Jusqu’au jour où ... 3 Le temps et la guerre

Depuis plus de trois semaines, le monde continue de dévaler une pente dangereuse et sans visibilité. Les informations d’Ukraine sont nombreuses et effrayantes, malheurs individuels, morts, blessés, soldats, destructions, vitres brisées, immeubles en morceaux, tirs, abris, missiles, évacuations et files de réfugiés, vidéos, reportages, images sur les chaînes de télés, Zelensky, toujours inlassable et héroïque, Macron, Biden, Xi et les autres. Quelques très courageux protestaires russes. Et Poutine.

Car le présent - février-mars 2022 - continue, les jours passent, le train-train quotidien, sur fond des mauvaises nouvelles de la radio, j’ai quelques pépins de santé, je sors assez peu.
J’ai quand même trouvé le courage d’aller à l’opéra dimanche dernier voir A Quiet Place, 1983, de Leonard Berstein. C’était bien, une mise en scène merveilleusement efficace de K. Warlikowski. Pour dire vite, c’est l’histoire d’un enterrement, cette cérémonie où se dénouent des années et des vies.

Aujourd’hui, je m’en tiens à moi, j’essaie de comprendre un peu comment je vis les jours présents.

Autre fond de tableau, magnifique, mais pas remontant, je relis Retour à Lemberg, de Philippe Sands, lecture adaptée aux lieux mêmes et au contexte d’une guerre. Car Lemberg, on en parle tous les jours, en ce moment : c’est la grande ville de l’ouest de l’Ukraine actuelle, là où se sont réfugiées les ambassades en quittant Kiev (Kyiv), là où on passe pour fuir ou arriver, une ville que dans l’histoire, on prend, reprend, perd et s’arrache : Lemberg, c’est son nom germanique (Empire austro-hongrois, Allemagne nazie), Lwow, son nom polonais, Lvov, son nom russe et soviétique et Lviv signe son appartenance actuelle à l’Ukraine. Lemberg est une ville classée au patrimoine de l’Unesco, riche en souvenirs historiques, en malheurs et en grandeurs, les affreux massacres des juifs d’Europe, de grandes universités, une ville riche en monuments bombardés et refaits, en églises, en synagogues, opéra, théâtre, et que dire des gares, où passent - est-ouest, ou ouest-est - des étudiants, des juristes, des civils effarés, victimes de la bêtise obstinée des idéologies et de la méchanceté des hommes : Lviv est une sorte de théâtre tragique, concentré de l’humanité.

Je vis comme si j’avais une double procuration, un double devoir, celui d’être au présent branchée sur l’Ukraine, en fusion avec les civils pris dans une guerre scandaleuse (commencée depuis 8 ans), et le devoir de vivre dans le temps, la redite d’une guerre qui, toute colorée du XXIe siècle (l’espace, le numérique, le nucléaire), a ses racines et ses résonances dans le temps de mes souvenirs de la Deuxième guerre mondiale, dont je me rappelle si bien le début que j’ai raconté pendant le confinement du printemps 2020 au commencement de la crise non finie du COVID-19 [1]).

