron succulents. Le monsieur, qui nous salue très aimablement, comme si nous venions vraiment en invités, est prof d’anglais. Les gens, selon la guide, sont très disposés à recevoir les touristes, ils améliorent leurs salaires minables, et se mettent en cheville avec les agences de voyage.

La « salle » où on nous a reçus est assez désolante, plutôt nue, seule compte la longue table et les tabourets, pas chauffée, c’est nous qui la réchauffons en nous y entassant et en mangeant. Les femmes et filles de la maison servent. Va et vient constant, entre la cuisine invisible et la salle. Finalement, après avoir monté dix fois dans l’escalier infect et ses marches raides, biscornues et trop hautes, à l’hôtel, après avoir tourné avec difficulté la clé énorme, qui ne veut pas s’ouvrir ni s’enclencher sauf par hasard dans la serrure, nous avons quitté la ville. J’ai eu la peur de ma vie en voyant que je n’avais plus ma pochette de voyage, qui pourtant n’avait jamais quitté sa place dans le petit sac comme je l’ai constaté ce soir après avoir mis ma valise au pillage, il y a dix minutes pour ne pas l’y trouver puisqu’elle n’y était pas. Mon dieu, mon dieu, je voyais la catastrophe d’avoir perdu mon foutu billet d’avion.

En quittant Khiva pour Boukhara, on a roulé d’abord dans la campagne avec les petites maisons de pisé devant lesquelles les êtres humains sont assis ou debout d’un air affreusement « là » indéracinables et sans but (idée à moi). La situation où l’être humain est comme une bûche, pour la vie.

L’Amou Daria est prodigieux comme toutes les rivières d’Asie. Historique. On a fait pipi dans le Kizhilkorum, une fois au dessus du fleuve qui coulait à peine plus bas, énorme, sous un soleil bas ; et une deuxième fois, c’était la nuit déjà, nous étions vaguement dissimulées derrière de gros buissons aux branchettes blanches de givre, avec les camions et leurs gros phares qui défilaient sur la route, avant d’aller se faire piéger au poste de contrôle. Le contrôle vise le trafic de drogue, et d’armes aussi sans doute : des islamistes, un groupe tchétchène, selon le guide, a tenté un complot pour éliminer le Président en 1998.

Tout le long de ces journées, j’ai été frappée en retrouvant si loin vers le Sud les maisons basses (style russe) d’Asie centrale, avec leurs fenêtres bien dessinées et soulignées de couleur pâle ou pastel comme il y a en Sibérie.

On arrive le soir à Boukhara. On loge dans une sorte de maison d’hôtes, en fait chez l’habitant dans le quartier juif, où les tuyaux de gaz courent partout à l’air libre, franchissant les rues à peine plus haut que les gens, encadrant les portes, les carrefours, sur des supports faiblards, tout comme courait à découvert le long de la route depuis Khiva, l’énorme conduite à travers le Khizilkorum, ses maigres plantes, ses cailloux, un désert.

Boukhara, vendredi 29 décembre 2000

Vendredi 29/12 après midi, il est 5 heures, je viens finir cette journée à l’hôtel, les pieds trop serrés dans mes bottes depuis le matin.

La merveille de la mosquée Kalyan, un espace où on sent la profonde harmonie de ce qui la fonde, comme à Arc-et-Senans : la perfection architecturale, l’accord absolu du monde, comme dans certaines harmonies en musique où il n’y a rien à ajouter. Rien en mots, en tout cas. Juste voir et sentir. On y est. C’est ennuyeux d’être dans cette maison d’hôtes, avec des petites chambres, un vague service et une petite salle à manger. Bien trop loin du centre. À midi, je n’ai pas pu revenir changer mes bottes pour mes reebocks, résultat, j’ai le pied droit en compote et chaque pas était l’épisode d’un martyre. D’autant qu’il y a eu l’épreuve du marché, avec les nanas et les mecs du groupe super idiots, leur intime conviction qu’ils « communiquent » avec les vendeurs de graines et de melons, se faisant photographier avec eux ! Je me dis à ces moments là que je ne partirai plus jamais en voyage organisé. Pas mieux avec leurs marchandages pour de hideux souvenirs auprès de petits vendeurs misérables. J’achète une toque en astrakan.

