Peggy Guggenheim, la collectionneuse Un film de Lisa Immordino Vreeland

Affiche du film

Ce film archi-dense date de 2015, il est sorti hier à Paris. Et moi, je suis sortie de la salle (MK2 Odéon côté Saint Michel) complètement éberluée, saoulée d’images, de textes, de paroles et de musique : le XXe siècle tout entier était passé en 1h 52 devant mes yeux, dans l’évocation que Lisa Immordino Vreeland fait de Peggy Guggenheim (1898-1979), « Art Addict » [1], la deuxième des trois filles de Benjamin Guggenheim (1865-1912) une des plus grosses fortunes des États-Unis, édifiée par Meyer Guggenhein, dans le dernier quart du XIXe siècle. Le goût de la collection d’art est dans la famille, son oncle Solomon s’y illustre. Peggy, en s’y lançant, passe d’ailleurs pour le « mouton noir »de la famille. Une sorte de vilain petit canard en matière d’art ?

On dérape vite en pleine mythologie : le père de Peggy, Benjamin Guggenheim, un des sept fils de Meyer, meurt dans le naufrage du Titanic. Peggy entrera en possession de l’héritage à 21 ans, en 1919. Elle voyage. Elle se marie avec Laurence Vail. Elle devient galeriste à Paris, puis franchement collectionneuse et mécène.

Extraodinaire époque traversée par cette femme, grande, assez majestueuse, pas très jolie, qui va vivre les deux guerres mondiales, l’invasion de l’Europe par les nazis, le retour en forme d’exil à New-York, suivi du retour dans l’Europe choisie et très aimée.

Extraordinaire pouvoir de décision, de sauter dans les hasards, mais aussi de choisir les artistes - peintres, sculpteurs, écrivains, critiques,- qui gravitent constamment autour d’elle, dans l’éblouissement de sa vie, de sa force, de ses capacités.

Extraordinaire amour des œuvres, d’abord pour celles de la collection parisienne (Galerie Guggenheim Jeune) : au moment de l’invasion allemande en 1940, elle demande d’abord au Louvre d’abriter sa collection, puis, devant le refus, elle organise le déménagement de ces œuvres par bateau pour New York, déclarés comme objets ménagers, couverts et dissimulés par des piles de draps, des casseroles, des meubles.

Affiche du film (France)

Extraordinaire, le flair et la chance de Peggy, qui passera de Marcel Duchamp, à Van Doesburg, à Mondrian, à Giacometti, à Picasso, à Brancusi, à Max Ernst (qui sera un moment son mari) à Arp, à Léger, à Cocteau, à Pollock (qu’elle remarque grâce à l’attention que lui porte Mondrian), à Calder, etc., du cubisme à l’abstraction et à l’abstraction lyrique, et à tous les grands Américains des Années Cinquante, elle n’a rien raté, tout illuminé, tout choisi finalement. Elle est une des grandes ordonnatrices de l’art au XXe siècle. Sa galerie de New York portait bien son titre, The Art of this Century, L’art de ce siècle. Le vilain petit canard était bien un très grand cygne.

Extraordinaire et plutôt dramatique, son rapport à ses enfants : le fils, prénommé Simbad, est laissé au mari divorcé (Laurence Vail) , pendant qu’elle prend la fille, Pegeen, qui finira par se suicider en 1967.

Extraordinaire aussi, son rapport aux hommes, sa collection d’amants : par dizaines, artistes en grande majorité, mais elle ne dédaigne pas les plâtriers vénitiens. Un appétit sexuel aussi grand que sa passion de la vie et des œuvres créées.

À ce rythme fou, à chaque instant, l’écran est comme giclé par ces magnifiques chefs d’œuvre, les premiers Pollock, Gleizes, Arp... etc. La bande-son nous livre en même temps mille et mille récits et remarques [2], semi-confidences admiratives ou parfois aigres-douces des gens qui l’ont connue.

Extraordinaire montage d’archives, de photos de famille ou de magazines, d’interviews, et de fragments du dernier entretien que Peggy Guggenheim a accordé, qui se terminera sur son regret de vieillir : la lecture du générique est impressionnante, sorte de toboggan vertigineux de l’histoire de l’art contemporain, à l’image du film, et le film est à l’image de Peggy, qui le domine, surexcitante, surpuissante et caustique, dans ses audaces, ses 14 chiens, ses bonheurs et ses malheurs,

Il faudrait quinze paires d’yeux pour bien voir ce film et la force dynamique des addictions à l’art, aux hommes, à la vie.

Venise, Peggy Guggenheim Collection
wikipedia

Notes

[1Tel est le titre américain, beaucoup plus fort, signalant presque un aspect pathologique, que sa traduction d’exploitation française La collectionneuse ne rend pas.

[2Le sous-titres du film ne sont pas toujours faciles à lire.