L’Embarquement pour Cythère 44
44. Blanc d’orgeat
(ce devrait être une note pour Me Plock, mais non)
Les six verres de sirop d’orgeat sur la table du jardin. Sous les seringas plantés par je ne sais quel grand-père, le long de la berge, des herbes un peu graisseuses et lisses se couchent sous le courant. Du temps où il y avait un jardinier, il les débusquait avec une gaule et décoinçait les ordures que le fleuve n’emporte qu’au printemps avec les crues, paniers d’osier, cages à oiseaux cassées, nasses à rats, brocs rouillés, plastique.
Elle, elle renversant la table avec ses six verres. D’un geste violent et laid, criant, j’en ai marre de ce sirop, j’en ai marre de cette maison. La gêne, la gêne qui paralyse le visage des autres, le mien d’abord, le mien surtout, j’en suis sûr, celui de Lili, celui de cet idiot de Daniel qui était là on se demande pourquoi, celui de Papa.
Elle a couru entre les deux murs, vers le haut du jardin, c’était très long, et Papa qui ne dit toujours rien, et je ne dis RIEN, je ne crie pas, elle doit être arrivée à la porte verte, on ne la voit pas, elle sort dans la rue, Yves, aide-moi, veux-tu, dit Papa en relevant la table.
Lili pleure, son visage comme une minuscule copie de celui qui s’enfuit et s’efface en criant, Daniel ramasse les débris de verre, tard, j’ouvre la bouche pour crier, je fais un pas vers la pelouse en pente.
— Quelle scène ridicule, dit Papa.
Post-scriptum
(À suivre)