Il y a une incroyable différence entre le Boukhara d’hiver gris, froid, beige et vide, avec quelques touches de bleus, d’une très belle allure austère, et qui convient très mal aux touristes, et le Boukhara d’été, chaud sous les treilles, avec les pyramides de pastèques, les grands lits-divans sortis dans les cours.

Là il y avait juste trois petits pépés assis sur le rebord d’un lit près d’un bassin et les quelques crapaudines mendiantes étaient collantes comme des mouches pour les 3 touristes pelés.

La forteresse est magnifique. Toutes les madrassas, à moitié vides, aux croûtes turquoise écaillées, sont magnifiques dans leur dénuement. Boukhara en hiver a un air désolé et grandiose.

29/12 (suite). Mais le guide dictateur de Transtour est là et vite, vite, à pied dans le Nouveau Boukhara : ll manquait en effet encore au programme les danses folkloriques calamiteuses, avec leurs gestes stéréotypés, d’une sexualité de patronage et d’un temps périmé. Ces jeunes filles couvertes de voiles jouent à être à demi languissantes et ramènent leurs bras et leurs mains en mimant de filer de la laine ou je ne sais quelle activité disparue.

Le dîner, ensuite, avec le gendarme belge et sa femme, plus Ghislaine, était sympathique. Les raviolis aux légumes étaient somptueux, les Ouzbeks sont les rois des raviolis. Puis retour à la case départ à 9 h et demie du soir. En rentrant à pied, l’eau du puits de Job m’a paru digne d’être bue.

Demain on part pour Samarkand, en passant par Shakr-I-Sabz, ville de naissance de Tamerlan, ça signifie « ville verte ». En plein hiver, ça m’étonnerait.

Boukhara - Shakr-I-Sabz – Samarkand, samedi 30 décembre 2000

En quittant Boukhara, on avait traversé la ligne de chemin de fer de Kazan. J’adore ces lignes mythiques qui représente la civilisation occidentale volontariste passant à travers des déserts pour joindre des villes à l’autre bout de leur monde. Une chose a disparu de Boukhara : ce sont les ânes.

Un soldat de garde, assis sur une chaise le dos au soleil, il fait froid, se chauffe à un petit feu de bois, à un carrefour, qu’il surveille et qui est garni de gros blocs de béton, destinés à empêcher les mouvements de foule rapide, les déplacements faciles. Persistance de la langue de bois, une cassette vante les exploits de Tamerlan, protecteur des religions et des femmes.

10 heures moins 10, maintenant on roule dans le brouillard vers Shakr-I-Sabz, j’y suis déjà allée, mais peut-être pas par cette route là, car je me souviens pas d’où nous venions, Samarkand ? Boukhara ? Le guide local, Mustapha, un vrai dictateur fait un cours dans le car, il est assommant, avec ses opinions sur tout, la politique de Tamerlan ou de maintenant, les spaghettis, les graines récoltées par les savants français au Kirghistan, ses souvenirs, ses idées fixes, les complots, la bouche ne lui ferme pas, il a une conception très curieuse de son métier de « guide », il est « le guide » qui parle, une espèce de narcisse bavard. J’aimerais qu’il y ait du silence dans ce car. Comment en est-il arrivé à parler d’Aragon ? Qualité d’un guide : être discret, méditation à lui proposer.

Le brouillard continue à tout cacher, à part quelques habitants réfrigérés tous les 20 ou 25 km. Vu un cavalier. Une voiture à âne. Les vaches sont noires. Les moutons, idem. Les gens aussi. Un vieux monsieur à turban bleu, manteau noir, droit comme un i, se déplace sur son cheval sur le bas côté de la route, il y a un petit sentier qui la longe, petits villages piteux et ratatinés de froid avec des enfants en noir qui sortent de l’école et stagnent sur le chemin de terre pour regarder passer les voitures ou les bus. Des gens sont accroupis devant de minuscules étalages. Un héron blanc est debout le long d’un champ marron qui fume dans l’air froid. Omniprésence des panneaux publicitaires de Daewoo. Quelques hommes ont des manteaux bleu foncé, mais l’ensemble reste très sombre, austère comme semble l’Ouzbékistan en hiver.

