L’été 23 vu de Paris, tout a une fin

Au pays des mots

J’ai mis pas mal de jours à naviguer dans L’impitoyable aujourd’hui (Emmanuelle Loyer, Flammarion, 2022) alors que, en gros, je connais bien les ouvrages qu’elle convoque pour exposer ses propos [1], ce qui m’aidait dans ma progression.

En post-scriptum j’ai placé le sommaire rédigé par Emmanuelle Loyer.
Elle a donc construit quatre parties pour loger un corpus énorme, réuni par des intentions expliquées dans l’introduction, mais difficiles à coordonner : pour régler des problèmes personnels familiaux et de santé de l’été 2019 et dans la période du confinement dû au Covid (2020-2022), qui est un choc étrange sur le plan socio-politique, Emmanuelle Loyer, historienne reconnue, auteur de plusieurs ouvrages dont une remarquable biographie de Lévi-Strauss, essaie de montrer comment « la littérature » s’y prend, quels ouvrages les hommes produisent, pour vivre le problème de l’écoulement du temps, de la disparition des individus et des cultures, la transformation des paysages et des modes de vie, au gré des guerres, des révolutions et des catastrophes intimes ou sociales, pendant les deux derniers siècles, et sur au moins trois continents.
Dans la pratique et le cadre d’un ouvrage, je crois cela tout à fait impossible. Forcément aléatoire. Mais pourquoi pas ?

Elle aime ses auteurs et leurs personnages, et pour circuler dans ces mondes divers, elle dit qu’elle a deux guides majeurs, qui l’ont aidée à les penser et à les organiser, Claude Lévi-Strauss et Daniel Fabre, deux ethnologues qui lui ont appris les regards décalés et éloignés. L’ouvrage est écrit dans une langue universitaire élégante, très au fait des récents modes de pensée et d’expression ( paradigme à tout bout de champ, régime d’historicité, Bruno Latour, Giorgio Agamben, Patrick Boucheron et François Hartog sont aussi ses familiers) pour essayer de saisir les glissements, les guerres, les destructions, les violences idéologiques ou matérielles, l’accélération des impressions et des réalités.

En route elle (ou sans doute moi ?) se perd, tout se recoupe ou se fait signe. Pourtant Colette n’est pas Proust, ni George Sand, ni Tchekhov (dans son récit sur le bagne de Sakhaline), qui n’est pas Fenimore Cooper, ni le corpus « gothique », qui n’est pas Marx, ni Tristes Tropiques ou Retour à Lemberg. Faux et vrais miroirs tremblés. Contiguités. Cousinage. Vertiges. On devient un peu fou, on reste curieux, mais fatigué.

Je ne me suis pas vraiment noyée dans ce flot trop grand, j’avais plutôt l’impression, au fur et à mesure que je lisais les 398 pages, que mon état relevait de l’indigestion, sans doute que je lisais mal, mais, oui, j’avais envie de finir, temps qui se ronge lui-même, j’en avais marre des mots qui à la longue me semblaient enfilés comme des perles sur le fil d’une problématique aussi universelle, qui contient le temps, la vie, la mort et la façon de survivre ou pas, les contraintes et les désirs de liberté.

Ce livre me rappelle - sans qu’Emmanuelle Loyer l’évoque le moins du monde -, le tissu magique imaginé par Mme d’Aulnoy dans je ne sais plus lequel de ses Contes, L’Oiseau bleu, peut-être, ou Gracieuse et Percinet : l’histoire et la figuration du monde y existent dépeintes sur un tissu si fin qu’il tient plié magiquement dans une noisette, en somme, le Mythe de la connaissance totale portative.

Contrairement à mon intention première, annoncée dans ma dernière chronique, je n’ai pas envie de faire un vrai compte rendu, aucune envie d’ajouter des mots aux mots chatoyants d’Emmanuelle Loyer, ni de compresser la noisette dans une autre noisette.

Post-scriptum

Voici le sommaire de l’ouvrage

Première partie
Monde d’hier, savoirs d’aujourd’hui
1 – Le dernier des Mohicans
2 – Les sorcières de George Sand
3 – L’Ange de l’Histoire
4 – Le prince et le gueux
5 – Le monde magique d’Ernesto De Martino
6 – Réalités exotiques
7 – La tristesse du témoin

Deuxième partie
Les Ecrivains et leur présent. Les Illusions perdues
8 – Les Enfants de Marx et d’Emile de Girardin : les injonctions du présent
9 - Mélancolies historiques
10 - L’avenir au XIXe siècle

Troisième partie : Écrire la catastrophe
11 – Le fantôme de la Révolution française
12 – La Révolution industrielle entre chien et loup
13 – Le roman de la guerre moderne
14 – Halluciner l’Histoire
15 – Sur la ruine des mots
16 – Sur les traces de Sebald : les contre-allées de l’Histoire

Quatrième partie : Suspendre/surprendre le Temps : devenir contemporain
17 – Un art du temps
18 – Le temps qui reste
19 – La longue durée de la Drina
20 – La face de la Terre

Remerciements

Notes

[1Je me dois de dire que, grâce à elle, j’ai appris l’existence de Patrick Leigh Fermor (1915-2011)-, un Anglais, par ailleurs grand écrivain voyageur et héros de la Deuxième guerre mondiale, qui a parcouru à pied la Rhénanie, la Bavière et la vallée du Danube poussant jusqu’à Istanbul dans les deux premières années du régime nazi et a raconté cette expérience : la traduction française de ce récit, Dans la nuit et le vent, est parue chez Payot en 3 tomes et réédité ailleurs.