La Cité Muette Un film de Sabrina Van Tassel

L’Histoire ...

Drancy, une station de RER quand on va à Roissy. Un paysage peu flatteur, des tours, des HLM, le vieux modèle d’avant-guerre, repeints, dressés au milieu des petits immeubles et des pavillons hétéroclites, comme n’importe quelle ville de la banlieue nord. Les vieux HLM (des HBM pour respecter la terminologie de l’entre-deux-guerres) auraient pu être démolis, on a fait sauter des barres moins moches et détruit des « grands ensembles » moins décatis.

Sauf que ce n’est pas n’importe quelle ville et n’importe quel grand ensemble : Drancy, comme le Vel d’Hiv, est un espace dont un moment de l’histoire a été monstrueux, un espace où il s’est passé, durablement, récemment, quelque chose de monstrueux, la mise en œuvre et la poursuite d’une organisation, fondée par des humains : ceux-ci, au nom d’une idéologie, ont désigné d’autres humains comme « à éliminer ». Ce « grand ensemble » a d’abord été « le camp de Drancy », le lieu où les gendarmes français, obéissant fidèlement au gouvernement de Vichy pour servir la solutio finale imaginée et mise en place par les Allemands, regroupaient les juifs après leur arrestation, individuelle ou par grandes rafles, entre 1941/42 et août 1944. C’est de cette petite gare de banlieue - ou de celle toute proche de Bobigny - , que près de 80 000 juifs français et étrangers, hommes, femmes, enfants, sont partis, en wagons à bestiaux pour Auschwitz-Birkenau ou Bergen-Belsen, le tout sous la surveillance de gendarmes français.

Drancy n’a pas eu le sort du Vel d’Hiv (démoli seulement en 1959 - après avoir servi de camp de rétention pour les indépendantistes algériens -, mais démoli enfin), les espaces du camp sont toujours debout, et qui plus est, habités : ils avaient été conçus comme logement social, ils le sont devenus après avoir été camp de transit.
C’est sans doute un cas très rare. Et qui pose des problèmes pour qui y filme l’histoire et pour qui y habite. Ce sont ces trois espaces - espaces physiques, mais aussi espace de temps, espaces de mémoire et de pensée - que Sabrina Van Tassel a filmés, à travers les témoignages des survivants qui y ont transité dans la plus grande souffrance pendant la guerre, et de ceux qui y habitent ou y ont habité. Elle offre ce document à ceux qui y vivront peut-être demain, à tous ceux qui savent ou ne savent pas, et au voyageur sans mémoire du RER pour Roissy-Aéroport.
Document sur la monstruosité ordinaire et extraordinaire, sur l’imprégnation d’un espace par son histoire, sur les cahots de la mémoire.

Le film de Sabrina Van Tassel, La Cité Muette est sorti ce mercredi 13 mai. (Vu à l’Arlequin)
La réalisatrice, qui est aussi l’auteur du script, l’a construit de manière classique, entrelaçant des interviews de survivants du camp de transit, avec des photos d’archives et des visites dans l’espace tel qu’il se présente actuellement. Au fil des minutes et des images, son film creuse un abîme de réflexions, profond, riche, douloureux, à la fois très intime et historique, dans le registre de l’inadmissible, de l’effroyable.
Tout le temps du film, j’avais le cœur serré, j’ai l’âge de ces enfants qui figurent sur les photos, j’étais habillée ou coiffée comme les petites filles, mes cousines ou mes amies aussi, des rubans, de l’écossais, quelques broderies, les petits garçons que je connaissais ressemblaient aux petits garçons des archives, petites vestes, petits costumes de tweed à poches surpiquées, sur les photos d’avant l’arrestation, et puis les photos prises au camp de Drancy.

Sabrina Van Tassel n’insiste jamais. Ses interviews des survivants de cet immense drame historique et personnel montrent, comme d’autres documentaires sur cette même réalité, combien les êtres humains sont extraordinaires, avec leurs manières de réagir, de juguler, de composer, comme s’ils avaient su sécréter des couches anesthésiantes qui permettent de vivre avec de pareilles pertes et de pareils souvenirs, parfois réduits à quelques flashes surexposés et fixes, noyaux d’une vie, témoins d’autres vies, et de tant de morts.

... d’un camp de transit et d’un logement social ?

La Cité Muette pourrait se contenter d’être un film intéressant, touchant et documenté sur l’horreur de la déportation des juifs et les capacités de la résilience humaine.