Nombreuses épreuves du voyage : les crétins du bus descendent photographier tous les mêmes mômes, puis le même âne (c’est vrai qu’ils se font rares), puis le même bout de bidoche sur un petit étalage.

La ville de Shakr-I-Sabz nous accueille avec une immense statue de Tamerlan en bronze, sinistre, le bras levé comme un nazi, massive à faire peur. Bruit effroyable de la rue, longue

ballade au marché avec les touristes mitraillant au milieu des charrettes, quelques légumes, des monceaux de tissus magnifiques (pour l’été, sans doute, ou pour les maisons), des vieillards, des gamins à tête rasée et rusée. Le soleil a pris le dessus depuis un bon moment. Enfin, je suis excédée par le déjeuner à côté d’un couple du groupe, lui avec sa moustache de vieux colon méprisant, ne mangeant rien, il est chez les sauvages. Heureusement les toilettes étaient distrayantes, « rupestres » à souhait, et la dame ouzbek du restaurant avait un visage avenant qui m’a rassérénée. Rassérénée aussi par l’opinion de Béatrice sur le couple qu’elle avais trouvé odieux dès l’avion.

On verra des tombes vides. Une tombe vide, celle de Tamerlan, a été découverte par la chute d’une petite fille. Tous les trésors ont cette origine légendaire : Lascaux, la tombe du premier Empereur, il faut toujours qu’un être pur ou naïf, enfant ou animal, tombe dedans pour le révéler au monde. Puis le guide évoque le problème d’Ulug Beg, petit-fils de Tamerlan, savant, médecin, astronome, etc. monté sur le trône en 1447, mais assassiné par son propre fils, lui même assassiné l’année d’après. Les Timourides ne rigolent pas, ils passent même, je ne sais plus lequel, pour n’avoir jamais souri.

Tamerlan est mort en 1405 (25 ans avant Jeanne d’Arc, en somme) c’est curieux d’avoir choisi ce type excessivement brutal comme héros national du pays. Est-ce un salaud ? Ou un génie extravagant ? La légende dit qu’il naquit les mains pleine de sang et que le jour où on retrouverait sa tombe, « le monde tremblerait », or on l’a retrouvée la nuit du lancement de l’opération Barberousse, le 22 juin 1941. Et il est enterré depuis lors à Gour Emir à Samarkand, où il a été transféré en novembre 1943, au moment de Stalingrad. Il a eu 18 épouses officielles et je ne sais combien de concubines. Des tas d’enfants dont des tonnes sont morts en bas âge. Apparemment pas de sens « politique » ce qui l’amuse, c‘est de foncer, de conquérir, de bouleverser, « il amenait beaucoup de monde » veut dire qu’il « déportait » en quantité, des artisans surtout, les autres, il les tuait, et de modeler à toute allure en construisant énormément. On verra ça à Samarkand. Mais la suite ne l’intéresse pas, son empire immense d’Inde, Mongolie, Damas, Bagdad, en fait partout, ne lui survit pas, il en laisse des morceaux à ses quatre fils qui s’entretuent.

En attendant, la ville me semble un peu en deshérenced, les monuments sont très abîmés (depuis, ils ont été hyper restaurés, semble-t-il). Des ruines trop blanches, le palais s’appelle d’ailleurs Aq-Sarai, le « palais blanc », deux énormes dents ébréchées ou cariées au milieu d’une espèce de parc. Sous un très beau soleil.

En fait, ce n’est pas si moche que je viens de le dire, ça a même beaucoup de gueule, mais le groupe me met de mauvaise humeur. Je l’avais trouvée très belle il y a cinq ans. C’est même très beau, allez, d’autant que ça a un petit air vrai, « authentique » , non encore jex-four, les gens sont à leurs petites et minuscules affaires, pas encore branchés sur les boutiques de souvenirs. Le marché était bien, j’ai juste été agacée par les Français et leurs photographies.

