L’Embarquement pour Cythère 32

  • Par Hélène Puiseux

32. Portrait de la reine

Prendre la reine pour ce qu’elle est, Pasiphaé recouverte d’une carcasse de bois et d’une peau de vache. Taureau leurré prenant toujours la reine pour une vache, adéquate à ses désirs et à sa pure physiologie, et, ce faisant, prendre toujours la reine pour autre chose que ce qu’elle est.

Ludovine, sa serpe à la main, dans le hangar de Villeneuve, prenait le canard pour un canard à tuer, alors qu’il n’était peut-être pas réellement cuisinable, pas même réellement un canard.

Et si nous faisions la Révolution ? Et si la révolution était un livre de cuisine ? Je l’ouvre : Fixer le hachoir sur la table, puis attraper un page ou un courtisan, couper en morceaux la petite figure, les petits ergots, le petit corps emplumé qui a l’air de descendre d’une boutique de tir et qu’on aura désossé au préalable.
Jeter ces morceaux dans le hachoir, tourner la manivelle, point trop vite, et en utilisant la grosse grille, sinon on obtiendrait de la bouillie ce qui ne convient pas pour un pâté. Tout en hachant, jeter un coup d’œil à la reine et vérifier qu’elle continue de penser, pendant l’opération, ce qu’elle en assurait auparavant, c’est-à-dire que ce page ou ce courtisan n’est RIEN. Sel, poivre, muscade, laurier, thym, sauge, genièvre, et puis non, ne pas énumérer les épices, ne pas goûter, ne pas rectifier l’assaisonnement, tasser ce RIEN haché dans une terrine et foutre la terrine dans la poubelle.
Elle protesterait ou non ? Elle me chasserait du Palais ?

Réfléchis, ce n’est pas le courtisan ou le page qu’il faut réduire en pâté, il y en aura toujours d’autres qui s’embaucheront au Palais, ce n’est pas comme ça que tu y arriveras, c’est la reine qu’il faut liquider. Tu sais bien que c’est elle qui te tue, ce ne sont ni les courtisans éconduits au petit matin, ni les pages éventrés dans la nuit. Tu lui parlerais.
Tu finirais tes phrases.
Ou les siennes.

Comment veux-tu que je lui dise, puisqu’elle est reine et que je n’ai plus ma tête, - qu’on lui coupe la tête, criait la Reine de cœur - et que je n’ai plus de voix.
Et comment est-elle reine, si ce n’est parce que j’ai perdu la tête, cette tête qui crie sans voix sous le hangar. Tout se passe au-dehors, hors de la villa silencieuse où la vie muette des choses, dans le jardin d’hiver, et partout ailleurs, se passe si bien de moi.

Il envoie un coup de pied au canard qui commence vraiment à le fatiguer, avec ses criailleries et ses plaintes à la con, qu’on entend à peine, qu’on doit se forcer à entendre au milieu des bruits de la rue, des bruits des arbres, le canard se retrouve nageant décapité dans la petite pièce d’eau calme et brune, où seules les araignées d’eau exécutent des figures géométriques et aléatoires, un peu raides, en voyant l’ombre du canard en dérive.

Des araignées d’eau en hiver.

Post-scriptum

(À suivre)