La télévision comme intermédiaire pour penser le nucléaire Nucléaire sur canapé

Projet d’intervention, au colloque sur Les Pratiques socio-économiques et politiques face aux enjeux de la science organisé par l’ADAPes, le 17 mars 1998, dans les locaux du Sénat

La télévision comme intermédiaire pour penser le nucléaire

Une soirée Arte (le 25 mai 1996) et une série d’émissions de « La preuve par Cinq » (du 10 au 15 mai 1996) sur France 3 y ont été consacrées. Mais j’insisterai surtout sur la soirée Arte, particulièrement intéressante, car elle a présenté au moins deux manières d’aborder la vie avec le nucléaire et au moins trois types de documents de vulgarisation. Le travail de France 3, moins original, se rapproche suffisamment de l’un des types pour qu’on puisse l’évoquer dans la foulée.

Le rôle de la télévision dans notre manière de penser nos rapports avec le nucléaire (qui figure, dans l’imaginaire de la science, l’un des pointes extrêmes avec la science médicale avec les procréations et clonages) est abordé à partir d’un cas particulier : celui des émissions diffusées en France pour l’anniversaire de l’explosion du réacteur de Tchernobyl.

Plan : En premier lieu, je dirai comment, par quelles images, le grand public a été remis en contact avec le nucléaire à l’occasion de l’anniversaire d’une catastrophe. En second lieu, je voudrais esquisser comment l’anniversaire de cet épisode de l’énergie nucléaire s’inscrit, prend suite, dans le discours général sur le monde du nucléaire que constituent films et documents télévisés.

Rappelons que pour le grand public, l’acte de naissance du nucléaire et de la science physique atomique apparaît, de façon brutale, spectaculaire et mortifère à Hiroshima Nagasaki en 1945. Le nucléaire s’est noué immédiatement en une sorte de monstrueuse affaire contradictoire, manifestation de puissance incroyable, que les images ont transmise dans leur opposition brutale : liesse de la fin de la Deuxième guerre (actualités dans les rues de New York), pour l’Occident notamment, et paysage complètement arasé de deux villes et de leur population, les survivants errants, hagards et atteints au plus profond de leurs corps ou de leur organisme. Une sorte de magma de questions à la fois insolubles et terribles, accentuant le côté Dr Jekyll et M. Hyde des savants et des politiques Je reviendrai éventuellement un peu plus loin sur la prolifération de récits filmiques qui sont nés de cette figure double et terrible. Les films ont apporté une gamme de réponses déviées vers le mythologique, les docs de la télé, en principe ancrés dans le réel, piétinent dans une opposition jusqu’à présent sans issue.

I. Tchernobyl a ravivé et précisé les inquiétudes à l’égard des scientifiques, des medias et de l’Est

L’explosion du réacteur n°4 lui-même a fait passer la catastrophe potentielle (celle qui figure dans les films de fiction et SF) à l’état de catastrophe réelle, a montré le caractère catastrophique d’un ouvrage théoriquement bénéfique, ravivant la’attitude ambivalentee à l’égard de la science capable du meilleur et du pire : le flou incroyable dans lequel, tour à tour ou conjointement, les instances politiques, scientifiques et médiatiques ont laissé se raconter l’événement, a construit à son tour une sorte de mythologie basée sur les rumeurs. Pourtant l’information est restée constamment sous contrôle et sous secret. L’affaire du nuage respectueux des nations a irrité et rendu méfiant à l’égard des scientifiques. On a construit des versions qui n’étaient pas « partageables », pas réparatrices.

I. 1. Rappel des émissions :

Arte : Trois longs métrages
{}Todes Zone (Danger de mort), Joachim Faulstich et Georg Hafner, 1996 (diff. Arte le 25 avril à 23 h 45)
L’Oasis, Juri Chachtchewasky, 1996, (diff. Arte le 25 avril à 20 h 45)
Tchernobyl, ma centrale bien-aimée, Beatrice Schaad et Steven Artels, TV suisse romande, Planète, mai 1996

• Les débats
sur Arte,
les Cinq sur Cinq de FR3 (avec Jean-Paul Dufour, Le Monde)
et Invité spécial sur France 2 (avec Jacques Attali)

On a donc eu affaire à trois types de documents :
 des reportages à tendance sociologique, faits d’interviews des habitants dans les zones considérées + commentaire sonore (lui-même chargé du discours contestataire).,

 des reportages à allure scientifique dans les centrales, où sont interviewés de manière dominante des techniciens experts et des politiques, sous l’autorité d’un commentaire sonore

 enfin des débats entre experts pro et antinucléaires, politiques et scientifiques.

