Séances de rattrapage 2. D’un faux Godard à un vrai Godard Blade Runner 2049. - Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma.
II. Futur/Passé
En sortant du Redoutable, je n’ai eu qu’une envie, celle de retrouver le vrai Godard. Pas le jeune hologramme dogmatique et myope que Louis Garrel et Hazanavicius avaient pris la peine de reconstituer. Youtube permet de revoir Godard dans les différentes interviews qu’il a données, où, d’âge en âge, il présente ses convictions avec une vivacité et une assurance devenues tranquilles.
Je suis une inconditionnelle : pour moi Godard est un vrai cinéaste - peut-être le seul ?-, quelqu’un qui n’a jamais fait une histoire illustrée, jamais fait un film « racontable », ou un film qui ait besoin d’un commentaire : chacun de ses films se compose comme une mosaïque jamais entièrement déchiffrée, à quatre dimensions, images, textes et sons qui réagissent ensemble de manière toujours imprévisible, entraînés en nappe par le temps de réception. La projection sur écran lui donne vie et présence. J’apprends qu’un de ses films, inédit en salle, passe au Beaubourg. Je médite d’y aller.
Mais auparavant, je dois aller voir la suite du Blade Runner de Ridley Scott (1982), réalisée par Denis Villeneuve et censée se passer en 2049 ; la thématique de Ridley Scott, adaptant Philip K. Dick, - la lutte des humains et des androïdes, robots-créatures à leur image physique -, avait durablement marqué les spectateurs il y a 35 ans.
Donc, changement de pied, après le présent russe et le passé français, je suis allée voir ce que l’anticipation canadienne proposait comme vision du monde 35 ans plus tard.
3. Blade Runner 2049 , Denis Villeneuve, 2017, 2 h 44.
C’est un grosse machine avec beaucoup de moyens, ce qui donne une très luxueuse présentation d’un monde qui respire à la fois la dévastation, la sécheresse, la technique, cadre grandiose pour une Lutte entre les Bons et les Méchants, assez banale. La dictature règne, corollaire habituel du futur dans presque tous les films d’anticipation : aéronefs de flics, bagarre entre les répliquants et les humains, entre les dictateurs et leurs sous-chefs des deux bords, villes de tours dressées, banlieues nocturnes qui virent au bidonville, bagnes d’enfants, laboratoires flambants de notre futur proche, le jardin-sanctuaire préservé par une belle humaine (la fille d’Harrison Ford), le tout parmi des ruines industrielles de notre propre temps, décor assez fastueux, mais rien de très nouveau.
Les androïdes sont toujours les parfaites répliques physiques des humains, et, comme en 1982, il leur manque le sens social, une conscience individuelle, une capacité de choix, une vraie histoire (leurs souvenirs sont implantés) et, en conséquence il leur manque toujours la capacité de se sacrifier pour un idéal ou pour quelqu’un d’autre : la définition de la condition humaine, par déduction, en creux, est donc sacrificielle. Les utopies sentent toujours la religion.
La technique actuelle donne des images et des androïdes plus riches, plus lisses, qu’en 1982. Les créatures numériques féminines notamment sont composées sur la gamme basique des fantasmes masculins habituels, de la petite jeune fille sage en jupe à fleurs à la créature de rêve un peu plus hard etc. Leur transformation est amusante, assez belle, aisée.
À part ces quelques transformations à vue, on ne s’amuse pas tellement dans le film. En 1982/2019, les Blade Runner devaient démasquer et tuer les répliquants : en 2017/2049, le scénario complique un peu la piste en confiant ce boulot à un répliquant, nommé K. (Ryan Gosling). Ses manières, fabriquées selon un modèle aux trois quarts humaines - souvenirs, questionnement, souffrance et nostalgie - sont accompagnées (je dirais même noyées) dans des torrents de musique illustrative, qui fait tout deviner 5 minutes avant que l’évènement qui devrait être une surprise, ne se produise (la découverte du petit cheval de bois p. ex.). K meurt pour sauver Harrison Ford et sa fille (soit l’essence d’une famille humaine, le ronron habituel américain), conquérant ainsi in extremis son statut d’homme. Harrison Ford joue la continuité de son propre personnage de 1982, et, comme il a justement vieilli lui aussi, c’est très bien. Tout est assez attendu, un peu endormant. C’est un peu ennuyeux pour le Futur. Contraire à sa nature imprévisible.
