L’Embarquement pour Cythère 36

  • Par Hélène Puiseux

36. Passion, Godard

Au cinéma, encore une fois.
Ce temps incertain, toujours long où les hauts-parleurs diffusent de la musique sans couleur, où passent sans bruit Me Plock, Denis, Jean-Baptiste, Hector, Octavio, Lili, le clerc de chez Me Plock. Tableau vivant d’Argenteuil où se battraient enfin, pour toujours, le bras levé, sans plus jamais se réconcilier, les branches incertaines des familles disparues
J’ai ces yeux faux et peints que sont les yeux timides, recouverts de leur rideau de scène, un rideau qui n’ose pas se relever sur un désordre pauvre. La pauvreté de la passion. Désertification des paysages.

Fauteuil noir, le dossier du siège de devant troué par une brûlure de cigarette.

Tableaux vivants et tissus somptueux. Garage. Table de cuisine. Assiette de soupe posée par Isabelle Huppert, devant le vieux monsieur. « Dis ta phrase, pépé ». Joue ta scène, peut-être, joue-la, commence par te mettre en scène, pense ta scène, scène unique, très courte, il faut que tu récites proprement, je veux dire entièrement, aller au bout de tes trois mots, il suffirait sans plus attendre d’afficher qu’il y a représentation, ne pas rater, savoir ta phrase MAINTENANT, lève le rideau, bon dieu, lève, le reste, tu verras bien, ça s’enchaînera, mais commence, quitte à bafouiller, d’ailleurs, on ne bafouille pas sur trois mots. Mais ils pourraient être dits si étouffés, si bas, qu’ils ne puissent franchir la rampe.

Finalement, il n’y a pas d’histoire dans ta malle, ces disparus du siècle précédent, ces rêves dans les forts des tropiques, tu ne vas pas les laisser se développer à l’infini des demandes de ton grand-père, laisse Hector traiter ses affaires florissantes ou perdues, un malchanceux peut-être, Hector, celui qui en veut toujours trop ou pas assez, la naïveté de ce pauvre garçon qui croit quitter la villa Portier, gagner les rivages des Iles Fortunées, et, à peine là-bas, il baptise « mon petit Argenteuil » ces collines vertes et gonflées.

Tu devrais, tu devrais. Mais elle n’a pas fini sa phrase. Je devrais dire QUOI ? Et il ne lui demandera pas. On ne dira ni la fin de la question, ni la réponse toujours vivace, fraîche, à fleur de peau, qui se glissera dans le laudanum des silences en suspens.
Laudanum, tu as de ces termes, on se croirait chez le père de Flaubert !

Le pépé, dans le film, il ne dit jamais sa phrase, il se contente de manger sa soupe. Une phrase non dite est-elle mieux qu’une phrase commencée et interrompue.

Pas envie de sortir. Je reste dans mon fauteuil, j’entends les gens de la séance d’après qui arrivent, ils sentent le froid et s’installent. Pub, un Mac Do dégoulinant de fromage. Je me rappelle, quand j’étais petit, j’adorais voir Carlos couronné de fleurs criardes, Oasis-Oasis, où êtes-vous, vraies et délicates oasis, où, près des fontaines faiblement sculptées et usées par le vent de sable, une femme serait assise, la Samaritaine, tu veux dire, ce sont les Samaritaines que l’on trouve au bord des fontaines, et, autrefois, on trouvait tout à la Samaritaaine avant qu’elle ne ferme et que King Kong ne soit tombé du balcon.
King Kong est le plus beau film d’amour du monde.

Comment disent-ils, en espagnol ? No hay cosa peor que lo que pudo haber sido y no fué, il n’y a pas pire que ce qui aurait pu être et qui n’a pas été.
Pas eu lieu.
Non-lieu.
Le deuil d’une non-existence, voilà qui est difficile à faire. L’oubli d’une phrase non prononcée. Dis ta phrase, pépé, mais pépé mourra sans la dire et nous, longtemps, nous nous interrogerons. Elle s’est essuyé la bouche, mais je ne veux pas, moi, m’essuyer la bouche et je préfère camper dans la villa immobile, amarrée au bord des immeubles trop hauts, au bord des feux rouges.

Post-scriptum

(À suivre)