L’Embarquement pour Cythère 37

  • Par Hélène Puiseux

37. D’un instant l’autre

Aujourd’hui, au lieu d’aller retrouver Julia pour répéter les retrouvailles d’Achille et d’Iphigénie, je resterai ici, et je ferai un collage, mythologique assurément, ma version de L’Embarquement pour Cythère : l’instant d’avant, elle était là, précieuse au milieu de la toile anonyme des passants.

Bateaux oranges, bateaux blancs, bateaux noirs et les marins américains passés d’un seul gros coup de pinceau. Elle est allée d’un seul pas, du quai à la passerelle, du quai au bateau, sans passerelle, peut-être.

C’est cet instant, blanc, invisible, qu’il cherche dans sa malle. Où elle a tourné les talons. Pour cet instant incalculable qu’il déplace et découpe ses papiers, ses lignes, ses fiches, ses couleurs, qu’il met à la question sa cervelle, ah, je déteste ce mot, lisse comme les cervelles d’agneau qu’on lui donnait, autrefois, avec leur réseau rosâtre et plein encore des pensées dernières de l’agneau, mais non, disait Ludovine, qu’est-ce que c’est que ces histoires, Yves, vous savez bien que je l’ai fait dégorger. Dégorger, c’est dégueulasse, ce mot qu’elle disait, et que j’écris. De toute façon, après, - elle continuait à parler comme si parler allait endormir ma vigilance - je l’ai fait sauter dans du beurre, je l’ai saupoudrée de péril, ah, j’ai écrit péril au lieu de persil, c’est bien péril, un instant périlleux.
— Mangez cette cervelle, ça rend intelligent les petits garcons.

Je serais tout à fait intelligent, je monterais sur le bateau, calmement, visiblement, lentement, je la précéderais, elle me suivrait et je lui tendrais la main, sur le fond sonore du port qui gronde, mon amour, ma reine, sur le fond sonore du bateau qui décharge en face, sur la Seine, qui décharge je ne sais quoi, pendant que les nuages montent et vont crever en neige. Le long museau mobile du caoutchouc noir plonge dans le bateau, aspire et tremble de si fort aspirer. Petite tasse pleine de café, grands chapeaux de paille à la fois fine et tressée très épais, et elle, elle, là-bas, qui surgit à l’autre bout de ma feuille de papier, dans les murs blancs et les glaces où je bute toute la journée.

Bateaux oranges, bateaux blancs, bateaux noirs, et les marins américains qui sortent de la cathédrale en riant, après avoir posé une pièce dans la coquille d’or, à l’autel de la Vierge en manteau de velours rouge, les yeux peints et souriants sous son chapeau de même velours rouge à bords relevés sur le devant, comme en portent les dames d’honneur de la Reine d’Espagne.

Cet instant distrait où elle s’est transformée en passagère. L’Embarquement pour Cythère ou La Perte par Distraction.

Trois marins qui passent, un marin qui passe, elle qui pose son pied sur la passerelle sitôt effacée, c’est peut-être la distraction de Ménélas qui a lui-même fait office de passerelle. Ménélas, sur le quai, regarde se défaire sous ses yeux la Reine qui devient tout à fait tendre sous les yeux du capitaine, les yeux de Ménélas voient s’étendre un vernis isolant, un verre invisible, il ne crie pas sur la rive, à quoi bon, puisqu’elle n’entend pas. Des pieds d’iris aux feuilles coupantes, attendaient, au garde-à-vous, que la reine descende.

Le navire n’est jamais parti, mais elle n’en descendra plus jamais.

J’irai seul et trop tard sur les bords de la Seine, dans les herbes vertes, dans les roseaux, où le petit Hector se branlait dans la lumière du soir.
Tu te rappelles, quand tu jouais avec Lili ? À quoi ?
La vieille barque pourrissait sur la rive et vous n’aviez pas le droit de vous en servir.

Post-scriptum

(À suivre)