L’Embarquement pour Cythère 4

4. Le Massacre des Innocents

Aujourd’hui, dans la salle des archives de la Mairie, on n’est pas à l’aise, les lecteurs passent tout entiers dans les registres, dérapent dans les liasses sales, les ficelles jaunes, leur corps devient une façade, se vide au profit des écritures empâtées ou déliées, hésite et titube dans les abréviations d’usage, dans les mots disparus. Ce sont des lecteurs vides, vidés, qui garnissent les tables sombres où festoient les actes notariés, les procès, les naissances.

Céline me laisse aller dans les travées.
— Oui, tu peux prendre l’escabeau métallique. Il n’y a bien que toi pour t’en servir - elle a sa voix aigre - , je me demande ce qui m’a pris de t’écouter quand tu m’as dit de l’acheter. Personne ne s’en sert jamais, - elle baisse la voix d’un ton, qui devient toute veloutée comme autrefois dans le jardin d’hiver, mignonne allons voir si la rose, - on ne devrait jamais mélanger le cœur et le boulot, parce que c’était une sottise cet escabeau, une fantaisie à toi qui ne cadrait pas dans le budget, la preuve, j’ai été obligée de le payer avec les crédits inscrits en documentation, sur le compte 651.13.43.
— Le mal que j’ai eu, dit-elle encore, à le faire passer de documentation en petit matériel, en 651.13.52. J’ai dû demander au magasin une facture de complaisance, ils ont certifié qu’ils avaient livré deux Dictionnaires des Difficultés de la langue française, et du coup, l’escabeau n’est pas inventorié. Pas inventorié, tu te rends compte et si André demande pourquoi on a acheté trois Difficultés de la langue française, alors qu’on n’en a qu’une, en réalité, qu’est-ce que je lui dirai ? Que pour tes beaux yeux ? Enfin, espérons que ça n’arrivera pas. Tiens, voilà la clé du placard de l’escabeau. Ne mets pas de désordre, Yves, je t’en prie, j’ai retrouvé les dossiers du service des carrières au milieu des cadastres des vignerons, c’était tout de suite après ton départ, parce que finalement, si, si, c’est vrai, c’est la sagesse populaire, on ne mélange pas le cœur et le boulot, et par dessus le marché, tu n’as pas de méthode. Aucune méthode. Tu cherches quoi, là ? Des choses pour le théâtre ? À propos, elle va bien, Camille ? Je te signale tout de même que tu prends des registres de l’état-civil. Comment, pour ta famille ? Mais tu viens de me dire que c’était pour le théâtre. Le théâtre de ta famille ? Écoute, Yves, il y a des moments, tu dis n’importe quoi, tu te moques de moi ou quoi ? C’est pour la vente ? Finalement vous vendez la villa ou seulement la languette de terrain le long des HLM ? Camille m’a dit que Lili ne voulait rien vendre du tout. Et toi, tu es d’accord ? Tu iras habiter où, si vous vendez ? Vous faites bon ménage, tous les deux ?

Meurtre aux archives. Céline, abattue à coup d’escabeau.

— Enfin, tu fais comme tu veux, tu n’oublieras pas de le remettre en place et de me rapporter la clé.
Barbe-bleue, petite clé, femmes ensanglantées.
— Et ne tiens pas trop de place dans la salle de lecture, j’ai vu que tu t’étais étalé sur deux places, tu te serreras s’il vient du monde, encore que la veille des vacances, ça m’étonnerait, ils sont tellement flemmards, ces chercheurs, je ne dis pas ça pour toi, mais tout de même, tu avoueras !

Deuxième meurtre : la même Céline, empalée sur un pied de l’escabeau. Variante : Céline violée avec l’autre pied de l’escabeau, de l’escabeau NON INVENTORIE, au prix d’une sévère torsion du métal.

