L’Embarquement pour Cythère 8

  • Par Hélène Puiseux

8. Les dames des Quartiers

Appliquant les conseils de Camille, je pourrais dire que je travaille, je suis assis sur la banquette orange plastique, face à deux vieilles : avec mon petit classique, je leur parais peut-être un élève très attardé ; plus vraisemblablement, elles ne se demandent rien à mon sujet, je ne leur « parais » rien du tout, juste une silhouette lisant en silence, tandis qu’elles discutent de leur santé, vous voulez une pastille Pullmoll, oh merci bien Madame, ça dégage, vous verrez, c’est très doux, pas trop sucré, oui enfin comme je vous disais, le psychiatre m’a dit, vos étouffements, c’est le psychique.

Un temps. Sucer les Pullmoll, sucer la notion de psychique.
La plus grosse des deux reprend : C’est ma névrose d’angoisse.
La petite : Ah oui, c’est chronique, quoi ! Elle serre son sac sur son ventre.


Et que m’a fait à moi cette Troie où je cours ?

Au pied de ses remparts quel intérêt m’appelle ?

Pour qui, sourd à la voix d’une mère immortelle,

Et d’un père éperdu négligeant les avis,

Vais−je y chercher la mort tant prédite à leur fils ?
Jamais vaisseaux partis des rives du Scamandre
...

Partir. Revenir. Moi je partirais avec mon cartable à la main, vers la consigne, clé pour une consigne. Qu’est-ce qu’il y a là-dedans, me dirait-on à la douane, si j’allais un peu plus loin, et je sortirais mes vieux cotons, mes fiches de couleur, les étagères du grenier, la malle du grenier, les photos prises ou pas prises par Maman, ses rouleaux, quoi !

Les deux vieilles se passent des photos, elles les tiennent à bout de bras, j’ai oublié mes lunettes, moi avec les miennes je ne vois quand même rien, c’est comme si je ne les avais pas il faudrait que je passe chez le..., ah la la votre fille, dites donc, qu’est-ce qu’elle vous ressemble, c’est tout vos yeux, Mais je ne vois partout que des yeux ennemis, si elles me demandaient mon avis je leur dirais : les filles ressemblent TOUJOURS à leur mère, le psychiatre, il me dit toujours, détendez-vous, laissez-vous aller, se laisser aller, je vous demande un peu, il en a de bonnes, je vous demande où on serait si on se laissait aller, vous dormez bien quand même, dormir, moi, dormir, ah, vous voulez rire, moi, une fois, ça m’a pris, dit la petite vieille, il m’a donné du tranxène, qu’est-ce que ça fait dormir.

La grosse lui coupe la parole dès qu’elle entend le mot tranxène, ah la la, le tranxène, ça fait longtemps qu’il m’en donne, le mien, ça ne me fait rien, mais alors RIEN, JE NE DORS PAS, c’est ma névrose d’angoisse, dès que je suis au lit, j’étouffe, je pousse mes couvertures.

— Ah, dites donc, j’espère que vous dormez seule.
Elles sucent activement les Pullmoll.
— Oui, mon mari, maintenant, il fait chambre à part, il a pris la chambre des garçons, pensez, il lit jusqu’à une heure du matin. Et il se lève quand même à cinq heures, je lui dis, ce n’est pas la peine d’être en retraite, tu ne dors même pas.
— Il va s’user le tempérament, dit la petite, enfin remarquez, à nos âges, le tempérament, on n’a plus grand chose à en faire.
Et elle rit d’un petit air égrillard
— C’est dans la famille, dit la grosse, ma fille, celle que vous tenez, elle ne dort pas non plus.
La fille a un visage pâle avec une écharpe jaune, du moins ce que j’en vois sur la photo d’identité qu’elles se passent et repassent.
— C’est comme l’assistante sociale, dit la grosse qui redémarre avec sa névrose d’angoisse, elle me dit que je devrais sortir, aller dans les clubs. Pour se retrouver entre vieux, merci bien. Moi, ce que j’aime, c’est être chez moi, dans mes affaires, c’est pas les conseils de cette petite femme qui va me faire sortir, celui qui me commandera, il n’est pas né. On n’a pas fait construire pour aller dans les clubs.
— Vous avez fini les remboursements ?
— Oui. Depuis deux ans et trois mois. Juste avant que je commence mes ennuis. Le lendemain de la dernière traite, c’est le lendemain de la dernière traite que mes étouffements m’ont pris. Alors que justement on allait pouvoir souffler.
— Vous vous chauffez bien dans votre pavillon ? Parce que nous, dans les tours, c’est tout juste, on a réclamé. Quand on avait le pavillon, avant les démolitions, on était mieux.

La vitre est pleine de buée, le bruit du pont métallique masque le discours des deux vieilles, il voit leurs bouches s’ouvrir, elles crient sans voix, retour au son en quittant le pont de la Seine, la petite vieille parle toujours de son pavillon, se plaint de ce qu’on l’a expropriée, « c’était une zone non aedificandi, comme ils disent, c’est pour la bretelle et pourtant, les belles roses qu’on avait dans le jardin ». Elles prennent leurs sacs, elles se lèvent, s’avancent près de la porte, le train freine, Yves se lève à son tour, le train s’arrête, ARGENTEUIL.

La Rieuse, elle, était arrivée dans le port de Santiago de Cuba, après un long voyage, sur le quai, l’exil a la figure des eaux colorées, jus de mangue, jus de papaye, les bouillies d’amande, le clocher de Notre¬-Dame des Sept-Douleurs, la place carrée de La Concha, Hector Portier, d’Argenteuil, est arrivé aux Iles.

Yves et son petit classique violet poussent la porte du bistrot de la place de la Gare. Lili est là, les clés de la voiture à la main.
— J’ai rencontré Daniel rue Saint-Lazare, dit-elle, et tu sais ce qu’il m’a demandé ? De prendre des parts dans son agence, et il a ajouté, « ça aurait fait plaisir à Papa. » Non, mais quel crétin ! Je lui ai dit que je courais les emprunts. Et même que je discutais avec l’inspection du travail, qu’on envisageait le dépôt de bilan, le tribunal de commerce etc. enfin, que ça sent le chaud. Il m’a dit qu’il tâterait le terrain pour moi auprès de sa banque. Mais c’est un peu tard. Alors, ses parts, tu penses ! Il peut se les mettre où il veut.

Des parts. C’est drôle comme on passe vite des relations de corps à des relations d’argent, comme si c’était la même carte à jouer.

Post-scriptum

(À suivre)