Urbex et sciences sociales : la valeur de l’abandon Le pays disparu. Sur les traces de la RDA, par Nicolas Offenstadt, Stock, 2018
Le samedi 13 octobre, je m’apprêtais à écouter l’émission « La suite dans les idées » de Sylvain Bourmeau (France Culture) qui avait invité Nicolas Offenstadt.
Elle avait un chapeau intéressant : « Il arrive aussi aux pays de disparaître, rayés de la carte ou plutôt effacés, absorbés, annexés, anschlussés par un autre, ou plusieurs autres. Ce fut le cas, au début des années 90 de la Deutsche Demokratische Republik, DDR pour les Allemands, RDA en français. » (France Culture).
Mais elle avait un tire bizarre : Urbex, sciences sociales et littérature.
Vous avez dit Urbex ?
Comme tout le monde et depuis longtemps, j’ai entendu parler d’amateurs excentriques qui se réunissent en petites bandes dans des lieux secrets, le plus souvent urbains, ruines, souterrains, catacombes de Paris, chemin de fer de la petite ceinture, RER désaffectés, pour s’y livrer à des pratiques entourées de mystère, qui vont des messes noires à des orgies sexuelles ou à des complots politiques, en y mêlant parfois le trafic et la consommation ritualisée de drogues diverses. Bref quelque chose de « pas catholique », coloré de mystère, à la fois un peu ridicule et dangereux comme tout ce qui érige le secret en lien et en base d’action [1].
Ce que je ne savais pas, c’est que ces pratiques avaient un nom, l’Urbex, compression anglaise d’Urban Exploration, j’ignorais aussi qu’elles correspondaient à de multiples sites web et que Wikipedia en donnait un historique et une sorte de classement descriptif.
Je ne m’attendais donc pas du tout à entendre un historien ( à l’origine médiéviste et qui m’était surtout connu par ses recherches et ses ouvrages originaux et sensibles sur la Grande Guerre ) dire 1/que l’Urbex avait été la méthode de travail pour l’ouvrage qu’il allait présenter sur la RDA, et 2/ que ladite Urbex serait l’objet d’une prochaine journée d’études, la première du genre, le jeudi 18 octobre 2018 à 14 h. à l’Institut d’Histoire moderne et contemporaine au centre Panthéon-Sorbonne.
C’est que, par un tour de passe-passe, la récupération des lieux abandonnés ou interdits a été à son tour récupérée et détournée depuis plusieurs années par des universitaires, géographes, historiens et archéologues, qui la transforment en méthode de travail et d’approche dans leurs disciplines respectives. Nicolas Offenstadt, chez Sylvain Bourmeau, en a donné une démonstration passionnante, qui m’a fait me précipiter quelques jours plus tard au mini-colloque annoncé. Et avant tout, je fais tomber dans ma liseuse son bouquin sur la RDA.
Lorsqu’un historien fait de l’Urbex
Nicolas Offenstadt, maître de conférences à Paris I, a parcouru des dizaines et des dizaines de lieux (villes et plus rarement campagnes) de l’ancienne Allemagne de l’Est, tombés en désuétude après la réunification qui a été si violente et rapide qu’elle a créé, en effet, des espaces matériels, politiques, sociaux et économiques qui survivent en ruines, devenus archives locales malgré eux, lieux non classés à ciel ouvert ou fermé, lieux d’oubli ou de pillage pour les brocanteurs, lieux de recension pour les « nostalgiques » de la DDR (Ostalgie). Nicolas Offenstadt a même demandé un détachement de deux années à l’Université de Francfort-sur-l’Oder, pour être dans la pleine atmosphère de son terrain. Dans Le Pays disparu, il présente le bilan d’une recherche active et continue dans les espaces ce pays qu’il dit être devenu horizontal - couché dans l’herbe des pelouses où dorment les statues démantelées, étalé en objets divers sur les tables des brocantes, aplati par des bulldozers - , passant brusquement, en quelques mois, d’une utopie dévoyée du socialisme à une incarnation accélérée de l’économie capitaliste.
