D’étranges airs de paysages

D’étranges airs de paysages

Le dispositif de la camera obscura est lié à l’œil et à l’image. Aristote passe pour être le premier en Occident à remarquer la propriété qu’ont les rayons lumineux, passant par une petite ouverture dans une chambre obscure, de constituer, en face, l’image de l’extérieur, petite et inversée. Physiciens, astronomes, philosophes l’utilisent discrètement, voire secrètement, pour leurs travaux pendant plus de mille ans : c’est une vieille compagne de l’image. Son usage se démultiplie à la Renaissance, époque marquée par les grandes découvertes et les nouvelles techniques. La camera obscura colle à la rage de voir et de savoir : elle sert à projeter, à vérifier, à voir ce qu’on ne peut pas voir ou à voir différemment. Pour une grande part au service des sciences, ses applications se diffusent dans la société ; on la retrouve là ou s’éprouve la question de la représentation, dans les ateliers des architectes, peintres, graveurs et dessinateurs, classiques ou baroques, paysagistes ou intimistes : un jeu de miroirs facilite les croquis de « mise en place », dans la perspective anthropocentriste, classique. Dans la guerre de siège, le « polémoscope » de Della Porta permet de voir « par-dessus les murailles d’une ville ». Dans les spectacles, elle est la base des fantasmagories et des lanternes magiques.

En 1816, l’Europe est sonnée par vingt-cinq ans de guerres et de révolutions, partagée, entre le retour à un ordre passé, la consolidation de choses nouvelles ou la recherche de l’inconnu. Le monde change, ses cadres de pensée sont bouleversés, les problématiques de représentation aussi. La camera obscura change de perspective sous l’effet des expériences héliographiques de Nicéphore Niépce. Ce dernier envoie à son frère Claude ses clichés, bien enveloppés dans du papier gris, qu’il appelle ses « rétines », en référence à l’inversion produite lors de l’impression de l’image sur le support. Obsédé par la fidélité, mais avant tout sensible, Nicéphore décrit la finesse du travail fait « à l’aide des ombres et des lumières, et cet effet a vraiment, mon cher ami, quelque chose de magique [1] ». Ses gravures, ses épreuves, ses points de vue, en fait, il les verrait bien tableaux : « La possibilité de peindre me paraît à peu près démontrée », écrit-il dès le 4 mai 1816. Conséquence non prévue par Niépce, la photographie va délivrer la peinture de son intention de vraisemblance vis-à-vis de ses modèles et de ses vues.

Dans la série « Ligne de mire », Mathieu Pernot croise, dans un même geste, les principes de la camera obscura et de la technologie photographique contemporaine. Il inverse le dispositif optique de surveillance d’architectures militaires en transformant ces postes d’observation en chambre d’enregistrement de l’image. L’œil se retourne sur lui-même. Le paysage de guerre fait place à un espace d’imagination. En considérant les images ainsi réalisées, avec leur tonalité sombre, bleus, terres, noirs, gris, sables, blancs, traces de coups, lignes de béton décoffré, bords un peu tremblés des surfaces de couleur, on s’interroge sur la nature de ce qui se donne à voir : entre peinture et image projetée, perspective et aplat de couleurs, figuratif et abstrait. A travers l’archaïsme du dispositif mis en œuvre, une mise en jeu de la représentation est ici convoquée avec des photographies évoquant tout à la fois les peintures rupestres et pariétales, les fresques picturales de l’Antiquité ou des images vidéos projetées sur un écran blanc, dans une forme de condensé de l’histoire de l’image.

Ces murs sur lesquels se donnent à voir les images inversées ne sont ni anodins ni neutres. Ils appartiennent aux bunkers du Mur de l’Atlantique, né de la volonté du III ème Reich d’ériger une barrière infranchissable, mis en œuvre par l’ingénieur allemand Michael Todt. Le béton est fait du sable et des galets des plages, immense affaire de travaux publics, marché juteux de la collaboration entre 1941 et 1944. Vieille de soixante-dix ans, chaque paroi, marquée de graffitis et d’impacts de munitions, partiellement repeinte, sert de support à l’image, parmi les restes de mobilier, bouts de tuyaux, clous. Le mur devient palimpseste. Léonard de Vinci écrivait : « Regarde sur un mur barbouillé de taches ou de pierres mélangées, tu y verras des paysages, des montagnes, des fleuves, des batailles, des groupes ; tu y découvriras d’étranges airs de paysages que tu pourras ramener à une bonne forme. Il en est de ce mur comme du son de la cloche où tu entendras ton nom ou un vocable que tu imagineras [2]  ». C’est à ce même exercice que nous convie Mathieu Pernot. Les fantômes du XXe siècle traversent ses photographies pour raviver nos mémoires. Sont ici convoqués les dizaines de milliers de travailleurs forcés, réquisitionnés pour l’immense chantier et les soldats de l’armée allemande de la Deuxième guerre mondiale qui y ont dormi, veillé, mangé, pointé le regard et les armes par les meurtrières destinées à viser le vide du paysage dans la crainte d’y voir des vivants monter à l’assaut. Anselme Kiefer trouve inquiétante et fascinante cette « architecture pervertie et détournée. Avec leurs murs épais, leur masse de béton, ils écrasent l’espace intérieur plus qu’ils ne le protègent [3] ». Les bunkers ont survécu à Todt, mort en 1943 avant l’effondrement du Reich et la décrépitude de ces masses de béton. Ils gisent comme de gros animaux préhistoriques, sans la protection des engins de destruction aux noms dérisoires - hérissons tchèques, asperges de Rommel – censés les protéger mais depuis disparus. Ces demi-ruines, rendues peu à peu aveugles après-guerre par l’obstruction des accès et fenêtres d’observation, comme pour mieux tenir à distance le passé, luttant contre le sable, disent l’oubli et le renouvellement du temps, au milieu des enfants qui y jouent, des amoureux qui s’y cachent, non loin de la buvette de la plage. Les paysages de Mathieu Pernot ne sont plus ceux de la guerre. La même point de vue qui représentait un objectif militaire vital dans le contrôle du territoire est aujourd’hui devenu un argument de séduction et d’attractivité pour dépliants touristiques.

Les anciens adeptes de la camera obscura aimaient côtoyer le lointain, le ciel, l’invisible : Mathieu Pernot nous mène d’un mur chargé de l’empreinte d’une image, vers l’impalpable du temps qui « monte » du fond de l’histoire, mêlée à la figure d’un monde actuel à l’envers. La guerre n’est pas là et elle est là, avec son angoisse, son poids sombre. Le reflet des côtes et des plages vient s’incruster dans le sable emprisonné du béton et confère à l’ensemble la légèreté d’un voile. « D’étranges airs de paysage », d’anciens présents devenus passé reviennent à la surface, comme les bulles d’un vieux pot de peinture. A chacun sa lecture du palimpseste.

Hélène Puiseux

Juillet 2013

Notes

[1Manuel Bonnet et Jean.-Louis Marignier, Nicéphore Niépce, Correspondance et papiers, Maison Nicéphore Niépce, 2003, lettre de Nicéphore à Claude Niépce, 16 septembre 1824.

[2Léonard de Vinci, in « Manuscrit B », écrit vers 1490, Les 14 manuscrits de l’Institut de France, choisis et édités par Joseph Péladan, 1919, p. 67.

[3Anselme Kiefer « Lettre à Henri Loyrette », in De l’Allemagne, catalogue de l’exposition organisée sous ce titre au Louvre, au printemps 2013, p. 23.