Un monde en miettes d’où émerge Mithridate, de Jean Racine

La présence du Coronavirus provoque et accentue chaque jour l’émiettement du temps, des possibles, des projets. Je le sais, je le sens, comme tout le monde. C’est un peu lassant, un horizon si court, asphyxiant même. Mais qu’y faire ?
Et puis tout d’un coup, dans le sec déluge numérique qui berce les nouveaux rivages, une extraordinaire pépite : Mithridate, Jean Racine, 1672.

C’était un soir (22 février), par hasard, je zappais de chaîne en chaîne, j’arrive sur Culturebox, cette chaîne provisoire, destinée à offrir un mixte hasardeux de "culture" au peuple disparate privé de sortie réelle. De jeunes chanteurs se balançaient devant un micro, devant les canapés du studio. Mais sous l’image, j’ai aperçu l’annonce du prochain programme : Mithridate. Quoi ? Est-ce le nom d’un groupe de rap ? Ou est-ce vraiment la pièce de Racine ?

Cette pièce est très peu jouée, moi qui cours toujours voir le moindre Racine représenté, je n’ai jamais réussi à l’attraper. Je ne l’ai jamais vue en scène, même si je l’ai lue maintes fois. Elle ne m’était jamais entrée dans les yeux ; autant dire que je l’avais peu dans la tête ; je ne me rappelais que les lieux où je l’avais lue, et vaguement l’histoire, la fin de ce roi du Pont dans le premier siècle avant notre ère. Je n’ai eu que cinq minutes à attendre, et, oui, grâce au Covid, j’ai vu la captation faite au Théâtre National de Strasbourg (TNS), dans une mise en scène d’Eric Vigner que j’ai trouvée tout à fait remarquable : le rôle de Mithridate était tenu par Stanislas Nordey himself (il est directeur du TNS), et l’un de ses fils, Xipharès, un personnage attachant, retenu, modéré et sensible est interprété avec beaucoup de grâce et de finesse par Thomas Jolly qui m’a conquise depuis longtemps avec les pièces de Shakespeare qu’il met en scène et interprète avec un talent fou (Sceaux, ateliers Berthier, Odéon etc) .

J’ai compris ce soir-là pourquoi on ne "monte" pas cette pièce souvent : elle est presque injouable, sauf qu’elle l’était très bien ce soir-là, car elle est composée d’énormes tirades, des paquets d’alexandrins considérables, sur les relations du roi, Mithridate (la soixantaine), avec ses deux fils (dans la vingtaine) qu’il a eus de deux précédents mariages, Xipharès et Pharnace (stylisés en un gentil et un méchant), et avec Monime, sa jeune épouse qui l’attend, l’union n’a pas encore été consommée. Pas le temps, c’est la guerre. C’est la guerre depuis 40 ans. Mithridate n’a pas souvent été chez lui.

Les immenses tirades ne demandent pas de mouvement, presque pas de jeu, tout est dans la diction même, l’expression des visages, des yeux, des mains, des corps ; Mithridate, absent ou présent, tient tout le monde au bout d’un fil, celui de sa parole, il les tient véritablement comme des pantins, esquissant des situations, des solutions, des tentations, des questions, animé par une profonde tristesse, une certaine perversité : on a affaire à une sorte de quintessence du verbe racinien, souple, balancé, à la fois simple et constamment royal, mécanisme grammatical et sémantique délicat et de haute précision, au service d’une analyse de la tristesse et du soupçon raffinée jusqu’à l’ivresse ou l’hypnose.

La pièce se déroule entre les deux morts de Mithridate : une fausse mort, au Ier acte, et la vraie, au cinquième.
Au début, on apprend qu’il est mort sur le théâtre des opérations militaires qu’il mène depuis des années contre les Romains : c’est cette guerre incessante qui l’a d’ailleurs privé de consommer son union avec la jeune Monime, déjà reine et encore vierge, et que les deux fils de Mithridate - qui ont à peu près le même âge que leur belle-mère - aiment à leur façon : Pharnace, d’un désir brutal et arriviste (« c’est la Reine, il me la faut »), cherche, en somme, à damer le pion à la mémoire de son père, tandis que Xipharès aime Monime, d’amour, tout simplement depuis le premier regard - le fameux premier regard racinien, le coup de foudre muet et fatal, amour-destin-, et, dans ce premier acte, il apprend qu’il est payé de retour, dans le plus grand secret et le plus grand respect.

Lorsque Mithridate revient au début de 2e acte, commence la torture des mots à laquelle ce roi soumet son entourage pendant les trois actes qui suivent. Il est encore tout-puissant dans ce cercle restreint. Il les entortille, les ligote, les ficelle, les enduit de glu au sujet de ce qui s’est passé en son absence et de ce qui se passe maintenant. Et puis à la fin, ayant déjà tout compris, sachant que le monde qui était le sien est mort, et que les Romains reviennent à l’assaut, il se suicide. Finalement, si on considère le roman d’amour de Xipharès et de Monime, ça paraît finir bien. Mais, non, la vieillesse, l’échec, la mort sont là, il a tant parlé, il ne leur laisse qu’un royaume perdu, la trahison et la haine de Pharnace et le souvenir d’un déluge de mots subtils et amers, d’une nappe sous laquelle ils se retrouvent, on n’est pas très sûr qu’ils en profiteront. On est même sûr du contraire. Mithridate est la tragédie de la finitude qui empoisonne tout.

La beauté d’un unique décor de cordes de verre brillantes et mouvantes, lovées ou levées, qui séparent ou qui laissent deviner, et la diction merveilleuse de tous les acteurs servent Racine comme je n’aurais pas pensé qu’on pouvait le faire. Nordey et Jolly y sont les plus stupéfiants, mais tous sont excellents. Les costumes (A.-C. Hardouin) sont élégants, éclatants ou discrets, ce qui est un vrai plaisir tant la mode est souvent de vêtir les acteurs de fringues en solde ou ramassées dans des poubelles.

La pièce sera représentée le soir du 5 mars sur France 5 ; elle est d’ores et déjà en replay sur Culturebox.
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Notes

[1Je n’ai pas encore vu le même Mithridate mis en scène pour la télévision à la Comédie Française (le théâtre à la table), j’ai un peu peur que ce ne soit moins bien. On peut avoir une idée des deux mises en scène dans la très bonne critique de Philippe Chevilley dans Les Echos. En tout cas, son retour de ce roi en pleine crise du Covid résonne bien avec la fin d’un monde et d’un type de vie.