Mais je fais un curieux constat : je me flatte d’avoir plutôt une bonne mémoire (le printemps 1940 est très vif et précis), or, je ne me rappelle pas le détail des longues années de la Guerre mondiale, époque unie, longue, lourde, drapée dans la monotonie d’un temps bloqué, froid, un ciel gris, comme si on avait eu 4 ans d’hiver, 1940-1944, dans le Jura glacé, avec des - 18°, voire des -25° au thermomètre, les corvées de bûches, les briques chaudes le soir dans nos lits, des tricots empilés, des galoches à semelles de bois qui faisaient du bruit sur la route pour aller le dimanche chanter et prier dans une église glaciale avec des nuages de buée qui nous sortaient de la bouche, de gilets en peaux de lapins tannées « maison » tout mal foutus, de glissades dans la neige ; il y avait aussi les tickets à découper pour faire chichement les courses à l’épicerie de Domblans dont les étagères de bois étaient garnies de boîtes métalliques vides ; « Ce sont des boîtes factices », disait Maman. J’apprends ainsi le mot « factice ». Une fois par semaine, le jeudi, un voyage en train à Lons, Claudine et moi, nous allions au local des Guides de France, c’était assez barbant. En arrivant, le matin, on buvait une tasse d’orge au café Doise. Après les Guides, on allait jouer chez des amis, les Jacquet, une famille nombreuse, où on attendait Maman qui faisait de mystérieuses courses (j’ai su plus tard que c’était la journée de sa vie sentimentale avec le chirurgien qui avait soigné mon bras cassé en août 1940).
On allait une fois par an à Lyon voir le médecin homéopathe de ma grand-mère et de ma tante, qui nous délivrait des ordonnances pour des pilules minuscules peu efficaces qu’on achetait chez Boiron (mais ma tante et ma grand-mère y croyaient, Maman ricanait de leur foi), on déjeunait chez mon parrain rue du Plat.
Je me rappelle avoir accompagné une fois Maman à Besançon, les trains roulaient très lentement, desservaient toutes les gares, les wagons avaient des banquettes de bois.
On vivait en vase-clos. C’était normal, c’était la guerre.

En Ukraine aussi, ces temps-ci, il fait froid, il neige. Mais ils sont sous les bombes, nous, on était un pays vaincu et occupé. Dans le village, une famille juive est arrivée un beau matin, on ne sait d’où ni comment. Ils avaient été logés dans une petite maison en plein dans le hameau. Personne ne savait rien d’eux, sauf qu’on disait tout bas qu’ils étaient juifs. Ils parlaient yiddish (?) et allemand et ma grand-mère qui le parlait aussi, employait le monsieur comme jardinier ou aide à la ferme. Il avait une femme enceinte et plusieurs enfants.

Un souvenir d’été, un seul, le père et l’aîné des garçons, qu’on appelait Edgar, faisant les foins avec nous dans nos prés. Il fait beau et chaud. Edgar est tout mince, avec un petit visage pointu, il a onze ans, je crois, en tout cas, il est un peu plus vieux que moi, je vais vers mes dix ans : quand j’ai vu Benoît Magimel dans son rôle de Momo (La vie est un long fleuve tranquille, E. Chatiliez, 1988), j’ai tout de suite pensé à lui. Nous râtissons ensemble. Grosses charrettes. La jument s’appelait Margot, le père lui prenait la bride et tirait en disant, « allez Margot hue », il a du mal à dire « hue » et prononce plutôt « hi ».

Un jour, ils n’ont plus été là. J’imagine que c’est après novembre 1942, date de la disparition de la ligne de démarcation et de l’occupation de toute la France. Je ne me rappelle pas qu’on en ait parlé dans le village. Pas plus qu’on n’avait commenté leur arrivée. C’est peut-être ça que je recouvre de ce froid gris et long. Cette présence presque muette puis cette absence. Silence.

Le nom de famille qu’ils avaient donné (Dieth ou Dith ) était sans doute faux, ils ne figurent pas dans les listes des convois de déportation, dans le centre de documentation juive où j’ai fait des recherches il y a quelques années à Paris. On m’a dit alors qu’ils avaient peut-être été exfiltrés secrètement par la Croix-Rouge, grâce à la proximité relative avec la Suisse ? Mais j’ai eu l’impression que cette réponse était pour me consoler, qu’elle était trop belle pour être vraie. Je pense souvent à eux.

Au village, à Blandans, il n’y a plus personne pour se souvenir de ce temps-là. Et à la mairie, pas trace d’eux, bien sûr, ils n’étaient pas déclarés et n’avaient pas de cartes d’alimentation.

Notes

[1On peut se rapporter sur ce site aux Chroniques 492 et suivantes.