I. 2. Discours affrontés  

Individus/Experts, Antinucléaires/Pronucléaires

Dans les trois types de documents, les émissions présentent un discours fait de deux branches rigoureusement parallèles qui échappent à la comparaison, car ces discours ne se rencontrent jamais, il n’y a jamais dialogue, la coupure se produisant à deux niveaux, les commentaires se heurtent sans échange  : celui des experts, (p. ex. le point de vue de Jacques Attali sur le plateau de France 2 et celui des individus ordinaires (p. ex. une famille arménienne réfugiée dans la zone interdite). Leurs paroles proviennent de deux planètes différentes.

Cette dichotomie fondamentale se redouble à l’intérieur de ces deux groupes de population (individus ou experts), se dessine une deuxième coupure, les pro et les antinucléaires.

Les individus : insister sur les espaces des deux films choisis (Tchernobyl, ma centrale bien aimée avec la centrale visible au coeur du paysage et Oasis avec son point aveugle et invisible à l’image) chez les individus vivant dans la zone, le discours du déni et/ou de la résignation sur le thème « le danger est maîtrisé ou maîtrisable par une meilleure technique » ou « on s’en fiche, il faut bien vivre, là ou ailleurs ».

Quelques exemples pris dans Tchernobyl, ma centrale bien aimée illustrent ce déni obstiné : M. Gaekova : « Les radiations, on ne peut pas les voir, la guerre, on l’a constamment sous les yeux. Et pourtant les radiations sont quelque chose de terrible ». mais sa femme le contredit : « Et pourtant on vit ».

De même dans Oasis, à la question  posée : « Vous n’avez pas peur ? Les radiations sont pourtant très fortes, ici ? », Anna répond : « Mais nous ne les avons pas vues. On vit ici, un point c’est tout, ils disent qu’il ne faut pas manger les baies, les champignons, mais nous on les ramasse et on les mange ».

Les experts présentent, eux aussi, les deux mêmes discours affrontés, chacun armé de la certitude du militant, écologistes antinucléaires contre experts et chercheurs du pronucléaires : ces derniers ont des arguments politiques et économiques simplifiés, et des arguments scientifiques nuls parce que trop complexes pour passer dans le temps d’un débat grand public ; les conclusions ne sont pas limpides pour le spectateur, qui se range où va son coeur soit pendant l’émission (séduction ou répulsion de tel ou tel personnage,) ou avant l’émission (lectures, sources d’origines variées mais qui ne sont pas à disposition). Affaire de conviction, en aucun cas un argument.

I. 3 Un trou noir .

Sur les deux questions qui se posaient en 1986 - le nombre de victimes et l’impact sanitaire prévisible, la diffusion de poussières radioactives en Europe -, l’anniversaire est resté muet ; il n’a fait que renforcer le caractère de fermeture mystérieuse du monde nucléaire. Les techniques opposent un espace de connaissance et de pouvoir totalement inaccessible à l’observation et à la compréhension du commun des personnes. Il en va de même à l’image (insistance sur les sas, les contrôles etc.) et au son car le vocabulaire est hermétique : les doses sont exprimées soit en 100 rad soit en gray (100 rad = 1 gray) et les dommages en équivalents de dose (100 rems ou 1 sievert = 100 rads). Les calculs en homme/rem ne sont accessibles qu’aux habitués des laboratoires. On est submergé et éberlué, donc dérouté, privé d’esprit critique. Il faut être soi-même expert pour saisir les propos !

II. Le discours de l’image animée sur l’atome.

Tchernobyl dix ans après s’insère à la suite de l’apparition de l’énergie atomique 50 ans auparavant, une série d’événements militaires (les essais) ou civils (les centrales, les usages médicaux) qui ont généré des reportages pseudo scientifiques, L’évènement survient après une immense série de films de science fiction (USA et Japon surtout) Les films jouent très différemment des docs télé. Opposition de la fictio/science-fiction, avec les docs socio ou scientifiques.

