Restez chez vous Chronique d’un printemps 6

Paris, 20 mars 2020

On s’enfonce un peu dans la mélasse, les Français resquillent et râlent, les politiques font ce qu’ils peuvent, les hospitaliers aussi, le virus s’active.
Les émissions de radio sont regroupées, France culture et France inter, pour traiter de l’actualité. On apprend à chaque heure la fermeture et le confinement de pays d’Amérique latin ou d’Afrique.

Pas une nouvelle de Russie, mais alors pas une. Vladimir Poutine a le premier prix de mutisme.

Les bobards, fake-news et autres complots paranoïaques fleurissent.

On va finir par ajouter la crise informatique à toutes les autres, à force de tirer sur "la bande passante".

Je peine à penser, je reste figée sur Restez chez vous, que j’ai envie d’appliquer jusqu’à la corde. Il faudra bien pourtant que je sorte un jour prochain. Peut-être une tentative vers midi ?? Tentation de ne pas bouger jusqu’à lundi, même si les consignes de confinement doivent se durcir plus encore dans le week-end, à cause de l’indiscipline de mes compatriotes.
Réévaluation en cours des relations : selon les réactions des amis, certaines étonnantes de naïveté et d’égoïsme.
Je peine à écouter l’actualité et c’est un peu vomitif aussi, je l’avoue.

Hier soir, en soirée télé, loin des plateaux COVID-19 - le terme peine à entrer -, j’ai regardé le documentaire de la 5, aux images superbes sur la circulation des poussières terrestres, le mouvement permanent des eaux et des glaces, les frissons de la terre. Certitude que tout bouge tout le temps.

Même ennui que la veille devant les fictions devenues inutiles devant la réalité fantastique.

Ce matin, France Musique, Beethoven. Et autres.

Blandans, 20 mars 1940

Depuis l’hiver, où Alfred, le fermier, est mobilisé sur le front où rien ne se passe encore, ma grand-mère a combiné un accord de métayage avec les trois paysans du hameau (trop âgés ou bien trop jeunes, des gamins, pour l’armée) pour que ces derniers s’occupent des prairies pour les vaches et de la récolte de foin, des terres à cultiver, pommes de terre, maïs, blé, orge, avoine, à peu près 15 ha disséminés en parcelles sur le territoire de la commune. Ils viennent à tour de rôle s’occuper des trois vaches, dont une que j’aime beaucoup, la Rougeaude, qui était voisine, à l’étable, de la Fleurie. La troisième, j’ai oublié son nom. Les mêmes métayers venaient les traire deux fois par jour et ma sœur Paulette descendait la traite en vélo au village où se trouvait la fruitière de la commune et de ses hameaux, dans une grosse « bouille » (une grosse hotte métallique) amarrée sur son dos.

Ma grand-mère s’est mise au jardin. Née en 1870, elle avait soixante-dix ans et rien dans sa vie ne l’avait préparée à ce genre de travail, qu’elle a fait à merveille pendant toute la guerre, avec l’aide de ses deux filles. Jusqu’à l’automne 1939, il y avait eu des jardiniers, le dernier s’appelait Georges, je lui trouvais un grand charme, j’allais le regarder planter les semis dans les châssis ou ranger des pots en terre cuite, empilés par taille, dans une petite pièce pleine de rayonnages et d’outils, qu’on appelait la Chambre du jardin.
Avec Claudine, on allait soulever un lourd couvercle de fonte qui se trouvait au pied du robinet d’arrosage : là, au printemps, commençaient à revivre des salamandres jaunes et noires. On remettait le couvercle en vitesse quand arrivaient les grandes personnes, car, évidemment, c’était défendu de tripoter ça.
Il y avait beaucoup de travail, trois très grands espaces de jardins, dont deux potagers, et un verger que ma grand-mère avait fait agrandir l’été précédent en y plantant une armée de jeune pêchers, avec des fraisiers entre les rangées d’arbres. Je joue sous la tonnelle avec mes chiens de peluche. Ou les deux vrais chiens, Keddie et Tessa.

Maman a pris en main la basse-cour, trois oies, vingt poules, un dindon très laid et deux dindes apeurées. J’aime par-dessus tout les lapins, encore peu nombreux, une quinzaine, mais qui le deviendront dans les années d’occupation, pour monter jusqu’à 60.
Ma grand-mère avait fait refaire des cages grandes avec un côté grillagé, au lieu des trappes sombres où ils végétaient jusqu’alors.
Le début de la guerre lui avait permis, en fait, de voir de plus près ce qui se passait à la ferme dans l’ordinaire des jours de l’entre-deux guerres. Avec la mort de mon grand-père en 1938, elle avait acquis l’indépendance financière et la disposition de la demi-pension de ce dernier, qu’elle allait régulièrement toucher chez le percepteur, où je l’accompagnais. Parfois, elle allait aussi à Lons à « la trésorerie » je ne sais quoi faire comme paperasserie supplémentaire. Elle appliquait son côté organisé et bienveillant, un peu comme le Dr Benassis dans Le médecin de campagne de Balzac qui fait régner l’ordre et la lumière dans un patelin de Haute-Savoie.

Pour les lapins, Maman cuisinait tous les jours de grandes potées d’épluchures dans un gros chaudron de fonte. Par la suite, j’ai retrouvé le même genre d’odeur de cuisson près des brasseries qui existaient encore dans Paris dans les Années Cinquante. Avec le printemps, on va pouvoir substituer à la potée de l’herbe fraîche, trèfle, pissenlits, pas les nôtres, une autre espèce plus plate et plus dure, qu’on appelait les grougnots. On allait tous les jours « à l’herbe aux lapins ».
Maman ne cuisinait pas que pour les lapins, elle avait remplacé la cuisinière disparue à la mort de mon grand-père (demi pension de réversion oblige...) et pris la charge de la cuisine humaine, pour nous six. Excellente cuisinière.

Ma tante, elle, se chargeait de la maison, ménage, repassage, et.. de mon instruction. Là, on allait se reposer, les vacances de Pâques étaient presque là !