La mort de Rose, Journal des Goncourt, 2 Tristesses de la sexualité

Clichés et contingence

J’ai lu le premier tome en attention flottante, comme disent les psychanalystes, ce qui m’a permis de saisir la capacité que Jules et Edmond ont de faire sentir le temps, les changements menus ou radicaux, les gestes familiers, les attitudes, la lenteur enveloppante de Théophile Gautier et de ses filles, Flaubert assis en tailleur, les diverses facettes de leurs amis, les atmosphères douillettes des salons, l’animation des guinguettes ou des restaurants, la gaité des alentours, Meudon, Neuilly qui n’était pas encore chic, les discussions à n’en plus finir, et la brutalité de certains lieux - maisons de prostitution, prison, hôpital -.

De temps à autre, apparaissent, comme des ordures échouées sur un beau tapis, des clichés minables sur la bêtise des femmes ou sur l’avarice des juifs : je me demande comment, avec leur génie à analyser, dérouler, sentir, palper, ils se permettent de se montrer si sottement conformes aux pires idées misogynes et antisémites de leur temps, sans se donner la peine de voir que ce sont de dangereux clichés. Mais je ne vais pas me mettre à batailler sur cela, je les prends comme un défaut, ce qui ne ruine pas leur finesse, leur curiosité et leur prodigieux don d’observation, leurs goûts subtils en peinture, leur analyse de tableaux à la fois technique et sensible. Ces deux frères sont intéressants, ils ont, comme tout le monde, des trous, des manques. Je les regrette mais ma lecture n’est pas celle d’un juge, je voyage par leur intermédiaire dans le temps et le monde parisien ou européen où il régnait hélas, de l’antisémitisme et de la misogynie.

Les femmes, en fait, ils ne peuvent pas s’en passer, je n’ai pas tenu la chandelle, je ne sais pas vraiment ce qu’ils font et comment ils se comportent avec elles dans l’intimité, peut-être de manière pauvre et utilitaire, « l’amour » serait-il comme une démangeaison sexuelle, une sorte d’à-côté de leur vie littéraire, de leurs grisantes conversations entre amis, femmes-parenthèses au milieu de leur amour philadelphe et de leurs amitiés masculines ; ils trouvent leurs maîtresses, que parfois ils partagent, dans les coulisses des théâtres ou les maisons closes, elles n’ont pas de personnalité, pas même d’identité, jusqu’à présent, dans leur Journal. Elles sont plutôt présentées comme des contingences. Il y a quelques exceptions, comme si la littérature et le talent identifiaient et protégeaient les femmes (George Sand, la princesse Mathilde, les filles de Gautier, quelques actrices, dont la belle Anna Deslions que les Goncourt et Zola fréquentaient et dont ils décrivent le luxe ostentatoire et le plaisir d’être riche : « elle s’est laissée accoster par la fortune ».

Les femmes sont pour les frères Goncourt un continent non pas inconnu, plutôt exploré, mais dans des conditions particulières, une attirance et une méfiance, qui les transforment vite en un gouffre inquiétant d’incertitude, d’où la sotte idée de les mépriser. Ils semblent, dans leurs brèves notations, qu’ils ont (tous les deux ? l’un seulement ?) des goûts un peu morbides, quelques pratiques perverses sans doute, mais limitées, car ils sont horrifiés par un jeune Anglais sadique, dont ils décrivent brièvement et avec dégoût des perversions horribles.

La mort de Rose

Dans le tome 2 - où le « nous » triomphe souvent sur le « je » -, les voilà en juillet 1862, ils sont en train d’écrire ce qui sera publié en 1864 sous le titre de Renée Mauperin, « l’histoire d’une bourgeoise » et voilà que Rose tombe malade. Rose, c’est la bonne. Elle est « une vieille habitude » chérie, l’ange gardien et la fée du logis des deux célibataires, à leur service dans la maison depuis plus de 25 ans. En 1848, Madame de Goncourt, sur son lit de mort, avait joint les mains de ses deux fils dans les siennes, en priant Edmond (26 ans) de veiller sur Jules (18 ans), en prenant Rose à témoin. Serment qui fait de Rose la gardienne de leur lien et de leur intimité, elle est le symbole de la famille disparue et qu’ils n’ont pas reconstituée, famille dont elle est l’ombre portée et la protectrice, elle les borde dans leurs lits tous les soirs encore en 1862 (Edmond a 39 ans, Jules 32).

Le 22 juillet 1862, l’infatigable Rose tombe en panne, elle est malade, phtisique au dernier degré, devenue toute maigre, des jambes comme « des manches à balai », ils font venir le médecin et l’accompagnent « dans une de ces petites chambres de domestique, où le soleil, donnant sur une tabatière, fait l’air brûlant comme une serre chaude, et où il y a si peu de place que le médecin est obligé de poser son chapeau sur le lit ». Le Dr Simon redescend avec les deux frères et leur annonce qu’elle est perdue : ses deux poumons sont pris. Quelques jours passent. Et voilà que cela se complique d’une péritonite, on dit à Rose de ne pas s’en faire, qu’elle va guérir mais qu’il faut pour cela la transporter à l’hôpital Lariboisière, ambulance, formalités d’entrée, grande salle, voisinage. Visites. Elle mourra quelques jours plus tard. Formalités d’état-civil, morgue, et là, les frères Goncourt qui ont joué la comédie pour Rose vivante, craquent au moment de la reconnaissance du corps, ils s’enfuient sans regarder pour marcher sans but dans Paris.

Voilà, Rose est morte. Ils sont abandonnés, je pense que leur enfance meurt avec elle. La suite - quelques pages dans le Journal - est terrible : par commérages de quartier interposés, vient très vite la révélation de la double vie de Rose, sur un fond de sexualité sinistre et brûlante, en fait, elle entretenait depuis longtemps, en volant ses maîtres, des petits jeunes gens (dont « le fils de la crémière »), qui couchaient avec elle et la faisaient chanter, elle avait eu deux bébés. L’horreur immense de la vie de Rose apparaît, sans commentaires, dans ces quelques pages où ils la peignent en l’apprenant. Ils en feront le sujet de Germinie Lacerteux, ce livre que j’ai lu à 15 ans, bizarrement sans rien en retenir (allô Dr Freud).

Comme dans toutes les descriptions que font les Goncourt, il y a une précision, une sobriété et une sensibilité remarquables, un style à la fois soyeux et photographique, émouvant sans chiqué, sans dégoulinade.

Plus je les lis, plus je leur trouve d’intérêt. Ils ont eu du mal à percer publiquement cependant. Leurs pièces sont souvent refusées, leurs articles différés. Ils s’en plaignent discrètement. Car ils sont discrets. Ils font beaucoup de recherche. Leurs travaux d’historiens d’art sont à présent tombés dans l’oubli. Un certain succès viendra dans les années Soixante, mais dans un milieu relativement restreint. Leurs amis, Théophile Gautier, Sainte-Beuve (« l’oncle Beuve », comme l’appelait Gautier, Saint-Victor, Gavarni, Flaubert, George Sand, les apprécient. Ils vivent sans Hugo, en exil à Guernesey. Ils mettent Balzac, avec raison, au pinacle. Pourquoi souvent, dans notre siècle, les déteste-t-on ou les méprise-t-on, en s’en tenant à quelques citations ? J’ai commandé, pour lire plus tard, la grosse biographie d’eux que viennent de faire paraître chez Fayard Jean-Louis Cabanès et Pierre Dufief.

Edmond (à gauche) et Jules (à droite) de Goncourt, par Nadar
©wikipedia

(A suivre)