Victor Puiseux, 4. Où l’on retrouve les « sorties d’Argenteuil »
Parmi les trois fils de Marie-Madeleine Michel, veuve Puiseux, épouse en 2e noces de Jacques Laurent, et vivant à Argenteuil, deux attitudes, l’aîné ne « sort » pas, mais les deux autres, oui, et n’y reviendront pas, sauf en passant et brièvement.
Deux options : carrément le Nouveau monde pour le 3e fils, au sens ancien et géographique, ou, plus discret le choix du monde nouveau, la participation à la mise en route de l’État, pour les deux premiers.
Un point commun, les adieux à la vigne.
Ne pas bouger
Jean-Baptiste, né à Clichy en 1782, revenu à Argenteuil à 8 ans au décès de son père , y restera toute sa vie. Voici les dates :
— Il a 12 ans au remariage de sa mère en 94
— En 1804, à 22 ans, il se marie à Argenteuil, avec Claire Bast, elle aussi d’Argenteuil,
— Profession : receveur des impôts directs à Argenteuil, rue du Port, juste en face de la maison de sa mère et de son beau-père.
— Lorsqu’il est mort à Argenteuil en 1855, sa fille unique, Elisa, s’y était mariée avec Louis-Jean-Baptiste-Armand Maingot, « propriétaire », et il n’y a donc plus de descendance portant le nom de Puiseux dans cette branche.
Un homme sans histoire ? En tout cas, il ne figure dans la légende que comme destinataire d’une lettre de son plus jeune frère. Et auteur d’une autre lettre, au moment de la mort de sa mère, pour parler gros sous et succession, en en déplorant la faiblesse.
Le Nouveau monde
À l’inverse, le petit dernier a réussi une formidable « sortie d’Argenteuil », la plus précoce, la plus franchement exotique, la plus mystérieuse. La plus dangereuse aussi, la plus dissolvante pour la mémoire.
Jean Baptiste Victor, 1785 est né à Paris (ex Clichy),
— Il a 9 ans au remariage de sa mère en 94
— En 1803 ou 1804, à 18/19 ans, il part pour Cuba.
— En 1815, il se marie à Cuba où, avec les arbres généalogiques, on peut suivre sa descendance jusqu’en 1855
— 1828, il est mort à Cuba sans précision de lieu (mais il a habité et sans doute débarqué à Santiago)
— Profession : négociant et/ou planteur à Cuba.
Cuba était malgré elle à la mode en France dans les débuts du XIXe siècle ; après l’armistice du 30 mars 1798 à Saint Domingue entre les troupes françaises vaincues et Toussaint Louverture, les planteurs français de Haïti se réfugient dans les îles des Caraïbes dont Cuba, avec armes et bagages : le Traité d’Indépendance d’Haïti date de 1804.
Le départ de Jean Baptiste Victor, quittant cette famille par ailleurs raisonnable, ressemble à un coup de tête ou à une fuite. Je doute que l’idée lui en soit venue de Jacques Laurent, des récits qu’il aurait faits de sa propre jeunesse et des possibles voyages en Turquie avec le comte de Choiseul-Gouffier.
Le jeune homme part, il a à peine 19 ans. Dans une de ses deux lettres bien postérieures (1818) il dit être parti avec une somme ( à l’un des voyages il parle de 880 F) et des objets à vendre. Et sans doute des projets de fortune, voire de vengeance par la réussite ?
Sa mère avait déjà 34 ans à sa naissance. Avait-il été vraiment souhaité, dans le magasin de la rue de Clichy, au cours des années d’avant la Révolution ? S’est-il senti de trop dès sa naissance ? Peut-être est-ce difficile d’avoir pour prénom des éléments des prénoms de ses frères... Difficile aussi d’encaisser, si jeune, la Révolution, la mort du père, la mort du Roi, la Terreur, le remariage de la mère, les contrecoups des coups d’État et des changements de régime, tout cela développe une atmosphère inquiète, une crise permanente perceptible dans la famille. S’est-il mal entendu avec le cher Papa/beau-père ? On ne saura pas ce qui s’est passé.
On peut imaginer ce qu’on veut. Moi, j’en ai donné une version tout à fait inventée dans quelques chapitres de L’Embarquement pour Cythère [1], un roman qui se passe dans notre temps mais avec un flash back sur quelques scène au XIXe siècle, en brodant des caractères et des circonstances un peu scabreuses à propos d’un départ pour Cuba. Je n’y ai pas imaginé le conflit avec un beau-père mais j’ai doté le jeune homme d’un père, d’une mère et d’un frère un peu rigoristes.
La vie en famille et le premier départ ont dû être orageux à en croire une de ses lettres, en 1818, où il parle de son propre fils encore tout petit : « il sera comme son père, bien turbulent. Il ne fera que rendre ce que j’ai fait souffrir à notre cher papa et à maman ».