La question philosophique qui faisait la force du film de 1982, notre rapport à la technique et notre propre nature, n’est en rien renouvelée, sauf par de beaux gadgets techniques visuels. Denis Villeneuve, avec le scénario de Hampton Fancher, recopie la situation imaginée en 82 sans renouveler les rapports et les désirs des hommes ; il « fait de l’anticipation » comme si les 35 années écoulées depuis qu’Harrison Ford liquidait les répliquants avaient été vides dans le réel de notre vie, comme si, nous autres humains et spectateurs de 2017, n’avions pas évolué, pas changé la donne, ni amorcé des virages. « Un grand plat surgelé », a dit Xavier Leherpeux au Masque et la plume en parlant du film.
Dans Faute d’amour, deux jours avant, j’avais vu quelques-uns de mes contemporains, figés dans leur égoïsme, sans avoir recours à la moindre technique ni au moindre algorithme de référence, agir comme des créatures sans âmes, répliquants capables de faire disparaître un petit garçon par leur froideur, en le tenant à distance.
Faute d’amour pose mieux la question que Blade Runner 2049. Les éléments de notre « futur » ne sont-ils pas déjà là, sournois, en trains de se mettre en place, dans la banalité d’un individualisme corrosif ?
Restait à voir au Beaubourg le Godard inédit en salle.
4. Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma, Jean-Luc Godard, 1986
C’était à la séance de 11 h 25, la salle assez bien remplie de Godardiens.
Ce film répondait à une commande de la « télé » en 1986, pour une série intitulée « série noire ». Le générique précise que le scénario est basé sur un roman de James Hadley Chase.
Je ne donne pas de commentaires (cf plus haut) mais seulement mon mode d’emploi.
Le noyau de départ est le suivant : respectivement producteur et scénariste de cinéma, fauchés, au bord de la faillite, Jean-Pierre Mocky et Jean-Pierre Léaud, avant de se faire descendre à la fin du film à coups de revolver, font une recherche de figurants, dont les épisodes et la monotonie toujours décalée par d’infimes - ou brutales - évolutions sont à la fois la forme et le fond, pour reprendre une vieille terminologie.
Plaisir de voir Godard, plaisir de voir Dita Parlo, plaisir d’entendre Bob Dylan, plaisir d’un XXe siècle aux bribes entremêlées, plaisir du texte, des comédiens, de la confusion infinie de la vie, etc. On retrouve et on suit les enchaînements des éléments des quatre dimensions dont j’ai parlé plus haut (images, sons, textes, temps). À partir de là, les broderies sont infinies, au gré de Godard et de chacun. Chaque dimension se démultiplie et peut surgir à nouveau pour le spectateur, au gré d’une occasion, d’une sensation, d’un écho etc. Les films de Godard sont intimement cousus à la vie, et lui ressemblent, en étant, comme elle, imprévisibles et non réductibles à la parole.
Il est possible qu’on s’y embête. Il y avait un non-inconditionnel dans la salle qui est parti au bout de vingt minutes. Pour nous restés dans la salle, le temps a coulé assez lentement, et nous sommes sortis une heure et demie plus tard, savourant notre dose godardienne.
En marchant vers le bus, j’ai repensé au Redoutable, j’ai eu tort de dire, dans le papier précédent, que c’était un film « pas désagréable » : en fait, si, il est désagréable, fait pour faire sourire avec condescendance à l’égard de Godard et de Mai 68, ceux qui ont eu peur de Mai 68 et ceux qui résistent à accompagner les changements en cours sans regarder autre chose que la restitution du passé.