L’Embarquement pour Cythère 28

  • Par Hélène Puiseux

28. Douzième note pour Me Ploc : Le Fort Sainte-Inès 1

S’approche un mince cliquetis, le petit plateau métallique, les ciseaux, les bouteilles d’alcool et de teinture d’iode, les bandes de gaz, une pince. L’ombre commence à descendre. Entre le cadre blanc de la fenêtre et la toile écrue du store baissé, le ciel dessine un petit liseré bleu foncé. Dehors, la brise de mer, montant comme chaque soir de la baie vers le Fort Sainte-Inès, agite le vert effrangé des palmiers.

Le jeune homme est assommé, par la fièvre, la fièvre typhoïde, ou la fièvre jaune, peut- être, celle qu’on appelle ici le vomito negro. L’infirmière glisse sa main sous le drap, la pose sur la peau chaude, descend vers le ventre à la fois dur et rentré. Lentement les anges envahissent la pièce, légers, balayant de la pointe de leurs ailes le lit, le drap, dérivent sur la peau glissante, le ventre brûlant, régulièrement lissent les poils, doucement, fort, fort, plus fort encore, une robe à pois passa derrière le laurier rose, le vent souffla plus fort et le jet d’eau de la fontaine l’inonda.

Sur le chemin de ronde, les cailloux roulent sous les pas des sentinelles et dégringolent vers les tas d’ordures qui s’accumulent dans les fossés depuis la guerre. Ordures que les Américains doivent brûler demain.

Le lendemain, le jour se lève sur le Fort. Teresa monte le long de la colline, elle va prendre son service, elle entre dans l’hôpital militaire, l’odeur jaune comme les murs extérieurs envahit et baigne le couloir blanc au plafond haut. Elle ne retrouve pas son malade. Celui à la fièvre jaune. Ou typhoïde. Il est mort dans la nuit ? Non. Sorti ? Le temps d’une promenade ? Mais il ne peut pas sortir dans l’état où il est, ce pauvre jeune homme, hier il crevait de fièvre, il se vidait par tous les bouts.
— Les médecins ont diagnostiqué le typhus, c’est très contagieux, on les a mis dans l’autre aile, qui est désormais réservée au typhus, il y a six autres cas, on les a regroupés, parce qu’ils ont dit, - qui, ils ? les deux médecins, le Dr Sanchez Agramonte et son collègue américain, qui a l’air d’avoir des idées modernes - , ils ont dit que chaque maladie devait avoir son personnel particulier, pour limiter la contagion. Des mesures, ils appellent ça prendre des mesures. Et le typhus, Teresa, se trouve relever de ton secteur.

Dehors sur le chemin de ronde, des insurgés, ceux qui étaient encore la veille les insurgés, ceux qui étaient les assiégeants et qui n’assiègent plus, en un mot, les vainqueurs, sont comme en vacances, désoccupés, dans leur costume blanc un peu sali.

Il est encore très faible, le jeune homme, son nom est inscrit en ronde au pied du lit, Octavio Portier, sa fièvre est en partie tombée, il n’est plus assez fiévreux pour se lever dans son délire et pour aller danser sous le grand lustre. Ignorant de Teresa, il délirait encore hier, dans les fontaines et les robes à pois. Aujourd’hui, il écoute seulement le bruit de ses veines, de ses intestins vides et douloureux. Il ressent un vide qui serait comme une faim horrible, impossible à combler, et que l’ingestion d’une seule parcelle de nourriture rendrait plus déchirante encore.

Je lui proposerais bien un peu de purée. Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire de purée dans une note à Me Plock ? Ne la ramène pas, celle-là, d’ailleurs, Octavio, il s’en fout de ta purée, il sait seulement qu’Elle est morte et qu’il l’apprend à chaque instant.

La ville de Santiago de Cuba est tombée le 18 juillet 1898. Huit jours plus tard, huit jours trop tard, c’était le bal dans le palais du Vice-Roi. Ou du Gouverneur, je ne sais plus, je n’ai jamais vérifié. Le petit-fils d’Hector a valsé sous La Reddition de Breda, avant de s’évanouir sous Les Ménines, son verre de champagne à la main et d’être emmené au Fort Sainte-Inès, l’hôpital militaire des insurgés vainqueurs.

Post-scriptum

(À suivre)