Entre 1804 et 1818, il serait revenu et reparti deux fois : Jean-Baptiste, son frère aîné, écrit de son jeune frère qu’il était « né avec un caractère ardent, il se livra au goût des voyages, il revint deux fois en France sans ressources, il avait perdu tout son patrimoine … je lui avançai une somme suffisante pour son troisième et dernier voyage… » (lettre du 17 juin 1828, citée par Léon).
Il n’aimait pas les gens d’Argenteuil qui l’avaient, selon lui, méprisé : « Embrasse de tout mon cœur, et de la part de ma douce moitié [2] Claire [3], Elisa [4], Alexandre et sa femme [5], papa et maman [6]. Quant au reste, comme je n’avais point d’amis parmi les étrangers, dis leur qu’ils étaient tous des sots quand ils me condamnaient et même avaient un mépris marqué pour moi. Je leur rends bien la pareille. Tous les hommes sont les mêmes partout » (lettre de 1818, il a 33 ans) .
Une chose certaine, ce planteur aventureux et un peu mythomane, n’est pas scrupuleux du tout ; dans ses deux lettres, il échafaude des projets de fortune mirifique en trafiquant indifféremment des esclaves noirs, du coton ou du sucre, n’importe quoi du moment que ça rapporte : Je vous ai écrit que j’avais débarqué à Santiago avec 880 francs qui ont régulièrement pullulé depuis trois ans et demi. Dans le moment, je suis en récolte de 15 000 francs de coton, et dans un an j’en ferai une de 30 000 et dans deux de 60 000. Je viens il y a huit jours d’acheter pour 20 000 francs de nègre. L’année prochaine j’en achèterai pour 60 000 francs.
Ses filles épouseront des personnages aux noms espagnols, dont l’un serait devenu général dans l’armée américaine. Il meurt à Cuba en 1828, à 43 ans, la même année que sa mère.
L’intérêt de la famille pour cette branche exotique est tombé, les fruits et les fleurs n’en ont pas été jugés racontables dans la légende familiale. Du moins ils ne l’ont pas alimentée jusqu’à ma génération.
Le monde solide des nouveaux emplois : l’administration des impôts et taxes
On a vu Jean-Baptiste devenu et resté percepteur à Argenteuil.
Le cadet, Louis-Victor dit Alexandre, né en 1783 à Paris (ex Clichy), va choisir l’administration des impôts indirects. Sa carrière est égrenée dans plusieurs coins de France. Comme il est le père de Léon-François (1815-1888) et de Victor-Alexandre (1820-1883), on va le retrouver avec ses deux fils et sa première femme Louise Neveux, dans le prochain chapitre. Un homme réputé affable, cultivé et amoureux de la vie.
Auparavant, un mot sur le choix des carrières des deux aînés. J’y vois l’influence de Jacques Laurent et l’ombre portée des souvenirs de sa vie chez le fermier général J.-J. de Verdun ; Jacques Laurent leur a communiqué le goût des chiffres, le maniement des sommes d’argent, des taxes (ce qui n’est pas grisant en soi), mais sans en avoir pour autant la possession. Le pur goût du calcul.
Avec le sens de l’ordre mais aussi du détachement, il leur a transmis, semble-t-il, une qualité presque inverse, le goût pour le nouveau, pour saisir l’occasion, prendre les trains qui passent : ils ont su acter la disparition de l’Ancien monde et profiter de l’apparition de l’État, cette grande puissance, l’immense réorganisation des finances et de la fiscalité, sous la direction de Martin Gaudin, ministre des Finances après le 18 Brumaire ; un vrai monde avec ses fonctionnaires, ses réseaux, sa sécurité, le sens des biens publics et communs pour leur pure gestion, la prudence et la probité qu’elle exige - ou devrait exiger ?
La différence profonde entre le choix hasardeux et avide du troisième fils, si attachant soit-il dans sa course à la compensation et qu’on suppose avoir été malheureux, et les carrières « pépères », modestes et cependant « modernes » des deux premiers est en tout cas à souligner ; basées autour de l’argent, elles entretiennent avec cette puissance un rapport inverse.
(À suivre)
Notes
[1] Cf ce roman sur ce site dans la rubrique Imaginaires où je me suis largement inspirée de JBV pour le personnage d’Hector Portier.
[2] JBV désigne, sous ce terme à la fois tendre et convenu, sa femme dont on ne connaît pas le nom.
[3] Il s’agit de Claire Bast, la femme de Jean-Baptiste.
[4] La fille de Jean-Baptiste.
[5] Louis-Victor dit Alexandre et Louise Neveux.
[6] Jacques Laurent et Marie-Madeleine.