« La mort de Sénèque » Philharmonie, 18 septembre 2017

La Philharmonie a célébré le 450° anniversaire de la naissance de Claudio Monteverdi (15 Mai 1567 à Crémone) de manière faste : Sir John Eliot Gardiner, les English Baroque Soloists, le Monteverdi Choir et un plateau de solistes vocaux tous remarquables, ont donné les trois opéras qui nous restent du compositeur, joués et « mis en espace » sur la scène centrale au milieu des musiciens, d’une manière constamment convaincante et souvent davantage, captivante. J’ai raté L’Orfeo (1607) le samedi 16 septembre, car c’était complet quand j’ai réagi pour retenir mes places. Je me suis rattrapée le dimanche 17 et le lundi 18, avec Le Retour d’Ulysse dans sa patrie (1640) et Le Couronnement de Poppée (1642).

J’avais déjà vu plusieurs fois chacun de ces opéras, et à chaque fois, j’ai regretté mon ignorance des termes musicaux pour essayer de comprendre et décrire le plaisir de ces compositions vocales, instrumentales et théâtrales, qui marquent la naissance de l’opéra. 450 ans sont passés sur elles sans qu’elles aient pris une ombre. Radieuses, austères, tragiques, joyeuses ou drôles, selon les instants et les thèmes.

J’avais adoré la représentation des trois opéras, dans une même journée marathon, qui avait été donnée au Komisch Oper de Berlin en septembre 2012, sous le titre « La Trilogie Monteverdi ». Le cadre de ces douze heures était très travaillé, on avait veillé à ajuster, pour le spectateur, non seulement le plaisir intellectuel, sonore, des œuvres, mais la direction avait aussi pensé au corps complet de ses spectateurs : organisation judicieuse des entractes, composition de buffets délicieux adaptés à l’œuvre jouée, on pouvait dévorer des plats exotiques (d’inspiration orientale, grecque, romaine) chauds ou froids, autour de petites tables. Rien à voir avec les buffets étiques, sans confort, et rares de la Philharmonie (c’est son point noir !). À Berlin, dans l’orchestre, il y avait eu, pour Ulysse, l’introduction de quelques instruments supplémentaires exotiques, le oud notamment. Bref, quelque chose d’enchanteur, qui faisait avaler dix heures de musique monteverdienne comme un moment parfait, dont on n’aurait jamais voulu voir la fin. Les chanteurs étaient bons acteurs et beaux, les costumes très simples : antique de fantaisie pour L’Orfeo, neutre pour Ulysse, archi-contemporain chic et branché pour Poppée. Mais - il y a un « mais » -, c’était chanté en allemand : c’est la loi du Komisch Oper, qui ne représente qu’en langue allemande. Il manquait donc la sonorité d’origine, plus souple, plus fruitée, plus colorée, de l’italien. On en trouve des éléments sur youtube. C’était une merveilleuse journée.

J’ai aussi le souvenir somptueux de mon premier « Couronnement de Poppée », à Garnier dans les années 70, du temps de Lavelli, avec Jon Vickers en Néron, évidemment inoubliable, irremplaçable : son triomphe immoral à la fin - il exile sa femme pour la remplacer par cette jolie et prétentieuse arriviste qu’est Poppée - était comme « mérité » par la beauté de sa voix, si bien que, confondant le personnage et l’interprète, on lui pardonnait même, presque, la mort de Sénèque.

Sir John Elio Gardiner, il y a trois jours, a été parfait : je suis hélas réduite aux adjectifs admiratifs, pour qualifier la manière dont il a su lier et rendre l’extraordinaire tissu que Monteverdi a composé avec les différentes voix et les différents pupitres, l’originalité incroyable de ce qui deviendra le modèle de l’opéra européen. Ici, se crée, à cheval sur le XVIe et le XVIIe siècle, ce type de théâtre où les rôles, les dialogues, les monologues, les chœurs, construisent au bout du compte un spectacle total, avec des personnes mythologiques ou historiques qui continuent, bien qu’on les connaisse tant et plus, à nous toucher, à nous affecter, tout en donnant un plaisir parfait (la delectatio latine) , nos yeux, nos oreilles, nos cœurs et notre intellect, le tout porté par le temps musical.

C’est lundi à la Philharmonie que j’ai entendu sans doute la plus belle « mort de Sénèque » : le philosophe est donc contraint de se suicider sur l’ordre de son ancien élève Néron. L’interprète du jeune empereur, Kangmin Justin Kim, contre-ténor américano-coréen excellent vocalement, jouait le personnage tel qu’il devait être sans doute historiquement, amoureux, impérieux, capricieux, tyrannique et criminel, odieux (là où Jon Vickers était ensorcelant).

Le personnage de Sénèque, par contraste, en était encore grandi, interprété par la magnifique basse de Gianluca Burato (qui, la veille, incarnait l’imposant Neptune dans Ulysse). Olyrix, par ailleurs très bon site de critique d’opéra, qualifie sa voix de sombre, ce n’est pas l’adjectif que j’emploierais : il a une basse qui descend en effet dans les très graves, mais en gardant constamment son délié, ses couleurs, ses nuances et sa force ; il met cette voix très puissante au service de la sérénité et de l’élégance grave de la mort, pendant que ses amis, pleurant, l’enjoignent de la refuser dans une brièveté relevant d’une terreur presque enfantine.

Non morir, Seneca, no.
Ne meurs pas, Sénéque, non !

A Garnier, il y a très longtemps, j’avais été éblouie par la composition musicale de ce passage, plusieurs fois répété. Cette année aussi : l’espace, l’air qu’on respirait dans la Philharmonie, en ont été momentanément tout saisis. La bonne idée de John Eliot Gardiner a été de placer l’entracte après cette mort. J’aurais mal supporté de voir à la scène suivante les gracieuses roucoulades du couple de serviteurs, si vite après que Sénèque ait disparu par une porte de côté, dont on oublie qu’elle est celle des coulisses, pour devenir cette porte qui sépare les vivants et le mort, comme dans certaines mises en scène de la mort de Tristan.

Car, à l’opéra, on pense beaucoup à la manière de mourir. À la manière de rendre « le souffle que l’on abrite de longues années dans son cœur comme un étranger de passage dans une auberge » : ce sont les mots de Sénèque chez Monteverdi (livret de Giovanni Francesco Busanello). Et tous, en l’entendant, nous étions carrément figés, un temps suspendu, sans souffle.

Lucile Richardot/Pénélope

Mon admiration pour les trois scènes de la mort de Sénèque, ne doit pas me faire oublier l’ensemble de mes deux soirées, et notamment la découverte que j’ai faite de Lucile Richardot dans le rôle de Pénélope, la veille. Cette journaliste est devenue chanteuse (mezzo-soprano) pour mon bonheur. Et le sien, je suppose. Et celui des auditeurs et spectateurs. En suivant ce lien, on découvre une très intéressant entretien qu’elle a donné à Forum-Opéra.

Rez-de-chaussée à la Philharmonie, jeu de miroirs
HP

Photo prise le jour du Couronnement de Poppée, en dessous de la Philharmonie, avec un jeu de miroirs. Je suis en reflet dans la grande glace en train de prendre la photo car je trouvais l’espace curieux. Derrière, des bâtiments de la Cité de la Musique, beaucoup plus "purs", très Chirico. À gauche, des programmes en petits tas derrière la vitre. Des flaques d’eau dehors.