L’Embarquement pour Cythère 5

5. Première note pour Me Plock : Le Chat Botté

Extérieur jour, dans le jardin de la perception, à Argenteuil, en 1815, c’est le printemps, il fait déjà chaud comme en été. Céphise Portier, née Rousset, tient un grand livre sur ses genoux. À sa gauche, debout, se tient un petit garçon.
— Veux-tu que je te lise une histoire, Hector, celle du pauvre meunier qui avait trois fils et qui bientôt s’en vint à mourir ? Ne saute pas d’un pied sur l’autre, mon petit, les petits garçons doivent se tenir tranquilles s’ils veulent que leur Maman leur lise une histoire. Et regarde le livre. Tu vois, le Meunier, couché, mort, dans son haut lit de plumes. Au pied du lit, les trois fils sont agenouillés, ils pleurent, leur papa est mort. Dans un coin, le chat. Les partages sont vite faits, point besoin de notaire, le meunier était trop pauvre, le premier fils eut le moulin, le second, l’âne, et le troisième, le chat. Ce dernier, qui ne se souciait pas de finir en gibelotte pour nourrir son jeune maître, se mit à réfléchir, tout en lui emboîtant le pas sur la route, où le jeune garçon, avenant, mais affamé, s’engagea pour chercher fortune. Ce Chat était un sage, il réclama une paire de bottes pour chasser dans les broussailles, il avait fort bien perçu les pensées de son jeune maître, qui cherchait comment, avec quoi et où il allait tuer le Chat, avant que ce dernier ne maigrisse, s’il allait le manger à la broche ou à la sauce Robert ; il avait opté pour la broche, faute de casserole pour faire la sauce, lorsqu’il aperçut une rivière. Il se déshabilla et laissa ses habits en tas sur la rive, à la garde du Chat qui se disait, c’est toujours autant de gagné. Le jeune maître se mit à nager pour se rafraîchir, sans prendre garde à un bruit étourdissant qui se rapprochait, se rapprochait. C’était l’équipage de la Fille du Roi. Les gardes à cheval sonnaient à coups de trompettes pour que les manants abandonnent les travaux des champs et se précipitent pour faire la révérence, mais, dis-moi, Hector, comment faire la révérence, alors qu’on est tout nu ?
— Oui, oui, Maman, dites-moi, comment a-t-il fait ?
— Lui, il n’a rien fait du tout, c’est le Chat qui a eu une idée. Et toi, sors ta main de ta poche. Cela ne se fait pas.

Pause. Les oiseaux chanteraient dans les arbres, et les fourmis s’activeraient sous les giroflées. Mme Portier regarderait ailleurs. Hector s’impatienterait.
— Une idée ? Quelle idée ? Laquelle, Maman, laquelle ?
— Laquelle ?
Mme Portier referme le livre d’un coup sec.
— Laquelle, tu veux savoir laquelle ? Mais, Hector, pour cela, il faut apprendre à lire. Tu liras la suite tout seul, au lieu de faire ta mauvaise tête, depuis des mois, tu attends que les contes te tombent tout rôtis dans l’oreille.
— Maman, s’il vous plaît, qu’est-ce qu’il a fait, s’il vous plait, dites-moi, je vous promets, après, j’apprendrai à lire tout de suite.
— Hector, tu sauras qu’il n’y a pas d’APRES, c’est MAINTENANT que tu apprends ! Regarde tes frères, eux, ils lisaient à quatre ans, et toi, tu en as bientôt sept. En vérité, Hector, tu n’es qu’un petit paresseux, et sache que tu n’as pas de Chat Botté à ton service. Tu sauras la fin du conte quand tu auras appris à lire.

Un autre jour. Le jardin, encore, et il ferait encore beau. La Belle au Bois Dormant se piqua avec son fuseau, et...

Un autre jour. Dans le salon, sur le canapé, face à la glace, tirez la chevillette et...

Les deux grands frères, Denis et Jean-Baptiste, alignaient sagement des colonnes de chiffres ou des mots latins. Jean-Baptiste, il est vrai, regardait souvent par la fenêtre pour voir si le vent se levait, si le ciel se couvrait, il aime la nature, disait Mme Portier, il tient de mon père le vigneron, ajoutait-elle et elle se réjouissait, secrètement, que l’avenir de Jean-Baptiste se lise plutôt dans le jardin que dans les chiffres et la littérature. Denis, lui, ne levait jamais le nez, en classe, il était toujours premier. M. Portier, percepteur de son état, comme chacun sait, fermait ses coffres, après avoir compté et recompté les pièces d’or des contribuables.
— Denis travaillera à me succéder, n’est-ce pas, mon petit, Jean-Baptiste reprendra sans doute les terres de tes parents, ma bonne amie, puisque ton frère a disparu en 93, mais toi Hector, il faudrait cesser de faire ton paresseux, sinon.
— Sinon quoi, le fouet ? disait la voisine, Mme Martinon, en riant par-dessus la haie.
— Non, Madame, ce serait la Paresse et l’Ignorance, avec leur cortège de vices, répliquait le percepteur.

Mme Portier allait remuer la bassine de confitures. Ou bien elle prenait sa broderie. Ou bien elle s’absorbait dans la lecture du conte, ses yeux courant sur les pages, la bouche bien close, pendant qu’Hector retenait ses larmes, et d’ailleurs finissait par pleurer.
Mme Martinon chantait en jouant du piano dans sa maison toute proche, juste une haie de seringas entre les deux propriétés.
L’Empereur, lui, s’était perdu dans les plaines, et les émigrés de Coblence remplissaient leurs malles pour la deuxième fois, cap sur Paris, on était en juin.
Les voitures de maraîchers allaient et venaient, pleines à l’aller, vides au retour, sur le pont d’Argenteuil.
Les mariniers descendaient le fleuve.

L’été s’installa après Waterloo, très chaud, avec de gros orages. Elle se pique avec son fuseau et...
Soudain, on entendit les pas énormes de l’ogre et...
La bonne marraine toucha la citrouille avec sa baguette et...
Coïtus interruptus des contes de fées.

Il a fini par apprendre à lire, Hector Portier, après bien des contes laissés en plan, bien des larmes, et des mois de résistance. Les grandes personnes ont toujours raison des petits garçons.
Une méthode de lecture dont on parlait encore cent cinquante ans plus tard dans la famille, une méthode de lecture, qui était aussi une méthode de contraception : avec Céphise Portier, née Rousset, les princesses ne risquaient pas d’avoir beaucoup d’enfants, on coupait bien avant. Songe, songe, Céphise.

Mais avait-elle bien fait de laisser en plan sur la rive le tas de vêtements du jeune homme, et le jeune homme tout nu dans la rivière ?

Post-scriptum

(À suivre)