Il dépasse cet aspect de recueil de souvenirs et introduit une réflexion, mieux, met en place un questionnement qu’il adresse à l’espace lui-même, à cette cour en forme de Grand U, à son lien avec les individus qui l’occupent : ce lieu - cette cour, ces poteaux, ces escaliers, ce béton actuel - , qu’était-il avant d’être un camp de transit pour la mort ? Comment, pendant qu’il a été ce camp, s’agrégeait-il dans l’espace de la ville ? Et comment lui-mêmle a-t-il survécu à cette fonction ? Comment les espaces de temps, présent, passé, futur, bavent-ils entre eux, encre sur un buvard ? Les questions ne sont pas posées directement, ni dans cet ordre, les réponses y sont parcellaires, mais elles imprègnent à leur tour les images des lieux filmés, et leur donnent un caractère muet et buté, car l’architecture préservée, fournit un cadre unique très impressionnant.

Il y a différentes manières d’être muets pour Drancy, une sorte de coalition de non-dits, entre la population de Drancy héritière d’ un passé qu’elle n’a pas cherché, qu’on lui a livré tout congelé et à peine camouflé, les pouvoirs publics, les entreprises de peintures, le mythe de la France résistante à 100%, tous ont été et sont encore autant d’agents du mutisme.

Le nom officiel de la cité, la Cité de la Muette, vient du coin lui-même, lieu-dit de la Seine-Saint-Denis. L’appellation semble prédestinée pour un « lieu qui ne dit rien », qui reste muet sur les horreurs qui s’y sont déroulées ou sur son devenir, mais le passé est une donnée toujours présente que nous content les survivants du camp, venus, eux, de l’extérieur, d’ailleurs.
La cité de la Muette est un grand ensemble construit avant la Seconde guerre mondiale, fraîchement terminé en 1935, non encore complètement habité en 1939. Il appartenait au Ministère des Armées (clin d’œil involontaire à la Grande Muette...), qui y logeait des gendarmes et leurs familles dans les tours attenantes au grand bâtiment en U, plus bas (4 étages) qui lui, n’était pas terminé, pas divisé en appartement, pas « viabilisé » intérieurement lorsque les Allemands, occupant Paris, l’ont réquisitionné.
D’où les gendarmes, à pied d’œuvre, si je puis dire, pour surveiller le camp ouvert dans le grand U, avec sa cour intérieure commode à surveiller, à barricader, à favoriser d’éventuels comptages par rangées. Vers la fin, le Grand U dont la cour était d’abord couverte de mâchefer, a été ornée d’une pelouse...voulue par le SS qui a dirigé l’ensemble en 1944.
De l’action des gendarmes, Sabrina Van Tassel retrace l’évolution, comment ils s’accomodaient de la tâche, adoucissaient ou, bien plus souvent, renforçaient la brutalité et les violences de tous ordres. On apprend la personnalité de certains (l’un d’eux a eu la Médaille des Justes), leurs procès bien indulgents à la Libération. L’histoire s’ajuste, s’affine, s’individualise, se démythifie. Sabrina Van Tassel ne donne jamais dans les idées toutes faites ou les légendes.

Des fenêtres du 4e étage du Grand U, entre 1941 et 1944, des survivants racontent qu’ils regardaient au dehors, ils voyaient des gens de Drancy aller et venir, descendre dans la rue, faire des courses : en somme la liberté élémentaire et savoureuse du quotidien. Ces ombres fugitives, prisonnières, on se demande qui les regardait et comment, depuis les fenêtres des tours des gendarmes ? On ne sait pas comment les familles des gendarmes vivaient la proximité du camp, le va-et-vient des bus, dans quelle mesure est-ce qu’on voit ou ne veut pas voir et savoir ?

Août 1944, les derniers trains emportent les derniers déportés vers la mort et le dernier SS qui avait pris la responsabilité générale du camp et supervisait les gendarmes. Paris est libéré, Drancy, vidé, également. Et personne ne s’est levé pour dire « Drancy outragé, Drancy brisé, Drancy martyrisé » etc. En fait, ce sera Drancy repeint, ce qui est différent.

La reconstruction, la crise du logement interdisent-elles de démolir cet ensemble affreusement marqué ? La réponse d’alors est « Oui », on nettoie le Grand U, et on le livre enfin à sa fonction de logement social, on en rirait si on ne pleurait pas. On enlève les lits de bois superposé, on passe un coup de pinceau comme si cela allait dissimuler les séparations, les pleurs et les suicides, et on découpe l’espace, enfin, en appartements, 4 appartements de 37 m2 par étage et par escalier, petits logements, petits loyers.
Encore à présent, les loyers sont très peu élevés, les appartements toujours réservés à des cas sociaux, parfois à des sans-logis, parfois à des patients sortis de l’Hôpital psychiatrique de Ville-Evrard, dont on pense peut-être que l’histoire n’est pas le souci dominant. L’espace des petits deux/trois pièces aux équipements sanitaires vieillots porte le poids muet de son histoire, si on ne veut pas savoir, bien sûr, on ne sait pas. Sabrina Van Tassel y réalise quelques interviews, et des habitants disent sentir suinter l’histoire tragique du camp. Mais, bon, on n’est pas très regardant quand on ne trouve rien.
Espace muet par la nécessité dans laquelle vivent ses occupants.