Que j’aie eu, mieux, qu’il ait eu pour Céline, voilà des années, je n’avais même pas fini ma thèse, ce qu’elle doit continuer à appeler de l’amour, finalement ça lève le cœur, non, n’allons pas voir si la rose, allons dégueuler : du vomi plein les archives, et troisième mort de Céline, elle dérape dans le vomi et se fend la tête sur les pieds de l’escabeau métallique, fente par où cascadent, avec un bruit minuscule, les modèles réduits de mon chef, de mon ex - telle que je la connais, elle doit dire plutôt, mon ancien amant, elle est assez pompon, dans l’expression, Céline -, la miniature de l’inventaire, modèles qui doivent se noyer à leur tour dans le vomi susdit. Ramasser le modèle réduit qui me représente, le rincer dans le lavabo, le mettre dans ma poche.

— Mais qu’est-ce qu’elle t’a fait, cette pauvre fille ? S’il fallait tuer tous les gens avec qui on a couché et qui ne vous plaisent plus, tu parles d’un cimetière, dirait Lili.

Forêt des registres au dos de velours vert dans les travées métalliques des archives : les décès. Les naissances, elles, ont un dos de velours bleu, et les mariages un dos de velours rouge. Mourir à Argenteuil. Lignes anonymes des inscriptions, comme dans les cimetières militaires, diagonales des croix blanches disposées dans des enclos bien verts. Il faudra se pencher sur les années de la Grande Guerre, à la recherche de celui qui, en 1915, est mort, dit-on, dans la Forêt d’Argonne. Vérifier si on se battait dans l’Argonne en 1915.

Mais pour l’heure, commencer par le premier des Portier qui a quitté Argenteuil, au début du dix-neuvième siècle, et qui doit dormir sous le doux velours vert de l’administration, veillé par le murmure de l’appariteur à jambe artificielle, et de la femme de ménage. Saluer l’appariteur. Saluer Colette, une Antillaise qui fait des vacations de ménage en finissant comme elle peut une licence de droit. Argenteuil-Antilles. Décidément couplés.
Remettre le velours vert dans les rayons, Hector est mort ailleurs, on doit le trouver en mention marginale, à côté de sa naissance, j’imagine, eh bien Monsieur Portier, vous déménagez tout, qu’est-ce que vous cherchez. Prendre le registre bleu, où ce Portier parti a été, un jour, enregistré comme le troisième fils d’une famille de petits fonctionnaires napoléoniens.

— Quarante jours, il était resté devant Belfort.
L’appariteur raconte encore la guerre, celle de Quarante, que son père a faite en son temps. Colette l’écoute en frottant un chiffon sur la petite table qui tient lieu de bureau
— Quarante jours c’est long. En plein hiver. La drôle de guerre, comme on disait. Il s’était marié en août, juste avant la mobilisation, et crac, le trois septembre, finie la rigolade, et si je vous disais que ma mère lui écrivait tous les jours ! et l’hiver, quarante jours devant Belfort, il est resté stationnés, quarante lettres, elle disait, c’est pour t’aider, mais ça ne l’aidait pas du tout, à ce qu’il racontait, ça le faisait plutôt enrager de penser à elle. Il lui répondait, « N’écris pas tous les jours, ça te prend trop de temps », mais elle, elle insistait, si, si je suis sûre que ça t’aide, une vraie épine dans le pied, c’est terrible de savoir les gens qu’on aime si près, et de ne pas pouvoir les toucher, les voir, ça devient du papier, de l’air, du vide, on ne sait même plus s’ils existent en vrai, il vaudrait mieux qu’ils ne disent plus rien, on serait tranquille. Les morts, c’est mieux que les vivants qu’on ne peut pas voir, on peut passer à autre chose. Mais je bavarde, je bavarde, je vous dérange, Monsieur Portier, non, pas du tout, c’est vrai ce mensonge ? Ah mais ça y est, vous avez trouvé ce que vous cherchez, vous voulez que je vous fasse une photocopie, vous la faites tout seul, ah, ça c’est gentil, ça m’évitera de trop remuer, faites attention au registre, vous prenez une photo, c’est mieux, parce qu’il n’est pas d’hier, 1808, c’est le temps de Napoléon et de Joséphine. Tenez, Madame Colette, voilà votre Monsieur Propre, si vous voulez faire la vitre du bureau.

En effet, j’ai trouvé. Une inscription en belle anglaise.

