Un 25 août 1944
Un jour pas comme les autres : la Saint-Louis 1944
Le 25 août 1944, c’était encore et toujours les vacances, de très longues vacances, depuis trois mois bien sonnés.
Pendant que les chars de Leclerc entraient dans Paris et finissaient de libérer Paris, pendant que 800 maquisards reprenaient Lons-le-Saunier aux 1200 occupants allemands, nous, à Blandans, dans le grand salon, on jouait la comédie pour la fête de ma grand-mère maternelle, qui s’appelait Louise-Julie. On répétait les pièces de théâtre depuis le début juillet. « Nous », c’était mes deux sœurs et moi, et quelques grands cousins du côté Puiseux qui étaient, eux, à Frontenay, chez ma grand-mère paternelle. Papa et Maman s’étaient mariés, entre autres raisons, parce que leurs familles étaient voisines de campagne.
Blandans (familles de Maman), c’était une belle maison où nous vivions toute l’année ; Frontenay (famille de Papa), c’était carrément trois grandes maisons, qui n’ouvraient qu’aux grandes vacances, où déboulaient par fraction une énorme famille, pleines de cousins, les tantes, les oncles plus rarement (ils travaillaient) ; à peine trois kilomètres séparaient Blandans de Frontenay, on faisait quotidiennement les déplacements, dans un sens ou dans l’autre, en vélo si les pneus tenaient encore le coup après quatre ans de guerre, et plus souvent à pied en coupant par « le raccourci des cochons », un petit chemin de terre où se tenait une étable puante, abritant quelques cochons à l’engrais qui appartenaient à je ne sais qui et devant lesquels on passait en se bouchant sérieusement le nez.
Ce fut un extraordinaire été, long, chaud, on ne quittait pas, mes sœurs et moi, cette énorme famille Puiseux où nous avions 43 cousins... Cette année-là, les cousins étaient arrivés à Frontenay début juin, venant de Paris, où tout était sens dessus dessous, juste avant le débarquement, avec les derniers trains et encore certains d’entre les cousins avaient-ils marché à pied avec leur valise qui à l’époque n’avaient pas de roulette, pour faire les 40 derniers kilomètres, depuis Dole.
Le jardin de Frontenay était très grand, on y trouvait une très grande orangerie, un vrai bassin avec une île et un saule-pleureur, une glacière enterrée sous une petite colline artificielle, un potager, une serre, une cressonnière, des centaines d’arbres, un grand séquoia (on l’appelait respectueusement Le Grand Sapin), des mûriers, des châtaigniers, des pruniers etc. un lavoir, un tennis dont ni le sol ni les dimensions n’étaient tout à fait aux normes, (mais un tennis quand même) et dans les maisons, il y avait, outre les chambres, des pièces innombrables, billard, bibliothèque, salons petits et grands etc. bref, une profusion de biens et de choses que possédaient avec naturel les familles qui avaient conquis leurs situations aisées au XIXe siècle.
Moi, j’étais parmi les plus jeunes des cousins, les derniers de famille, le dernier coup sur l’oreiller pour les trois frères Puiseux et leurs trois beaux-frères, trois cousins étaient de la même année que moi, j’avais onze ans et demi, on jouait tout le temps ensemble avec une imagination inlassable ; les grands discutaient, certains jouaient du piano et aux cartes les jours de pluie, faisaient des lectures commentées, refaisaient le monde, allaient se caresser dans le foin en buvant du vin blanc, ou faisaient des visites aux jeunes du maquis qui occupaient le grand château médiéval (restauré style Viollet-le-Duc) qui dominait le village, non loin d’une fausse grotte de Lourdes, œuvre d’un ancien curé du village de Frontenay. En fait, tout cet environnement est à peine croyable, mais ce fut le mien.
Pour la Saint-Louis, nous avions investi le grand salon de Blandans avec des projets culturels en l’honneur de ma grand-mère (Louise-Julie) , que beaucoup appelaient Tante Lili.
Le public se composait donc de mes deux grand-mères, de maman, des oncles et des tantes des deux côtés, Puiseux et Broissia, et une bonne partie des cousins non retenus comme acteurs, quelques voisins venus comme ils pouvaient, voiture à cheval, vélo, à pied, ni train, ni voiture, c’était encore bien la guerre...
En hors-d’œuvre, François Corpet, Claudine et moi avons joué En wagon épisode de voyage en 1 acte, 1864, d’Eugène Verconsin : Une dame (moi), voyageait dans un compartiment où un monsieur (François Corpet) engageait un brin de conversation, bientôt elle s’imagine qu’il était l’assassin récemment échappé de prison (dont parlait le journal qu’elle lisait) et s’évanouissait presque en le suppliant de l’épargner. Le contrôleur (Claudine) passait et cela calmait le jeu, je crois. Le monsieur était très respectable. À vrai dire, j’ai tout à fait oublié. La pièce date du Second Empire, du début des chemins de fer... Nous étions vraiment hors du temps.
Le clou, le gros morceau - des extraits d’Hernani - était joué par les grands (18 ans/ 25 ans) : ma sœur Paulette était Doña Sol, ravissante dans une robe de velours noir taillée dans un vieux rideau qui servait avant la guerre à faire le noir dans une pièce pour les projections de lanterne magique : « Vous êtes mon lion superbe et généreux, Je vous aime ! » et elle se jetait dans les bras de Louis Puiseux, qui interprétait Hernani, « Mont d’Aragon, Galice, Estradamoure, Ah je porte malheur à tout ce qui m’entoure » etc. ; André Puiseux ; son frère, incarnait Don Carlos, le Roi d’Espagne (le surnom lui en est resté) ; et Philippe Corpet, en Don Ruy Gomez, jouait la fameuse scène des portraits devant celui de l’une de nos arrière-grand-mères (« Ce portrait, c’est le mien »). Ils ont eu un succès fou. Je crois qu’ils jouaient très bien. Lorsque j’ai vu Hernani, bien plus tard, à la Comédie Française, je n’ai pas retrouvé l’émotion de Blandans 1944.
Le soir, on a appris aux nouvelles à la radio que Paris était définitivement libéré... et dans le village, on a dit que Lons aussi était libéré !
Le monde s’ouvrait sans doute. Mais l’avenir était peu visible. La guerre allait se traîner encore plusieurs mois, révéler les épouvantables camps d’extermination et leur système, elle ne se finirait que l’an prochain avec Hiroshima et Nagasaki.
En attendant, bientôt, on serait en septembre, on ferait les vendanges, on verrait arriver les Américains, remontant la vallée du Rhône depuis Bormes-les-Mimosas, ils stationneraient trois semaines à Blandans (qui serait réquisitionné en partie), on les regarderait aller et venir dans leurs jeeps, avant qu’ils montent plus loin pour la bataille d’Alsace, puis la bataille d’Allemagne. Ils nous donnaient plein de boîtes de conserve et des rations K tellement survitaminées qu’après leur départ, on n’a pas mangé pendant huit jours !
On avait l’Histoire dans la poche, dans la main, dans la bouche, sous les yeux. C’était notre quotidien.