Ces traces ont elles-mêmes une histoire, on les suit, tenaces ou en voie d’effacement, les rues ou les écoles débaptisées, les usines fermées, les plaques arrachées et les statues déboulonnées, les armoires même pas vidées, les colis même pas ouverts, qui parfois donnent lieu à de petits musées discrets, de bric et de broc, qui disparaissent ou apparaissent au fil des ans, au fil des transformations, paysages dissimulés, évolutifs ou figés où on entre par effraction, au risque d’y trouver parfois les bandes inquiétantes - néo-nazis ou drogués - qui les utilisent pour se réunir.
Mais Le pays disparu est bien plus qu’une description de l’état de la RDA au fil des ans, depuis 1990. Ce livre est la pierre de touche d’un renouveau de la recherche en histoire, il démontre la valeur heuristique positive d’un acte en lui-même négatif, l’abandon.
Voir et penser l’abandon
La perte et l’abandon - rapides et forcés - d’une politique et d’un mode de vie imposés pendant 40 ans et qui se voulaient l’incarnation d’un idéal (la république socialiste) qui a en grande partie viré au cauchemar totalitaire, ont laissé partout des traces, en creux, en fragments ou en manque. Ce sont elles que Nicolas Offenstadt, depuis le début des années 2000, a décelées et recueillies dans ce pays perdu, avalé par la réunification, qui a obligé ses habitants à condamner en bloc et en vrac 40 ans de leur histoire, qui s’ajoutent aux années du nazisme.
Cela fait beaucoup à oublier et à rayer, à jeter, à abandonner, du pot de cornichons [2] aux crèmes de beauté ou au premier président de la République démocratique allemande (Wilhelm Piecke), ancien résistant au nazisme.
Ces traces recueillies (lieux, photos - le livre en contient un certain nombre - ou objets), et analysées, mises en réseau, forment le cadre conceptuel et physique de cette brutale transformation sociale, sorte d’inconscient politique. Des immeubles aux plaques de rues, des villages modèles aux combinats, des pratiques étouffantes et criminelles de la Stasi aux maisons de la culture, aux coopératives ou aux crèches, les fantômes errent et font signe en filigrane. Pas mal de « bébés » ont disparu dans le siphon de la baignoire brusquement vidée : en effaçant systématiquement les édifices, la mémoire et les noms des dirigeants de la RDA, la réunification a effacé tout un pan de leur activité de l’époque nazie, où ces dirigeants étaient des résistants antifascistes. Une grande part de l’histoire du mouvement ouvrier tombe ainsi aux orties [3]. D’où la valeur à accorder aux traces.
Nicolas Offenstadt indique aussi les survivances critiques ou teintées de nostalgie, qui s’organisent plus sciemment, ouvrages, films, modes.
Entre 2005 et 2013, j’allais souvent écouter de la musique à Dresde, à Leipzig, à Weimar, pendant ces mêmes années où Nicolas Offenstadt y pratiquait l’Urbex, et dans ce pays mutant, je notais aussi quelques survivances, comme cette carte de restaurant et son « pain de viande comme au temps de la RDA (Leberkäse wie zu DDR Zeiten) » : j’ai donc été particulièrement séduite par la manière dont il a su systématiser l’espace étrange, souvent paradoxal et décousu, de ce pays.
J’ai aimé cet ouvrage tout au long de sa lecture - sans doute parce qu’il me rappelait aussi cette partie de ma vie, en plus de sa nouveauté au plan historique - : avec une force de travail remarquable, jointe à une grande sensibilité à l’égard de son objet, il trace un portrait de la RDA très substantiel à travers quelques destins individuels, dont les dossiers proviennent d’archives dispersées dans d’anciens lieux de travail, à travers les mouvements qui survivent dans les espaces abandonnés de cette république morte à 40 ans, cette utopie qui a mal tourné et que Nicolas Offenstadt dépeint, analyse et reconstitue, tout en créant une méthode et un objet, à travers les ruines industrielles, ruines de maisons individuelles ou sanitaires (hôpitaux fermés, ateliers etc.) de territoires en déshérence, en attente de ré-occupation, un monde à la fois condamné et vécu, mal fermé et mal ouvert, sorte de végétation têtue : les traces abandonnées recréent une vie chargée du temps qui passe.