Dans l’après midi, on a mis le cap sur Samarkand qui, elle, est devenue vulgaire, par rapport à 1995, me semble-t-il, comme une personne, qui aurait été encore naguère distinguée. Seuls les chiens qui aboient à tout bout de champ dans la ville, protestent encore, témoins d’une vie ancienne plus digne, moins vendue. C’est une idée, dans cette journée où j’avais l’esprit critique et chipoteur. En fait, il y a encore très peu de touristes, très peu de commerce établi autour d’eux. Les clinquants du Nouvel An sont sans doute la cause de cette impression de vulgarité. Toutes ces nanas endimanchées de guirlandes à Shakr-I-Sabz comme ici en sont l’image cheap.

Je dois faire un sérieux point sur ce type de voyage qui devient inepte. Retourner en Chine, peut-être. Voyager moins et plus richement. Ras le bol des 2 étoiles et des marchés typiques avec des photographes de 4 sous. Lits minables, salles de bains minables. Au moins la Chine est mieux, franchement contrastée sur le plan hôtelier, entre les maisons du Parti datant de la Longue marche, qui ont leur charme, et les 4 étoiles de consolation qui sont fort plaisants. Mais certaines agences transportent le bétail touristique sans foi ni loi de leur part. Et le bétail, s’il est varié, contient tout de même bien des connards.

L’hôtel de Samarkand était le même qu’en 1995, sans doute bien pour les cadres de l’Union soviétique dans les années 50, maintenant, il est franchement démodé, dans le creux. Mais pas trop mal situé. C’est déjà ça. Et j’ai une très jolie vue sur un quartier jadis huppé et russe du vieux Samarkand.

Samarkand, dimanche 31 décembre 2000 vers 17 h 30

Le soleil s’est couché sur Samarkand et sur l’an 2000.

Le matin, on était allé au marché, des tonnes de raisins secs, et de toutes sortes de fruits secs, de toutes les tailles et de toutes les couleurs, j’en ai acheté deux kgs en me disant que c’était assez snob d’acheter ses raisins à Samarkand. Ou à Turfan (pour d’autres années).
Visite de madrassas assez délabrées et magnifiques, très touchantes.

L’aaprès-midi, on a attaqué un très grand et beau morceau : la nécropole des sœurs et des femmes de la famille de Tamerlan. Je me la rappelais fort bien mais non, je ne me la rappelais pas vraiment aussi belle, on y était arrivé après nous être perdus avec le guide français qui était très cultivé et très sérieux, et qui voulait retrouver le champ de fouilles archéologiques international sur la colline, on avait marché en quantité, sans le trouver, je crois qu’il s’était trompé de colline. Alors que cet après midi, on a fait la visite de la sublime nécropole depuis le bas, en laissant le car le long de la rue, sous des arbres et dans le soleil à la fois brillant et doux.

La nécropole n’était pas écrasée par la chaleur, et pour cause, il fait beau et froid aujourd’hui, mais elle était toujours aussi calme et pure, dans la ruelle montante avec ses pavés, et les nombreuses mosquées, les petites et grandes maisons, briques décorées, bleus de toutes sortes, qui ont servi de tombeaux. Chacun d’entre eux semble plus beau que l’autre.

En haut, la porte ouvre sur le cimetière actuel, et leurs tombes sont aussi variées, avec les anciennes occupations des morts reproduites, gravées sur les tombes, des vélos pour les amateurs de cyclisme, pas mal de médaillons de photos genre porcelaine sépia ou noir et blanc. Beaucoup de caractère cyrilliques. Puis des caractères latins.

Nous redescendons par la nécropole, entre les palmettes et les décorations abstraites ou non des tombeaux des sœurs de Tamerlan, les colonnettes. Et les bleus verts, bleu turquoise, bleu foncé etc. En face la mosquée des voyageurs assez en ruines est très belle, et on enrage de voir les voitures et les bus leur cracher des gaz d’échappement et des klacksons. Les portes rarement verrouillées battent avec le vent qui se lève vers le soir. Sinon pas de bruit, la route et le carrefour de la mosquée des voyageurs sont suffisamment loin. .