Rétablir la mémoire et après

Les associations juives ont été les premières à rappeler et organiser des cérémonies du souvenir, elles ont été longtemps seules.

Le titre du film, La Cité Muette, rappelle aussi qu’au silence de la cité elle-même, l’absence de discours a longtemps répondu, le désir d’oubli ou le déguisement des faits sur le rôle du gouvernement de Vichy et de la police française dans les rafles juives. Efficace couche de peinture ou de dissolvant sur une histoire impardonnable que les pouvoirs publics laissaient volontiers porter aux seuls Allemands. Ils ont tardé à sortir de ce mutisme cotonneux, imputable à la légende imposée par De Gaulle, autour d’une France résistante en bloc : les monuments, plaques et récits sont relativement récents. Car il a fallu le discours du Vel d’Hiv de Jacques Chirac, en 1995, pour que la République française emboîte enfin le pas aux associations juives pour commémorer. On ne le remerciera jamais assez de cela.

Une fois admis que Drancy est tout près de Paris, qu’il a été le centre de départ des déportations pour les camps d’extermination, et un lieu de souffrances indescriptibles, que c’est un gros noyau du passé encore indigérable, que faire de cet espace scandaleux, peut-on le démolir ? Oublier ? Le figer ? Transformer l’horreur en musée de l’horreur ?

Pour le maire actuel de la ville de Drancy, Jean-Christophe Lagarde, cet espace reste une question insoluble : trop utile pour être démoli, avec ses loyers minuscules, trop grand pour être transformé en lieu de mémoire (des milliers de mètres carrés), genre écomusée de la déportation, trop sinistre aussi à imaginer et à rendre visitable, trop lourdement cruel et pourtant trop cher aux yeux d’encore trop de monde. De toute façon, la question de la démolition ne se pose pas. Le bâtiment a été classé monument historique (25 mai 2001) .

Côté musée, on en est à une solution intermédiaire : en 2012, François Hollande, premier Président de la République française à être venu honorer les souvenir des morts à Drancy, a inauguré le wagon-musée, installé à l’entrée de la cour du Grand U, pour rappeler le camp de transit et les déportations. Des imbéciles et/ou des salauds l’ont tagué récemment. Une habitante du Grand U révèle que pour un voisin, ce qu’on raconte sur les malheurs et atrocités du camp, « c’est du baratin ».

On a refermé les vitrines de souvenirs des survivants. Après avoir tourné dans cet espace muet si fidèle, après lui avoir donné la parole qu’il n’a pas vraiment prise si ce n’est pour nous interroger à sa manière, muette et enkystée, en s’adressant à chacune de nos mémoires et convictions particulières, après avoir vu les enfants qui jouent sur la pelouse, lu les noms écrits des victimes sur un mur, non loin du lourd monument en pierre qui leur est dédié, après avoir vu les plus récentes cérémonies des associations juives, où les survivants se comptent sur les doigts, le film laisse le dernier mot à Serge Klarsfeld - dont ce n’est pas la première intervention dans le document -.
Il ne regrette pas le maintien des bâtiments.
Il ne souhaite pas qu’ils deviennent à leur tour musée.
Sinon, dit-il, le monde deviendrait tout entier un musée de morts et d’assassinats. Il faut laisser jouer la vie, elle est la plus forte, c’est elle qu’il faut privilégier.

En effet, on ne peut pas laisser à la seule problématique des victimes/bourreaux le soin de découper l’espace social, qui devient, s’il est réduit à cela, à son tour mortifère. Il ne faut pas pour autant laisser la cité muette.
Le film de Sabrina Van Tassel distribue la parole à son propos. Images et paroles indéracinables et inracontables, naturellement, il faut le voir et l’entendre, dans sa force et sa présence et son actualité toujours fraîche.

Post-scriptum

La cité de la Muette par arrêté du 25 mai 2001, est classé à l’inventaire des Monuments historiques à un double titre « réalisation architecturale et urbanistique majeure du XXème siècle […] et en raison également de son utilisation durant la deuxième guerre mondiale d’abord comme camp d’internement, puis comme camp de regroupement avant la déportation, qui en fait aujourd’hui un haut lieu de la mémoire nationale »."