L’Embarquement pour Cythère 45

  • Par Hélène Puiseux

45. Quinzième note pour Me Plock : Les loups

Papa nous emmenait parfois au Musée Calvet, depuis Villeneuve, l’été. J’avais un peu peur devant un tableau d’Horace Vernet. Et pourtant, je ne le manquais jamais. Je le buvais des yeux.

Le tableau représente Mazeppa, arraché l’instant d’avant au corps de la princesse bien aimée avec qui, comme tous les soirs, en cachette, il faisait l’amour, et que le mari jaloux a jeté là, lié par une écharpe rouge, renversé, emporté. Yves, debout, regarde les loups qui l’escortent en bondissant, leurs visages triangulaires, certains rusés, certains amicaux, les yeux animés, luisants d’envie, leurs langues rouges, ils sautent à corps perdu dans les broussailles. Les yeux d’Yves, eux, filent dans le crépuscule en haut et à gauche de la toile, d’où vient le cheval ivre sous sa monture nue et renversée, le crépuscule où s’engouffre d’abord le regard, pour glisser ensuite et se suspendre, par l’intermédiaire de la queue de flammes, sur le cheval blanc, sur le corps clair de Mazeppa barré de son écharpe rouge, grande diagonale un peu courbée et qui se résout dans la patte avant du cheval, tachetée comme un serpent.

Tout bas, je demandais aux loups pourquoi ils couraient, nous courons seulement pour voir si le tissu rouge qui lie l’homme sur le cheval va résister, nous avons engagé des paris. Jusqu’à la nuit tombée ? Jusqu’au lever du prochain jour ? Quoi qu’il en soit, celui qui gagne le pari mange Mazeppa. Je ne savais pas les loups joueurs, je les croyais juste affamés : le Chaperon Rouge, après tout, il y avait bien longtemps qu’ils se l’étaient partagé, et la Chèvre de M. Seguin, idem, ils étaient en droit d’avoir faim et d’avoir aussi le goût de la compétition et du suspense.

Post-scriptum

(À suivre)