Un touriste (avec ou sans sens de l’humour ??) : « Ils se foutent de nous, ils nous font visiter des ruines ! », ceci, c’était avant d’aller à la nécropole, dans la très sublime mosquée de Bibi Kanym et ses environs et dépendances, qui est effectivement en grand chantier ou plutôt en préparatifs de chantier, elle tombait en ruines, ça s’était aggravé en 5 ans.

J’y ai ramassé des bouts de briques incrustés d’émail bleu, toujours Pierre Loti devant la décadence, mais, déjà, cela sentait le réveil, des tubulures d’acier entassées, ils vont réparer les murs crevés et le dôme qui fout le camp, ce sera flambant dans quelques années, pour je ne sais quel centenaire de l’empire, comme toutes les mosquées de Samarkand, qui subissent le même ravalement intensif, bienfaisant, car après tout, Timour et les autres n’ont pas construit des ruines. Les soviétiques n’ont pas beaucoup veillé au patrimoine, c’est depuis 1989 qu’on se démène, et que les crédits, sans doute en grande partie venus de l’Unesco, s’abattent comme une pluie d’or.

On a vu le tombeau de Tamerlan, à Gour Emir, très bel édifice, tous les édifices sont comme parfaits. C’est Khiva qui a tout pris dans l’excès de rénovation, et Samarkand est en train de commencer à « prendre » un méchant coup, de se gâter, mais il ne faut pas

pousser, les madrassas sont juste assez dépeintes et décaties pour évoquer et emballer. En voyant mes photos développées, j’ai vu que tout était magnifique. J’ai tendance à débiner sur le coup, ou à ne pas comprendre, il faut que je le décrive, et que je le revois sans cesse mes photos auxquelles je tiens comme à la prunelle de mes yeux, elles sont une mémoire nécessaire et excellente, écrire et voir les photos favorisent les liens.

Le matin, on s‘était aussi gargarisé du Registan, déjà tout rénové, lui, et très magnifique, le soleil est superbe, j’avais bien chaud dans ma doudoune longue, et ma toque. Je me sentais assez bien en accord dans ce paysage.

Et si j’allais vraiment en Iran, que se passerait-il ? Peut-être de la déception ?

Je crains le réveillon et le post-réveillon. Heureusement que Marie-Thé, est aussi effarouchée que moi par la bêtise dominante du groupe, Anne aussi, on essaiera de se mettre ensemble : le réveillon aura lieu chez l’habitant. On va y partir en car. RV dans le hall. Je regarderai les T. shirts. Les rues étaient déjà terriblement encombrées dès 17 heures, les gens crient et chantent, avec des guirlandes, nous, on va vers le Registan pour un spectacle avant le souper.

Samarkand, le lundi Ier janvier 2001

Réveil à Samarkand, pour le début réel du troisième millénaire. Les montagnes enneigées forment un immense cadre dans le fond, derrière le parc et le grand immeuble qui dominent les toits de tôle gris pâle et plats.

La fête sur le Registan qui a précédé le dîner excellent, était complètement kitsch, un peu minable, avec trois pétard mouillés par la neige qui s’était mise à tomber, et qui ne faisaient même pas une maigre fusée, il y avait un buffet avec de la vodka et des raisins secs, le « dictateur » était là, subitement très gentil, avec sa femme et ses filles, plus du tout ramenard ; la fête était organisée pour une centaine de gens, dont nous, autrement dit, les touristes présents à Samarkand un soir de 31 décembre. Ils ont passé le même vieux son et lumière en version anglaise que j’avais déjà vu il y a quatre ou cinq ans, une évocation des galopades dans les steppes de ces incroyables Mongols et Timourides, et les Russes glorifiés, avant de célébrer le retour aux valeurs de Timour qui régnait sur l’Ouzbékistan éternel ? Ça faisait penser aux cassettes de la veille dans Shakr-I-Sabz, mais on caillait sur les fauteuils en plastique en batterie liés les uns aux autres et tout froids, en plein air, sous les flocons. Ça avait une gueule terrible, en fait.

