À l’aventure Le Joli Mai, 8

Je n’ai jamais revu la dame, ni sa horde de passagers et de bagages.

Vers 2 heures de cette même nuit du 15 au 16 juin, ma grand-mère a reçu un coup de téléphone de la gendarmerie de Domblans, eux-mêmes venaient d’être prévenus par la préfecture que les troupes (lesquelles, étant donné la débandade générale et contre quels Allemands ?) se rassemblaient dans le coin : il risquait d’y avoir des combats dans les bois, vers Saint-Lothain, Frontenay ou Passenans, à 3 kilomètres. Les gendarmes conseillaient à ceux qui le pouvaient de partir. Les grandes personnes nous ont réveillées.

Elles ont dû faire des bagages relativement sommaires, je ne me souviens pas qu’on en ait préparé dans les jours précédents, elles sont allées réveiller la dame de Besançon dans le couloir de Dantzig, et on lui a dit que nous, nous partions, qu’elle n’aurait qu’à tirer les portes derrière elle en partant, elle a dit, Oui, oui, comptez sur moi.

Cette nuit-là, Pierre est allé enterrer le coffre d’argenterie, dans l’un des trois trous près des framboisiers. On a dû dire aux gens de Blandans qu’on partait, aux plus proches voisins, M. Pernot, - c’était « un rouge », mais on était très bien avec lui, il faisait souvent des travaux dans la maison -, et pour faire bon poids, l’autre voisin, l’abbé Péchard, puis on s’est entassés dans la 11 CV familiale. À trois heures, Tante Paulette s’est mise au volant (la seule à savoir conduire), Bonne Maman, Maman, Pierre, Adèle, Paulette, Claudine et moi avec nos deux énormes poupons en celluloïd (Xavier et Dominique), Keddie et Tessa - les deux chiens -, un très joli panier à pique-pique avec tout le matériel, couverts pliants, verres dans des petits étuis de cuir, assiettes, du pain qui restait, et peut-être de la viande froide, on complètera en route, on part. En oubliant le camembert dans le garde-manger.

On part où ?
Je ne savais pas.
Mais les grandes personnes avaient un plan, qu’elles avaient préparé, un plan fou, qui montre le désarroi mental des gens dans cette époque folle de la débâcle et de la guerre. On partait pour les Antilles.

La route devait être la suivante : cap sur Lyon, puis on passerait par le Massif central, où on coucherait chez Georgette, une soeur d’Adèle qui habitait du côté de Brive ; le lendemain, on irait à Bordeaux, sans doute chez Tonio, et de là, grâce à lui et aux parts qu’il avait dans une exploitation de sucre, on arriverait tous à Beauport, en Guadeloupe, très loin des Allemands. Les fois où j’y pense, je suis époustouflée de ce plan chimérique, qui ne tenait compte ni de l’état de décomposition des transports, ni de la réalité, militaire et politique, ni de rien.

On part, trois heures, même tout près du solstice, c’est encore la nuit noire, mais la route de Lyon, dès avant Lons, à moins de dix kilomètres de la maison, est totalement bloquée, ce sont les encombrements des voitures surchargées, des camions de troupe qui divaguent au milieu des voitures à cheval, des poussettes, des estropiés, les cohortes hétéroclites qu’on a vues par la suite dans les vieilles actualités. Cette fois, on en était un élément anonyme, et coincé.

Tante Paulette sort de la voiture et aperçoit, au loin, une cause de cet arrêt : une voiture flambe à quelques centaines de mètres. Je vois encore les flammes dans la nuit qui m’ont fait peur. « Il faut sortir de là. »

Elle manœuvre un peu, les gens des autres véhicules râlent, mais elle a vu un chemin minuscule sur la gauche vers Lavigny, et, avec beaucoup d’habileté, elle gagne le plateau, où serpente dans les premiers lueurs de l’aube, une très mince route avec une bande d’herbe au milieu, déserte, qui passe à l’est de Lons, Saint-Amour et Bourg et mène à Lyon, par des villages inconnus de moi.

On est à Lyon vers 9 heures du matin, là, je revois les quais du Rhône, les trottoirs fraîchement mouillés - il passe une arroseuse dans ce jour chamboulé - on y trouve oncle G (dont la boîte de métallurgie est repliée à Lyon depuis l’automne ) ; je suppose qu’ils avaient pris rendez-vous par téléphone la veille, au cas où... mais hier, on n’avais pas l’intention de partir. Est-ce le hasard, je crois tout possible, car tout le monde semblait devenu fou. J’entends le nom de Pétain, Oncle G. dit que Pétain parle de bientôt signer l’armistice. L’armistice ? Non, pas possible. Voyons, Pétain ne ferait pas ça. On continue.

Au revoir à Oncle G, qui demeure debout sur le quai, agitant la main dans le soleil du matin, et nous, on part, par des routes secondaires pas trop encombrées, on fonce au sud-ouest, puis à l’ouest, on grimpe les premiers escarpements du Massif central et on s’arrête près d’Annonay pour pique-niquer. Où a-t-on acheté de quoi déjeuner ? Mystère. Je me rappelle les cerises magnifiques du dessert. Très bien aussi, le pré vert et frais, près d’un cours d’eau, un peu en contrebas de la route.

On repart. Tante Paulette pousse alors un cri, elle n’a plus son gros bracelet en or. Elle l’avait au déjeuner. « Retourne, Paulette, on va voir dans le pré, il a dû glisser, quand on rinçait les assiettes. », non, non, ça va retarder, tant pis.

L’après-midi s’avance, on ne va pas vite, car les routes sont étroites et tortueuses, même si elles sont peu encombrées. Tout d’un coup dans une montée en lacet, Tante Paulette roulant confortablement, selon son habitude, en plein milieu de la route, on aperçoit une moto à side-car, surmontée de deux personnages casqués, en vert réséda, qui nous croisent en hurlant quelque chose d’un air méchant ; Bonne Maman, qui parle allemand, traduit « Ils te disent de rouler à droite, Paulette ». Ce sont nos premiers Allemands.

Au Puy, légende de la Vierge noire, ville noire, volcans pas loin, mais aucun hôtel disponible, il est trop tard pour aller coucher chez Georgette, Brive est trop loin. Nous sommes comme Joseph et Marie le soir de Noël, cherchant un abri, tout est archi-plein, partout, des réfugiés hagards ; les Allemands sont en effet dans la région. Sur une des places de la ville, « Oh, cher ami ! », c’est M. Cottin, un monsieur de Lyon, là aussi, miracle, c’est quelqu’un qu’on connaît, vive le hasard, il nous dit qu’il a entendu parler d’une possibilité d’hébergement à une dizaine de kilomètres, sur le plateau, à 1 200 mètres d’altitude, à Cayres. Il y va, si on veut, on peut le suivre, lui aussi a sa voiture bourrée de famille. « Ce sera peut-être sommaire », dit-il.

On arrive, il fait nuit noire, un village resté au XIXe siècle, un hôtel minuscule et des chambres en annexe chez l’habitant, pas d’eau courante, les toilettes au fond du jardin - une cabane en bois -, mais quelques chambres, avec des grands lits de bois à édredon rouge. On se répartit comme on peut, on y restera trois semaines.