L’Embarquement pour Cythère 63

  • Par Hélène Puiseux

63. La Chèvre de M. Seguin.

Elle crie dans l’entrée, comme toujours.
— Yves. Yves. Tu ne veux pas venir m’aider, je voudrais ENFIN déplacer cette foutue glace sur l’autre mur. J’en ai marre de toujours m’apercevoir de biais quand j’entre dans le jardin d’hiver.

Je crie à mon tour, oui, Lili, je descends, ma chérie, je descends, mais avant, je finis une fiche sur La Chèvre de M. Seguin.

Je la lui raconterai en poussant la glace, un conte dans les reflets, entre les ors sourds du cadre, les noirs et les mouchetés des défauts. En fait, on ne sait pas le raconter, ce conte. Il faut le prendre d’un autre point de vue, du point de vue de l’enclos.

Un enclos possédait un homme et une chèvre. M. Seguin et la chèvre face-à-face dans l’enclos. Un joli enclos, très vert, confortable. Un piquet solide attachait M. Seguin. Celui de la chèvre avait été planté dans un bout de terrain plus friable, peut-être, moins solide, en tous cas, plus mou.

Parfois, la chèvre dormait, en veilleuse. Parfois elle traînait derrière elle le piquet attaché au bout de sa corde, en broutant. Parfois, elle allait et venait dans l’enclos, avec colère, avec ennui, avec haine, avec gaieté, selon les heures. Causant avec M. Seguin. Ou bien parlant seule. Parfois elle sautait hors de l’enclos. Pour s’y retrouver bientôt. Car n’allez pas croire que c’était à chaque fois, comme on vous l’a raconté, une chèvre différente, non, c’était toujours la même.

Sûre que M. Seguin l’attendrait dans l’enclos, elle sortait.

Elle sort, ce soir. Elle monte la colline, l’herbe connue par cœur, avec l’odeur du dehors. Elle arrive par les sentiers devant le loup, le loup ouvre la gueule.
Et elle se retrouve dans l’enclos, car le conte est rond, enclos comme cette pièce. Le loup, immanquablement, quelle que soit la longueur de la nuit où l’on se bat sans sommeil, quelle que soit la couleur de sa robe sous le ciel couvert de l’hiver ou sous le ciel brillant de l’été, quel que soit l’éclat de ses yeux, le loup recrache la chèvre dans l’enclos, sans l’avoir mangée. Le loup n’a jamais faim.

L’enclos, lui, est toujours là. Il attend son tour. Il aura la peau de la chèvre et de M. Seguin, qui ne feront plus qu’un. Une petite question de temps.

Peu à peu, les cailloux, l’ombre et les sons, en bas, se mettent lentement en mouvement, rampent, prennent à leur tour le chemin de la chèvre et de M. Seguin, ils escaladent la montagne, s’amplifient, volatilisent les loups de carton, les découpages, les châteaux-forts, les oreilles sourdes, les bouches muettes, les yeux aveugles qui regardent ailleurs, le combat de Tancrède et de Clorinde ravage l’herbe du jardin, tu serais tellement étourdi par la violence du choc, tu ne saurais pas que tu tombes, vous tomberiez en même temps, dans les plumes blanches ensanglantées, vous ôteriez vos masques en même temps.

LA REGINA, LA REINA, THE QUEEN, DIE KÖNIGIN, LA REINE

LA REINE !
LA REINE !

Post-scriptum

(À suivre)