Le réveillon d’hier était mieux que supportable. Par moment même, il a été surréaliste, drôle, notamment la conversation avec un type du groupe, prof à Dijon qui m’a raconté que ses parents allaient déjeuner chez Ripotot à Champagnole le vendredi saint, parce que le gibier d’eau était considéré comme poisson, maigre, dans le diocèse de Saint-Claude uniquement. Le tout évoquait tellement un autre siècle, très lointain. Et il évoquait aussi les marquis et princes de ceci et de cela, de la noblesse bourguignonne, qui étaient les meilleurs amis des Youssoupov et celui dont le grand père avait été amiral de la flotte de la Mer Noire etc. Les souvenirs dijonnais remuaient cinquante ans d’alluvions en moi, Il m’a parlé aussi de Pierre Trahard, un prof de littérature française à la Faculté des Lettres, je me rappelais avoir suivi ses cours sur Anatole France : il m’a appris sa mort récente, centenaire, pendant qu’on dégustait des plats délicieux de fête dans cette maison de Samarkand. Je me rappelais le matin où, revenant de Blandans, je l’avais rencontré dans l’autorail, il était monté à Neuilly-lez-Dijon, avec une de ses étudiantes, et avec laquelle il avait sans doute passé un week-end galant, et à qui il expliquait que « lez » vient du latin « latus », « près de ». Elle, elle avait de grands yeux noirs, des cheveux longs et noirs, l’air un peu bête, on sentait qu’elle était amusée et fière de s’être fait le prof. Et lui, avec sa raie au milieu, son col dur et sa moustache cirée, il avait un air incroyablement démodé dans ce milieu des années Cinquante, il faisait années Trente. La bonne société de Dijon disait qu’il était très coureur, ce que je n’avais pas cru, mais ce jour-là, oui, c’était tangible, un vieux galant.
J’ai appris aussi que la fille de M. Gras, le conservateur de la Bibliothèque, qui était tout maigre, très gentil et bégayait un peu pendant les cours de bibliographie qu’il nous faisait autrefois le lundi matin à huit heures, sa fille, donc, était devenue conservateur dans je ne sais quel musée : Dijon avait continué à vivre sans moi, cinquante ans sans moi.
Ce réveillon dans la grande maison des gens qui nous recevaient, a été extraordinaire, qu’est-ce qu’on faisait là, c’était étrange. Et plus étrange encore d’y retrouver l’évocation de Ripotot et de Trahard, en mangeant des tonnes d’entrées délicieuses genre mezze, de l’agneau dans du plov, des gâteaux à n’en plus finir avec des fruits secs, de quoi éclater, du vin à gogo. Trajet coudé de la mémoire. De ces moments où on est sur terre, avec l’impression d’en profiter un maximum, de nager dans des temporalités et des cultures, d’avoir quarante vies.

« Ce soir à Samarcande », c’état une pièce à succès, de J. Deval, dans les années Soixante mais au réveillon, je pense au conte arabe, au geste de surprise de la Mort qui voit à Bagdad l’homme qu’elle doit faucher le soir à Samarkand et vers laquelle il galope comme un fou pour échapper à cette Mort qu’il a aperçue en même temps qu’elle le voyait derrière les plantes du jardin. Et il s’enfuit à cheval, il y arrive et il y meurt. Oui, elle a fait un geste de surprise en le voyant à Bagdad, s’étonnant de le voir là car elle devait le trouver bien loin, le soir, à Samarkand.

Comme quoi, on choisit son destin.

Pendant ce temps, on avait roulé en car, le ciel est bleu, la température a baissé, il gèle bien fort, on visite le maigre observatoire d’Ulug Beg, et la Mosquée énorme et rutilante, la nouvelle Mecque de l’Asie centrale bâtie avec les pétrodollars de l’Arabie saoudite.

Nous avons quitté Samarkand après le déjeuner (mangé du poisson avec d’énormes arêtes). À nouveau, on a roulé dans un campagne beige avec des animaux noirs et quelques humains, certains en noir, d’autres très colorés ( les femmes plutôt) assis sur leurs talons au bord de la route.

On longe une rivière froide d’apparence, caillouteuse, entre des collines beiges et brunes, ça fait une sorte de défilé, ancienne route de caravane où passe aussi le chemin de fer. À droite, les collines, sont surmontées d’herbe rase et bien verte, surprenante. Défilé d’Asie centrale, dans le soleil bas de 4 heures de l’après midi.

