L’Embarquement pour Cythère 2

2. Le jardin d’hiver

Par le toit vitré du jardin d’hiver, on aperçoit la forêt des immeubles d’Argenteuil, en surplomb au-dessus de la villa. Immeubles, revanche de toutes les asperges d’Argenteuil, du temps où les maraîchers, jadis, les cueillaient, à peine pointées de leurs talus de sable, pauvres asperges traînées dans la sauce, sucées, dévorées. C’était la spécialité d’Argenteuil au siècle dernier. Et c’était aussi l’une des origines de la fortune des Portier, qui les cultivaient, les mettaient en bottes, et plus tard en boîtes. Avant de ne plus faire que des boîtes, cartons, métal, nouveaux matériaux.

Dans le ciel de nuit, des avions ignorent Argenteuil, dont les réverbères figurent, à l’envers et de là-haut, un autre ciel étoilé.

— Pour le clerc de chez Me Plock, dit Lili, c’est insensé que tout soit pa-ra-ly-sé, tout ça pour trois bricoles.
PARALYSEE, LA FLOTTE GRECQUE DANS LA BAIE D’AULIS.
— Mais, Yves, tu n’écoutes jamais ce que je te dis. Ni ce que personne dit. Papa s’en plaignait déjà, je l’entetends d’ici, « Yves est ailleurs ». C’est peut-être pour cela que tu réussis bien au théâtre avec Camille, tu n’es jamais là, donc tu peux être partout, là, je t’en prie, pose ton classique deux minutes, je ne te parle pas de ton théâtre, je te parle de la succession, on n’est pas à Aulis, je te parle de Me Plock, il faut absolument vérifier ces dates aux archives, et, déjà, prier pour qu’elles s’y trouvent. Tu pourrais y aller demain, c’est le dernier jour avant ce foutu pont de Noël. Remarque, si tu ne peux pas. Tu as répétition demain ? J’ai appelé Camille, elle m’a dit que non, que ce serait pour après les fêtes, mais enfin, remarque, si tu ne veux pas t’en occuper, le clerc de chez Me Plock pourra y aller, je dois l’appeler demain matin. Arrête de me regarder dans la glace quand je parle, c’est TRÈS agaçant.

Elle tire sa langue vers la glace. Où nous nous trouvons encadrés, feuilles et raisins de plâtre doré, dans les plantes vertes : « Le frère et la soeur au palmier ».

Le clerc de chez Me Plock. La façon qu’elle a de dire « Le clerc de chez Me Plock ». Quand elle ne dit pas « Jean-Pierre », avec plein la bouche. On dirait qu’elle roule sous sa langue un fondant en sucre, un de ces bonbons moulés qu’on ne voit qu’au moment de Noël, rose, vert, abricot. Comme les glaces qu’on achetait autrefois à la petite voiture du square de la Mairie, le dôme clair et froid caressé par la langue de Lili étalée dessus paresseusement, pour que ça fonde, ou bien sa langue tout épointée pour pousser ce qui restait du dôme émoussé dans le cornet. « Au revoir, Jean-Pierre ». C’est ce qu’elle a dit tout à l’heure au clerc en sortant de chez Me Plock, en lui faisant, dans mon dos, le signe convenu pour s’appeler au téléphone. Je l’ai vue en reflet dans la grande glace de l’entrée de l’étude. Avec ce geste dégoûtant.

Demain, j’irai à la mairie, à l’état-civil, je pousserai la porte, j’aurai mon cartable, mes ciseaux, mes papiers, et je repriserai la généalogie trouée des Portier disparus, de ceux qui se sauvent par la porte verte, sans voir derrière eux le petit garçon qui n’arrive pas à arracher l’épine de son pied, sacrifice offert aux dieux et que je dois aussi délivrer en passant, je dresserai toute l’armée, les pères, les dieux iront en esclavage, les reines, le couteau levé, les attendront dans les jardins d’hiver.

Avant demain, il y a la nuit, déjà poissée, obscène, rose, vert, abricot, le clerc à moitié fondu dans le sac transparent.

Post-scriptum

(À suivre)