Urbex et sciences sociales ou L’avenir de l’abandon
Voici le texte de présentation du programme de la Journée d’études organisée par Nicolas Offenstadt :
« L’Urbex, l’exploration de sites abandonnés ou en marge de la ville, ne cesse de faire de nouveaux adeptes. Mais, au-delà de l’esthétisme, du goût de l’aventure ou de la production d’un danger de proximité, peut-on combiner l’exploration et la connaissance, la découverte et la recherche ? Sous une double approche, la journée s’efforcera de répondre à ces questions.
Que gagne-t-on à « explorer », « visiter » des bâtiments abandonnés, témoins souvent de déclins récents ? L’architecture, les objets et les archives qui s’y trouvent justifient-ils une méthodologie et une approche propres ? Et pour quels résultats ?
La seconde question rapproche du présent en s’interrogeant sur la place des ruines et de leurs visites dans les usages contemporains du passé. Il conviendra ainsi de réfléchir aux acteurs et pratiques de l’Urbex comme un type de rapport à l’histoire, souvent revendiqué explicitement. »
Dans la partie de la journée à laquelle j’ai assisté, tout m’a paru plaisant, frémissant de nouveauté, de projets, de jeunesse, mais aussi de soin, de sensibilité - je dirais même d’une touche d’amour -, aussi bien pour les paysages présentés, leur devenir, leur passé, que pour leurs occupants pris dans le fil du temps. Dans cette salle, j’ai eu l’impression merveilleuse d’assister à un évènement : l’éclosion d’une branche du savoir, l’utilisation de l’abandon comme objet et comme outil. J’étais comme les soldats aux Pyramides, je pourrais dire « j’y étais » !
Car, à travers les communications, et avant que je me mette à écrire ce texte, la réponse à la Journée est venue d’elle-même, par l’emploi, constamment répété par les intervenants, au fil de l’après-midi, du terme « abandon » et de la vie qui l’entoure et le suit. Abandonner, laisser tomber, laisser pour compte. Qui abandonne ? Et pour quoi ? Les raisons et les conséquences de l’abandon, la vie et l’éventuel discours de l’objet délaissé.
Les deux pays avec lesquels j’ai le plus d’atomes crochus, l’Allemagne et la Chine, m’ont bien sûr captivée. C’était passionnant d’entendre parler Nicolas Offenstadt (j’étais en plein milieu de la lecture de son bouquin). Et passionnant d’écouter Judith Audin, qui a travaille sur la Chine, notamment à Datong, ville chinoise en constante réfection, dans cette activité propre à la Chine, animée par l’attitude détachée et paradoxale - à la fois volontariste et négligente - de ce pays à l’égard de la trace. Les villes chinoises pratiquent les démolitions et les extensions à grande échelle, tout en veillant à la construction de « vieux quartiers » flambant neufs à la place de ce qu’on vient de démolir, une sorte d’hommage à l’histoire en la « reconstruisant » toute fraîche et en même temps toute fausse, dans un vertige chronologique constant entre la réalité passée et ses copies qui deviennent à leur tour réelles.
L’Urbex, tel que l’utilisent les sciences sociales, joue comme une psychanalyse matérielle de notre époque, sorte d’antidote au bling-bling permanent, à la folie de jeter, à la rage de balayer les miettes sous le tapis, de « tourner la page », de « passer à autre chose ». Dessin et palimpseste, filet à peine visible et témoignage presque muet, sauf pour qui se donne la peine de voir et d’écouter , les travaux délicats des urbexeurs - universitaires - dans un rôle d’interprète - construisent un filigrane dans notre monde brutal, oublieux et emporté.
Post-scriptum
— Le pays disparu. Sur les traces de la RDA, par Nicolas Offenstadt, Stock, septembre 2018.
— Institut d’histoire moderne et contemporaine – UMR 8066
Notes
[1] Kubrick a représenté ce type d’espaces et de personnages avec beaucoup d’esthétisme, en gommant l’aspect « ruines » au profit de la richesse sophistiquée, dans son Eyes wide shut (1999).
[2] On se rappelle le film très réussi de Wolfgang Becker, 2003, Good Bye ! Lenine qui peignait l’après-chute du Mur et ses répercussions subites, à la fois comiques et tragiques, dans une famille est-allemande de Berlin.
[3] Pour ma part, j’ai regretté la destruction du Palais de la République, énorme construction des années 50/60 en plein centre de Berlin, témoin d’une architecture et d’une « pensée » de la société, au profit de la reconstruction du château des Hohenzollern.