PORTIER Alexandre-Louis-Hector, né le quinze juillet mil huit cent huit, fils de PORTIER Hector-Jean-Baptiste-Denis, percepteur à Argenteuil, et de ROUSSET Louise-Marie-Céphise son épouse, sans profession, tous deux domiciliés rue du Port à Argenteuil. Décédé le quatre octobre mil huit cent soixante-dix-huit, à Sant Yago de Cuba, Royaume d’Espagne. Mention marginale : marié le quatre avril mil huit cent vingt neuf à MASON Ellen, fille de MASON Robert, négociant et consul d’Angleterre en cette même ville de Sant Yago, et de AGUILAR DIAZ DE MASON Berta Josefina son épouse.

Toutes les femmes de la famille s’appellent Céphise, depuis la femme du percepteur, la mère de Denis, de Jean-Baptiste et d’Hector, qui a donné à chacun de ses fils l’un des prénoms de son mari, avec charge de les multiplier dans le temps et l’espace, chacun se réservant de faire subsister celui de leur mère chez les filles.
Ainsi, Elisabeth-Céphise, c’est le prénom complet de Lili.

— Et votre Maman, elle s’appelait Céphise ? m’a demandé Colette en reposant la bouteille de Monsieur Propre.
— Non, Maman, elle, elle s’appelait Reine.

Maman était une cousine de Papa, assez proche, fille unique, héritage resserré oblige : les Portier ne choisissent pas leurs épouses dans les familles nombreuses. Elle trouvait son prénom ridicule, c’est d’un solennel, d’un vieux jeu. On la surnommait Rirette, elle détestait plus encore, elle trouvait que ça faisait nom de chien. « Il me manque un collier et une niche, d’ailleurs, non, même pas, je ne sais pas pourquoi je dis ça, je les ai, je ne les ai que trop ! », c’était les réflexions des mauvais jours. Elle n’aimait pas l’esprit accumulateur des Portier, elle n’aimait pas la villa. Elle ne rêvait que d’en sortir, mais comme elle n’avait jamais passé son permis de conduire, elle se trouvait des chauffeurs dans ses relations.

Papa, lui, s’appelait Denis, les Portier ont gardé depuis la Révolution un culte absurde des prénoms indéfiniment portés de génération en génération, on ne sait jamais duquel on parle. Et ils n’osaient tout de même pas se numéroter comme les Rois ou les Papes, ce qui aurait facilité pourtant. Mon prénom à moi, cet Yves vaguement breton, vaguement Loti, c’est un coup de force de Maman dont le frère aîné, qui portait ce prénom et qu’elle n’avait jamais connu, était mort à trois mois, bien avant sa propre naissance à elle.

En tout cas, Hector, en voilà un de réglé. Autant que le clerc de chez Me Plock n’aura pas.
— Mais il s’en fout, le clerc, dit Lili, ç’aurait été son boulot, un point c’est tout, tu inventes toujours des histoires, tout ce que veut Me Plock, et le clerc puisqu’il travaille aussi sur le dossier, c’est de boucler tout ça, régler une fois pour toutes ces histoires de famille réclamées par Grand-père. Pour Hector, apparemment ça y est.

Elle embraye encore :
— Et l’autre, maintenant, dont je ne sais plus le nom et dont tu prétends que Grand-père t’avait parlé un jour, celui qui aurait été tué pendant la guerre de Quatorze, ça doit tout de même pouvoir se trouver. Il faut peut-être demander au consulat de Cuba, au Ministère des anciens combattants, est-ce que je sais ? Pour la branche allemande, ne t’en occupe pas, ou plutôt, attend-moi, on le fera ensemble, je crois que les éléments sont au grenier, Bonne-Maman en parlait quelquefois. Toi, tu te charges de Cuba. Tu pourrais y aller, ce serait un voyage amusant, non ?

Elle se met à chantonner « Nous avons fait un beau voyage », un air d’opérette que Papa chantait, dès que quelqu’un prononçait le mot voyage à la maison, « nous arrêtant à chaque pas, nous arrêtant à chaque pas. ».
— Quelle opérette, c’était déjà ? Tu sais ?
Elle est déjà sortie du jardin d’hiver.
Je lui crie « Ciboulette ».

Les talons pointus de Lili dans l’entrée, « Je vais à Paris, je ne sais pas quand je rentre », porte qui se referme sur moi, resté à l’intérieur.

Post-scriptum

(À suivre)