Lorsqu’elle est écrite en caractères latins, on voit l’extraordinaire parenté de cette langue ouzbek avec le turc, une fois qu’Atatürk a fait la révolution de l’écriture arabe en caractère latin lui aussi. Cela a fait un sacré empire. Ces terres sont des terres à empire, l’immensité de leurs horizons y prive de limites la faim des conquérants.

Des troupeaux passent assez haut sur les collines du défilé. Les maisons sont petites, toit de tôle grise. On passe à Qorasoy, et la ligne de chemin de fer qui mène à Alma Ata court à côté de nous. Portails bleus ou vert pâle des granges entre les maisons, tous les arbres ont les pieds chaulés. La maison de la garde barrière est minuscule, elle a une espèce de décoration de métal peinte jaune et ocre foncé. À nouveau, se dessinent sur la droite de très hautes chaînes de montagne à demi dans le brouillard. Le long des maisons, comme toujours,s les tuyaux de gaz ne prennent même pas la peine de se surélever au dessus des portes de granges.

Petites maisons d’Asie centrale, gens si loin de tout, quelques ruines indestructibles, rouillées dans des morceaux de murs vaguement roses. Wagons de marchandises qui stagnent. Une maison de garde-barrière rouge et blanche, avec une garniture métallique verte ajourée. Des moutons astrakans paissent sur la voie. Encore un bureau de « Daa » (douane ??). Gare des cars. Des petits autobus bleu clair bondés, de grands cars rouges, ronds-points et sens giratoires champs de coton et blé d’hiver fraîchement conquis sur la steppe, beaucoup de troupeaux qui rentrent, noirs et noirs rougeâtres, vaches, veaux, moutons, ânes.

Vers l’Ouest le soleil décline.

Nous y serons demain soir, à l’Ouest, c’est impensable, car on est si loin de tout, des portables, de la Bourse, de JP Gaillard, et d’Alan Greenspan, de l’EPHE et des étudiants. Ici il y a les canaux à irrigation surélevés, parallèles. Ce sont les Russes qui ont fait toute cette installation, cette conquête indéniable, de même ces héroïques poteaux électriques dans cette plaine absolue luttant contre le vent et la nature. La route est bosselée d’irrégularités. Retour à Tashkent.

Tashkent, le mardi 2 janvier 2001

On a visité comme toujours en vitesse des madrassas, des marmites de plov dans les rues, Tamerlan est toujours debout sous les arbres du parc, héros national, le métro fabuleux et géant avec des lustres immenses, des couloirs faits pour des géants wagnériens, des places désertes balayées par le vent, avec des papiers et des plastiques, le marché, des mosquées d’hier et d’aujourd’hui. C’est une grande ville.

Et comme c’était le premier de l’an, les rares passants étaient peut-être sonné par l’idée qu’on commençait une nouvelle tournée… le blanc des Ier janviers. Avenir aveuglant.

J’ai eu un cafard en prime à l’hôtel pour fermer le ban comme à l’arrivée à Khiva.

Cinq jours, c’était horriblement court, mais bon dieu, quel dépaysement. L’Asie centrale me fascine. Tout le suc du monde est passé là, tout l’esprit, toutes les questions sans réponse, sans s’arrêter, assurant sans trêve les échanges entre l’est et l’ouest.

Rentrer à Paris, comme toujours, est étrange, le plaisir de trouver le confort familier et le quotidien de cette dernière année d’enseignement, routine et ronron de la semaine, télé pour préparer les cours et les analyses de film hyper minutieuse, c’est surtout moi qui travaille, les étudiants entassent les feuillets dans des classeurs où je vois, à l’envers, marqués en gros PUISEUX. Ça me fait rire, moi aussi, je marquais en gros le nom du prof, Chardonnet, Le Gall, Trahard. Me voici rangée dans cette galerie.

On avait fait un arrêt à Amsterdam, d’en haut magnifique, tellement brillante, le paradis sans doute, mais dans un aéroport désert et déjà celui de Tashkent avait été désert, à croire qu’on était les seuls au monde, survivants atomiques pour entamer 2001.