II. 1 . Penser le nucléaire avec les films
(Une immense série de films US et Japon surtout, mais aussi quelqus productions européennes) jalonnent l’histoire de l’inquiétude suscitée, et en même temps ils ont composéune histoire à l’atome, à l’usage du grand public. Tous les scénarios de cet ensemble, ce ressassement de l’imaginaire, provoqués par les souvenirs de 1945, la guerre froide, la dissuasion, l’équilibre de la terreur, ont permis une pensée originale, une véritable mythologie de l’atome. Depuis 1945, films et documents disent souvent (surtout jusque dans les années 70) que les scientifiques détiennent (ou sont réputés détenir) une série de pouvoirs qui détermine la vie même sur la planète, les possibilités de mutation des espèces vivantes, animales ou végétales, de mutations climatiques etc. Pouvoirs que les différentes formes de pensée et de religion remettaient aux mains des dieux ou de la nature, et qui se trouvent déposés maintenant en celles de quelques humains, chercheurs, techniciens et experts en matières économiques et politiques. Mais il disent surtout que l’atome engendre un monde sous surveillance (surveillance réussie et l’on a affaire à des dictatures, ou surveillance ratée et on a des catastrophes). Ces questions insolubles ont nourri une quantité d’oeuvres de science fiction (écrites et filmées) qui développent 4 grands traits.

1/ Une sorte d’habitude dans la pensée du temps et du risque dans le temps s’est peu à peu créée, on a insensiblement appris à se penser l’histoire du monde et de la science, dans une autre temporalité, à accepter ce jeu de risques avec l’arsenal de guerre, avec l’équipement civil, et avec les utilisations médicales, à penser que la dissuasion est bonne alors qu’elle est une menace permanente.

2/On prend également l’habitude d’un monde truffé de zones, signalé par les pancartes « danger de mort  ». Un jeu qui détermine une pensée de l’espace différente, avec des zones interdites parce que dangereuses et mortelles, avec des contrôles, des frontières, des experts.

3/ Le discours politique sur les dictatures nées de la nécessité de surveillance extrême.

4/ Palingénésie et mythe du dernier survivant

II. 2. Penser le nucléaire avec les documentaires de la télévision ?

La télévision lors du 10e anniversaire de Tchernobyl, joue à soupeser le réel, à affronter sur le mode du débat ou de l’interview ce monde coupé en deux. Mais, privée de l’imaginaire qui permet des constructions, privée aussi d’un mode de communication suffisant pour faire comprendre des choses bien complexes, jouant sur le seul mode que’elle connaisse, celui de la crise, de l’affrontement et de la vitesse, elle n’a pu que renvoyer le spectateur à ses sentiments et à ses convictions, à ses sympathies. Les docs reportages ont présenté deux mondes, non combinables et juxtaposés, (affrontés éventuellement) que les débats reproduisaient sur le mode du discours sérieux : le nucléaire est offert à la pensée du spectateur comme une fracture : la fracture entre deux mondes dans les imaginaires, une zone opaque où ni le risque, ni le danger ne peuvent être affrontés avec des données compréhensibles celui-ci est conduit à regarder le débat nucléaire se dérouler comme une querelle théologique, que son ignorance technique empêche de suivre et de comprendre. Le discours savant (experts) reste sinon magique du moins enveloppé de péremptoire, et fait appel à la croyance sans aider à comprendre le mystère (du langage de la difficulté de la théorie). Si bien qu’on reste sensible surtout aux docs socio et à leurs discours ouvertement orientés, de ceux qui ont l’expérience de la catastrophe. Et ce n’est pas plus limpide que le reste.

(foi dans la centrale chez Vera, foi en Dieu ou dans la nature des choses chez les habitants d’Oasis, foi dans leur propre science chez les experts).

A des niveaux aussi différents que celui des espaces matériels filmés et montrés, celui des perceptions et celui des discours, la même structure dichotomique - incommunicabilité, parfois hostile, parfois indifférente - se reproduit rigoureusement, et reproduit aussi la remise des destins individuels ou collectifs dans un ailleurs scientifique ou spirituel.

A cet égard la médiatisation du nucléaire par la télévision est un échec (est-ce pareil pour les autres sciences ??).

H. Puiseux, mars 1998

Nucléaire sur canapé serait le titre si une parution des Actes est envisagée