Toute naïveté est bonne à perdre.
Toute naïveté est bonne à perdre
Le 20 août 2003, la séance a analysé les conditions particulières du traitement de l’information à la télévision pendant la Guerre d’Irak et les nouveautés par rapport à la Guerre du Golfe de 1990-1991 : ont été notés l’absence de l’engagement de la France sur le terrain, la présence de chaînes arabes face aux networks occidentaux et l’acquis de la précédente Guerre du Golfe et celle de l’Afghanistan, qui a évité que les télés françaises fassent des effets de manche pu des présentations d’experts souvent lassantes et peu informatives, tant au niveau des journalistes de terrain qu’à celui des rédactions. Bref, on aurait eu une information peut-être mieux équilibrée par l’absence d’un contentement de soi, la présence d’un souci de distanciation ou d’évitement de la manipulation.
J’ai distingué deux thèmes dans les interventions. Le premier, celui de la manipulation, est traité par les journalistes de terrain qui rendaient compte de leurs problèmes en Irak pendant le récent conflit : ce souci s’accompagne d’une récurrence de questions à propos de la valeur de l’information sur le terrain et du rôle des journalistes dans la connaissance de la guerre. Coiffant en quelque sorte ce premier niveau de l’information, les interventions portent aussi sur le rôle des rédactions et des gouvernements.
Echappant de manière frontale à ces deux problématiques, quelques interventions présentaient des analyses de conditions tout à fait spécifiques, le mode de travail de la BBC par exemple, ainsi que le rôle nouveau de la chaîne arabe Al Jazeera qui contrebalance, nuance, voire contredit, les différents staffs d’information occidentale.
Depuis La Chartreuse de Parme et le remarquable point de vue de Fabrice del Dongo sur la bataille de Waterloo, nous savons que la connaissance au ras des pâquerettes, pour vivante, sensible et directe qu’elle soit, ne peut pas rendre compte du sens de la guerre, ni même du terrain d’à côté. Quand on a le nez sur les pâquerettes, on voit les pâquerettes, et celles-ci sont des blessés, éventuellement des morts, des prisonniers, des gens apeurés, des réfugiés qui fuient, des fumées, des lueurs, parfois rien, parfois de la mise en scène comme la chute de la statue de Saddam Hussein. Le tragique et la violence de ce qui se passe ont une valeur ponctuelle – des interventions le signalent – et cueillie le plus souvent dans le danger. Olfa Lamloun le souligne dans son intervention et dans la discussion.
Eric Rouleau, un peu lassé par le faux problème de la vérité et de qui je partage le point de vue, rappelle que le journaliste est un témoin, qui devrait être le mieux informé possible de l’histoire et de la géographie du terrain, de la culture en question et du conflit qu’il observe et analyse à chaud quotidiennement. Il n’en reste pas moins que ce témoin est subjectif. Terme que Cyril Lemieux conteste, au nom du travail en équipe, notamment. Je ne pense pas que ce terme soit une injure : il indique que – seul ou en équipe – on a affaire à un sujet, dans sa dignité humaine et professionnelle, que l’on doit souhaiter le plus honnête et le plus intelligent possible, et surtout le moins naïf, le plus capable de sentir la manipulation et de garder) à sa place unique son unicité comme une vertu et comme une valeur. Il ne faut pas lui demander d’être à la fois le nez sur les pâquerettes et de donner une analyse de ce qui s’est passé, se passe ou se passera ? Ce sera l’histoire - et le travail des historiens, eux-mêmes capables d’évoluer dans le temps – qui donnera le sens, la place et la perspective du conflit observé.
Ainsi pensés, tous les points de vue, les plus partiels et même les plus partiaux, mensonges compris, ont une importance et une valeur dans la construction a posteriori qu’ils permettront aux historiens de faire de la guerre d’Irak. La télévision ne fait pas un travail d’histoire, mais elle y contribue en son temps et à sa place, avec ses miettes éclatées. Elle y apporte notamment, - et c’est le sens des interventions des journalistes de terrain Caroline Sinz, Renaud Bernard p. ex. – une connaissance au jour le jour d’une minuscule face de la guerre, qui est l’état de guerre proprement dit, autrement dit un profond désordre et une absurdité au niveau de l’individu. C’est la gloire de la télévision d’en rendre compte.
Il a semblé que le travail d’analyse à l’étage des rédactions s’est trouvé amélioré par les expériences acquises au cours des autres conflits récents télévisés, notamment dans la région. La guerre d’Afghanistan avait déjà introduit un nouvel acteur, Al Jazeera, qui avait modifié l’équilibre du monopole que CNN avait dans la région au moment de la première Guerre du Golfe. L’analyse du vocabulaire, les évolutions de la censure américaine vis-à-vis d’elle, l’histoire et le sort de certains journalistes de cette chaîne, ont été présentés par Olfa Lamloun d’une manière intéressante. Elle apporte des éléments précis sur quelque chose de nouveau. Elle est réellement informative et sort des autosatisfactions ou des déplorations à propos d’une « vérité » qui ne devrait plus être un problème puisqu’on sait que, totale, elle est un mythe et, que, partielle, elle devient un élément. Toute naïveté est bonne à perdre.
Le public a paru sensible à la discussion de ce mythe de la vérité totale en tant que tel. Danièle, des auditeurs de France Culture, affirme avec raison que « le vécu n’est pas la vérité ». M. Hulin, retraité de l’enseignement, déplore que « si les témoignages (sont) pris sur le vif en toute sincérité », tout soit en définitive filtré par les pouvoirs. Pour Jean-Marie Charron, « l’information en temps de guerre est une mission impossible », mais il est intéressant d’en « connaître les contraintes ».
En ce sens, ces entretiens éclairent, par une connaissance des contraintes sur le terrain, les difficultés des résultats livrés au spectateur, et par là même, ils soulignent l’intérêt de la multiplicité des points de vue, par journaliste, par chaîne et par pays, pour faciliter la construction fine de l’événement. Il était bon de le souligner.
Hélène Puiseux
Directeur d’études EPHE Paris